La semaine se termina dans la brume. Autant dehors que dans la tête d’Oana. Durant la journée, près de Pierre, elle se sentait à peu près heureuse, bien qu’une part d’elle restât inquiète. De ce fait, elle ne parvenait pas à s’abandonner complètement dans les bras de son amoureux.
À chaque fois qu’ils croisaient Kévin ou Simon, elle sursautait. Comme par un fait exprès, alors qu’elle l’avait cherché en vain jusque-là, désormais son ancien ami se retrouvait sans arrêt sur son chemin.
Le vendredi, alors que Pierre était déjà rentré chez lui, elle s’approcha de Kévin à l’arrêt des cars.
— Qu’est-ce qui se passe avec vous deux ? On dirait que vous me harcelez.
— C’est toi qui voulais que mon pote arrête de t’éviter, non ? T’es jamais contente ?
— Tu veux dire que tu as réussi à le convaincre ?
— J’ai rien fait du tout, c’est du hasard complet !
— Comment ça ?
— Je sais pas. Y a eu des changements de cours, mais sinon on a fait comme d’hab. Juste comme d’hab. Je sais pas pourquoi t’étais toujours sur notre route ! J’ai cru que c’était ta faute. Mais apparemment pas ?
— Non, clairement pas ! Je n’ai carrément pas besoin de ça en ce moment !
— Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as trouvé un nouveau petit copain et tu veux plus voir ton ex ?
— Ce n’est PAS mon EX ! Arrêtez tous avec ça !
— Tu sais, je crois que tu te prends trop la tête…
— Tu as sans-doute raison. Désolée, Kévin. Et merci de ton aide.
— Ah ? J’ai rien fait mais merci…
Il sauta dans son car qui démarrait.
Oana se réfugia dans ses souvenirs récents pour recréer, du mieux qu’elle pouvait, la sensation de la présence de Pierre. Tout au long du week-end elle tenta de maintenir cette ambiance. Deux coups de téléphone, où ils parlèrent surtout de cinéma pourtant, l’aidèrent à redonner du souffle à son impression.
Malgré tout, ça s’étiolait au fil du temps, elle devait puiser de plus en plus en elle pour garder cette protection psychique contre l’angoisse qui se distillait dans son quartier. Pour elle seule. Elle voyait bien que les autres personnes, dans sa famille ou chez les voisins, n’étaient pas affectés. Impossible pourtant de se calquer sur leur tranquillité de vivre, ça ne la rassérénait plus. Elle percevait tout comme à travers une vitre teintée, donnant une couleur glauque à chaque menue chose.
Aussi, le lundi, elle se précipita dans les bras de Pierre. Elle enfouit sa tête contre sa poitrine et resta un long moment blottie entre les deux pans de sa veste. Elle entendait son cœur battre, le calme revenait en elle au rythme des pulsations. Puis elle sentit qu’une brèche pouvait s’ouvrir dans la muraille grise qui l’emprisonnait. Un peu de ciel bleu s’insinua sous son crâne.
Le début des cours sonna bien trop tôt à son goût.
À chaque pause elle revenait agripper à lui, comme un poisson qui cherche de l’eau. Mais à la fin de la journée, alors qu’elle venait prendre son câlin d’au-revoir, il se dégagea :
— Dis, c’est pas parce que j’aime les vieux films qu’il faut qu’on soit des amoureux tout collés. Je ne suis pas un Rudy Valentino, moi ! Pas le teint assez pâle, haha !
Non, sérieusement. Je ne sais pas ce qui se passe depuis qu’on est ensemble, mais ce n’est pas du tout à ça que je m’attendais.
Pendant qu’il parlait, son regard fuyait de gravillon en racine d'arbre, mais il ne se taisait pas pour autant. C’est comme s’il avait ouvert la jarre et ne voulait pas la refermer avant que tout soit sorti.
— Depuis que je te connais, poursuivit-il, tu t’es montrée distante, limite froide. Et puis tout-à-coup, là, tu t’accroches à mes basques, comme si tu ne pouvais pas respirer si t’étais pas à dix centimètres de moi ! Et je te trouve triste. Je ne pensais pas que tu serais comme ça. C’est vraiment étrange, tous ces changements. Je me suis trompé sur toi ?
Il fixa enfin ses yeux dans ceux d’Oana, les pupilles en point d’interrogation. Elle rougit et bégaya, elle aussi chercha le sol.
— Tu ne t’es pas trompé, je t’assure. Je traverse juste une mauvaise passe. Je pensais pouvoir puiser dans ta désinvolture et ta tendresse pour me faire un rempart. Je…
Elle le fixa enfin en face.
— Je suis désolée. Je me serais noyée sans toi. Merci d’avoir été là. Je vais te laisser tranquille maintenant, le temps que ça passe.
Elle ajouta, de nouveau fuyante :
— Si j’arrive à m’en débarrasser...
Elle rentrait du lycée plus préoccupée qu’angoissée, c’était déjà ça. Ce que lui avait dit Pierre la laissait perplexe, et chez elle la perplexité se transformait vite en doute, le général devenait personnel... Bref, elle était rongée d'inquiétude quand aux sentiments qu'elle pouvait lui évoquer. Ceux qu'elle éprouvait n'étaient pas très clairs non plus mais ça lui posait moins de problèmes.
Lorsqu'elle posa son pied sur le bitume, en descendant du car, l'odeur de la mer lui arriva dans les narines, portée par le vent en même temps qu'une salve de cris de goélands. Cela lui rappela les mercredis du collège, qu'elle passait toujours avec Simon.
Machinalement, elle remonta les yeux vers la maison où il avait habité, où elle le retrouvait après les cours parce que c’était plus près que chez elle.
Un frisson d'effroi lui parcourut le dos : elle avait cru voir le rideau bouger, derrière l’œil de bœuf du dernier étage. Elle se raisonna : peut-être quelqu'un venait-il d'emménager. Elle traversa la rue et s'approcha de la porte. Il n'y avait pas de nom sur la boîte aux lettres mais ça ne voulait rien dire, sans-doute que les nouveaux occupants n'avaient pas encore eu le temps de l'écrire. Elle sonna.
Attendit.
Tendit l'oreille.
Le vent sifflait doucement, apportant parfois le chant des vagues, mais dans la maison, pas le moindre bruit. Le compteur électrique était situé sur la façade, elle y jeta un œil : il ne semblait pas en fonction. Enfin, elle n'y connaissait pas grand-chose. Mais elle restait convaincue que personne n'avait mis les pieds dans ce lieu depuis la rentrée.
Elle secoua la tête et reprit la route de chez elle. Soit elle avait halluciné, soit il y avait un courant d'air là-haut qui faisait danser les rideaux.
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