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tome 1, Chapitre 2 « L'apprentissage » tome 1, Chapitre 2

Lavali n'avait jamais fait montre d'une once de faiblesse. Pas même quand, de ses mains d'enfant malhabile, elle s'était essayée à la faire chanter, appuyant de ses maigres forces sur les cordes récalcitrantes, les frappait sans tendresse aucune à grands coups de plectre, n'obtenait guère d'autre son que des plaintes désaccordées. Désagréable fouillis de mots crachés par une voix enrayée, sitôt bâillonnée par la morsure de la baguette instructrice sur la main de son élève. La lamelle retombait alors sur le sol pour traduire de sa stupeur, puis se laissait à nouveau conduire par les doigts blessés, sanguinolents, sous les regards accusateurs des autres apprenties musiciennes.

Les plus âgées, confinées dans le fond de la salle d'étude, reniflaient d'un mépris que les années de pratique leur susurraient d'adopter, les souvenirs de leurs propres fausses notes réduits au silence par l'orgueil. Les plus jeunes, encore novices et pourtant pleines de promesses, condamnaient leur semblable pour mieux satisfaire le bourgeon de fierté naissant dans leurs jeunes esprits, se délectant de cette maigre supériorité que la dextérité leur conférait un court instant.

Puis les mandolines reprenaient leur chœur ordonné, suivant scrupuleusement chaque mesure avec ce zèle fiévreux que les petites demoiselles confessaient malgré elles, par trop désireuses de s'illustrer dans ce jardin de rivales.

Les unes, vêtues de blanc et de cyan -les couleurs du temple-, autrefois indésirées cédées à bas prix, filles de médiocre extraction ou de courtisanes abandonnées, avides de se prouver dignes du maigre investissement qui pesait sur leur personne. Les autres, arborant fièrement des toilettes aux teintes sophistiquées -indigo, rose tendre, vert d'eau et autres nuances chatoyantes-, anxieuses de ne pas entacher l'honorable nom de leur lignée respective par une quelconque maladresse ; aspirant être rendues à leur famille tout à fait accomplies, prêtes à être cueillies par un beau parti.

Lavali, avec son voile de lin laiteux et son sari d'azur, se prêtait de bonnes grâces à l'exercice laborieux. Et la mandoline s’époumonait davantage, s'essayant au musical lyrisme qui lui échappait encore, avide de joindre sa voix au chœur céleste de ses semblables.

L'appartement des femmes, avec sa kyrielle de parfums et de toilettes chamarrées, était en constante effervescence de jour comme de nuit. Prêtresses, courtisanes et apprenties s'y croisaient dans un ballet méthodiquement chorégraphié, s'y saluaient de cette feinte sympathie que la courtoisie leur imposait d'adopter, s'y détestaient cordialement sous des masques souriants et des compliments bien tournés.

La mandoline, confortablement installée dans son étui, observait ses scènes quotidiennes d'un œil avisé, bien qu'elles n'aient pour elle guère plus de secrets. Elle connaissait par cœur les gestes de beauté des prêtresses pressées par le temps, le froissement des étoles quand se croisent les différentes classes dans le couloir, le battement régulier de l'éventail d'une courtisane prête à se glisser dans le quartier des prêtres à la moindre invitation.

Auprès de ces dernières, ces dames des plaisirs qui s'esclaffaient d'un rien et se laissaient porter par les frivolités de l'existence, Lavali s'était essayée aux chansons d'amour, si différentes des airs saints qu'elle se devait d’intégrer à son répertoire. Le plectre valsait alors d'une corde à l'autre, les accords se dessinaient sur les frettes. Laborieusement d'abord, avec une répétitive facilité ensuite. Les prostituées renchérissaient de plus belle, se lamentant dans une douce complainte après une passion qui ne viendra jamais, soufflant de temps à autre dans une flûte Bansurî pour rajouter au pathétique un peu de splendeur. Et la mandoline, par trop heureuse de fredonner à leurs côtés, redoublait d'ardeur, répondant en échos exaltés aux directives de sa propriétaire.

Lavali rayonnait, choyée par les jeunes muses aux toilettes débraillées, gavée de pâtes d'amande et de sucreries épicées, embrassée par des bouches taquines, caressée par des mains savantes de choses qui lui étaient encore étrangères ; son instrument savourant ce bonheur qui le faisait se sentir au-dessus de ses condisciples. Allongé sur la terrasse, il contemplait le profil adolescent éclatant, les boucles sombres qui dévalaient en cascade sur ses épaules, les bijoux d'argent accrochés à ses oreilles, tintinnabulant pour mieux escorter son rire qui s'envolait braver les nuages. Une tendre nostalgie le saisissait alors en réalisant que le caressant temps de l'enfance n'était plus, que l'enfant maladroite déjà se muait en femme, tandis qu'elle sentait des doigts inconnus flatter sa tête, effleurer ses mécaniques parfaitement agencées.

— Puis-je ? s'était enquise une voix feutrée, douce à l'oreille.

Lavali, ébahie par cette nouvelle venue, s'était figée. Un parfum inconnu, dosage suave de vanille et de santal entêtant, s'était imposé dans l'air estival, enivrait la mandoline qu'un toucher étranger faisait psalmodier. Les phalanges souples lui imposaient un rythme effréné, l'invitant à s’époumoner avec ivresse, à répondre aux chants tonitruants des femmes ; la faisait se sentir vivante. Les ongles en amande se laissaient frôler par le boyau des cordes, les titillaient pour mieux tirer d'elles les notes désirées, repoussaient l'instrument aux confins de ses compétences pour davantage l'initier à de nouvelles sensations, de nouveaux horizons.

Parvati, puisque tel était le nom de cette musicienne aguerrie, était apparue dans leur vie comme l'aurait fait la première étoile dans le ciel nocturne ; le plus humblement du monde.


Texte publié par Yukino Yuri, 25 septembre 2020 à 18h58
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