Les contours de la silhouette se précisèrent : c'était une réplique de Simon. Zoé brandit une croix en aubépine pour l'empêcher de s'échapper.
— Est-ce que tu parles ?
— Oui. Et ce n'est pas la peine de te cacher derrière tes épines. Je n'ai plus beaucoup de forces... vous m'avez bien sapé !
— Qu'es-tu ?
— Une émanation du jeune homme qui habitait ici. Une concrétion de rancœur et de solitude.
— Je ne te crois pas ! Enfin, je vois bien que tu es fait d'émotions négatives, mais je ne crois pas que tu sois sorti de lui tout seul.
— Soit. C'est une histoire très ancienne.
Le fantôme toussota pour éclaircir sa voix :
— Bien avant la construction de la maison, longtemps avant la fondation de cette ville, des millénaires, même, avant l'arrivée de vos ancêtres... Un jeune homme, appelé à devenir chef de son clan, aurait dû participer à l'élection qui a suivi la mort de son père. Malheureusement ses ennemis l'ont poursuivi jusque dans le marais, sans répit pendant plusieurs jours, ils se relayaient alors qu'il était seul. Acculé, à bout de forces, il a tout de même réussi à en tuer quatre grâce à sa lance et son couteau.
Après un silence, il poursuivit :
— Un tir à distance, traître, l'a atteint au flanc. Il saignait mais il s'est encore tapi de nombreuses heures entre les roseaux, les harcelant quand il le pouvait. La fièvre le rendait insensible à la douleur et à la fatigue. Il en a blessé trois ou quatre autres à mort. Ils n'ont pas réussi à l'avoir, il s'est seulement effondré à cause de l'hémorragie. Ils ont retrouvé son corps, ont tranché son nez, ses oreilles, sa langue, son sexe, ses tétons, ses mains et ses pieds, puis lui ont arraché le cœur, qu'ils ont dévoré ensemble, célébrant leur victoire. Ils ont dispersé les autres morceaux à différents endroits du marais, et même dans d'autres paluds, pour être sûrs que jamais le prince ne puisse se reconstituer et venir réclamer son héritage.
Un ton plus bas, il continua :
— Son corps, mon corps, mutilé, n'a pas été brûlé, ainsi mon esprit n'a jamais pu trouver la paix. Cette enveloppe déchirée a erré dans les parages à la recherche de ses pièces manquantes, sans jamais parvenir à les rassembler toutes.
Le fantôme s'anima de nouveau :
— Un jour, cet endroit s'est peuplé. Manquant de place, les habitants ont asséché le sol et commencé à construire par ici. Je croisais de plus en plus d'âmes mais je ne parvenais pas à les approcher. Sans langue, je ne pouvais leur parler. Sans mains, je ne pouvais rien mimer. Sans pieds, je ne pouvais aller bien loin. Les humains craignaient bien autre chose que les apparitions fantomatiques d'une autre ère. Il y avait des maladies, de la misère... Ils avaient tous un caractère bien trempé pour faire face à tout cela. Quand j'arrivais à accrocher l'esprit de quelqu'un, c'est qu'il était trop faible pour survivre. Je n'avais jamais le temps de mener mes fouilles à terme.
Il marqua encore une pause.
— Puis cette maison s'est construite. Il a fallu attendre encore quelques années l'arrivée de ce jeune homme mélancolique. Au début je n'y ai pas prêté attention, je croyais qu'il allait s'étioler comme les autres. Puis il est devenu ténébreux, mais comme sa santé semblait se maintenir, je me suis rapproché. Ou peut-être que c'est moi qui le tirais vers le bas sans m'en rendre compte, par ma simple présence. Il y avait cette jeune fille, qui venait le voir régulièrement. À chaque fois il remontait d'un cran dans son humeur, j'ai cru que je n'arriverais jamais à l'atteindre finalement. Mais enfin, elle a cessé de paraître et j'ai pu prendre possession de lui.
— Mais à quoi cela vous avance-t-il ? s'enquit Matthias, son enregistreur tendu devant lui et croisant les doigts pour que la voix soit audible en différé.
— Je vais pouvoir enfin rassembler mes morceaux !
— Vous avez commencé ?
— Euh... non, pas encore. Je m'étais égaré dans cette haine, je ne pensais plus qu'à attirer la fille ici pour me venger de son indifférence.
— Ce sont vos sentiments à vous ?
— Je ne sais pas. Laissez-moi réfléchir un instant. Je me sentais si seul depuis une éternité... ma solitude a fait écho à celle du jeune homme. Il s'est cristallisé dessus, l'a amplifiée en lui. Je suis devenu aveugle en lui prenant ses yeux. J'ai oublié ma quête. Je n'ai rien fouillé. J'ai gâché ces mains qui m'étaient offertes !
— Écoutez, dit Zoé, depuis le temps, il ne doit plus rien rester de votre corps ni, encore moins, de ses parties manquantes. Je peux fabriquer une poupée à votre effigie et la brûler, cela fera comme si on vous avait incinéré pour de vrai. Est-ce que cela vous conviendrait ?
— Vous croyez que cela peut fonctionner ?
— J'en suis absolument certaine ! s'exclama-t-elle un peu plus fort qu'elle ne l'aurait voulu.
Elle croisait les doigts, les garçons imitèrent son geste.
— Il reste un problème, souffla le spectre.
— Quoi donc ? Dites, nous allons faire notre possible pour vous soulager.
— Ce n'est pas moi. C'est l'autre : il est vraiment aigri. Il ne veut plus me laisser partir. Il puise en moi autant que je me suis nourri de lui.
— Savez-vous de quoi il a besoin ?
— Il me semble... qu'il lui faudrait de la reconnaissance.
— Simon... éructa alors Oana.
Elle se racla la gorge, sous l’œil rasséréné de ses amis. Elle était revenue à elle !
— Simon, reprit-elle. Je suis désolée de n'avoir pas su te comprendre. Je ne savais pas que tu te sacrifiais pour moi, je croyais sincèrement que nous étions pareils tous les deux : des personnes trop timides pour se faire des copains, qui avaient eu la chance de tomber l'un sur l'autre. Je n'ai effectivement jamais vu en toi autre chose qu'un ami, parce que je suis resté une petite fille, incapable d'imaginer autre chose. Mon entourage m'a préservée. Toi aussi, tu as participé à cela. Au collège, personne ne s'intéressait à moi, comment aurais-je pu savoir que je t'attirais ? Tu ne m'as rien laissé paraître. Peut-être aurais-je pu tenter l'expérience... Ce qui est sûr c'est que je t'ai toujours donné mon amitié pleine et entière. Je t'étais sincèrement dévouée et tu aurais pu me demander n'importe quoi, aller sur la lune, marcher jusqu'au bout du monde, trouver des choses inexistantes, je l'aurais fait pour toi. Je tiens énormément à toi, nous nous sommes construits ensemble. Maintenant, je suis blessée de savoir que tu avais des arrières-pensées. Mais je suis prête à te pardonner, si toi aussi tu me pardonnes.
Les trois autres s'écrièrent en chœur :
— Nous te savons gré de t'être occupé de notre amie toutes ces années. Sans toi, nous ne l'aurions pas à nos côtés aujourd'hui ! Il y a une place pour toi parmi nous...
Au travers du spectre passèrent des étincelles. Il se troubla comme une image reflétée sur une eau en mouvement. Il se dédoubla. On voyait bien Simon, plus coloré qu'avant, et à côté de lui un autre jeune homme, défiguré, sans extrémités. Simon fixait son regard dans celui d'Oana qui ne détournait pas le sien. Il n'avait pas l'air en colère.
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