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Quand je visite une nouvelle ville, je désire avant tout approcher les trésors qu’elle renferme : livres, manuscrits, objets anciens… Mais ma partenaire m’a longuement expliqué que se promener dans les rues, admirer les monuments et côtoyer les habitants, c’était encore découvrir et apprendre. Aussi, pour aujourd’hui, j’ai accepté de la suivre : après avoir flâné sur les quais et exploré les étalages de bouquinistes, nous nous dirigeons vers le parc du Luxembourg. 

Nous passons les hautes grilles pour nous engager dans de larges allées bien entretenues, entre des rangées d’arbres dont l’automne a cuivré le feuillage, un camaïeu de roux avec lequel la chevelure de ma partenaire entre en harmonie naturelle… Je regrette soudain de ne pouvoir voir les couleurs du monde qu’à travers ces verres fumés : mais si je les ôtais, mes yeux ne supporteraient pas la luminosité, même d’une grise journée d’automne. 

Des familles nous croisent, des nourrices avec des landaus, des couples qui se tiennent par le bras. Je me demande à quoi ressemble leur vie, qu’on pourrait qualifier d’ordinaire mais qui me semble si étrangère. Une musique attire notre attention ; ma partenaire pousse un cri ravi : un carrousel se dresse au bout d’une allée, avec son chapiteau bordé de scènes grotesques et ses chevaux de bois qui montent et qui descendent le long de mats torsadés. Elle se retourne vers moi, légèrement gênée : 

« Est-ce que vous… me trouverez trop enfantine, si je fais un tour de manège ? » 

Même si je n’en saisis pas la raison, il est évident que monter sur ces chevaux de bois lui fait terriblement envie. 

« Bien sûr que non », me hâté-je de déclarer. 

Elle me répond d’un sourire avant de se diriger vers le Carrousel, aussi enthousiaste qu’une enfant. Je m’installe sur un des bancs qui l’entourent, en regardant tourner les montures aux harnais dorés. 

Au bout d’un moment, je sens une présence à côté de moi. Une femme vient de s’asseoir à côté de moi, âgée d’une cinquantaine d’années peut-être. Elle porte une tenue de grand deuil, légèrement défraîchie. Elle me regarde étrangement, comme avide, et je sais d’emblée qu’elle n’est pas ce qu’elle semble être : ni vivante, ni morte… Elle… existe juste. Un sourire étire ses lèvres fanées : 

« Merveilleux… Vous êtes si parfait. Quand la carapace est aussi épaisse, l’intérieur est particulièrement savoureux. » 

Elle pose sur mon bras une main aux longs ongles sombres. J’ai été parfaitement formé, et je sais d’emblée ce qu’elle est. Une furie. Comme toutes les grandes villes, Paris a connu son lot de terreurs et de massacres, et de cette peur, de cette souffrance, de cette rage accumulée, elle est née, comme ses semblables. Elle se repaît des pensées et des actes violents, quitte à les invoquer elle-même. 

Mais je ne suis pas assez prévoyant : dès que son toucher m’effleure, je sens remuer au fond de moi tous ces sentiments réprimés : le mépris que j’éprouve pour ces badauds incultes, pour la puérilité de ma partenaire, ma frustration de ne pouvoir user de ce temps précieux pour visiter les bibliothèques… 

« Allons, vous pouvez faire mieux, ronronne-t-elle. N’avez-vous pas envie, parfois de vous laisser aller à les haïr, ceux qui vous ont abandonné, emprisonné ? Qui vous ont fait cela ? » 

Sa main effleure mes lunettes et je ne recule même pas sous son geste. Mes poings se serrent sous l’effet de la colère, de la rage, de la haine… Je sens mon corps trembler sous cet assaut auquel il n’est pas habitué. Soudain, tout mon être aspire à la destruction et la vengeance. Et cependant, une part de moi reste lucide et la souffrance est d’autant plus profonde… Je tente de lutter, mais elle a assuré sa prise et ne lâche pas. 

« Monsieur Ashley ? » 

Le tour de manège s’est terminé et ma partenaire vient de me rejoindre. Sa douce interpellation est suffisante pour briser l’emprise, pour me laisser la minuscule ouverture dont j’avais besoin pour me ressaisir. Je me retourne vers elle, rencontrant son regard clair et empli d’incompréhension. 

« Qui est cette personne ? Une connaissance ? » 

La furie comprend que pour cette fois, elle a perdu la bataille. Elle se lève et salue avec un sourire pincé, que dément son regard sombre et enragé : 

« Une rencontre de circonstance, dirons-nous, dit-elle avec hauteur. Au revoir, mon jeune ami. Au plaisir de vous recroiser… » 

Le soulagement me submerge tandis qu’elle s’éloigne. 

« Monsieur Ashley ? Est-ce que vous allez bien ? » 

Je hoche la tête, incapable de lui répondre. Elle ignore de quoi elle vient de me sauver. 

De quoi elle me sauve un peu plus chaque jour. 

Mais je ne lui dirai pas, du moins, pas aujourd’hui.


Texte publié par Beatrix, 3 février 2014 à 00h09
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