N’allait-elle point tenir sa promesse ? Soudain, le cœur d’Esther se glaça comme elle sentait la main de la tailleuse affermir sa poigne sur son bras. La lune semblait si proche ; elle devinait que seule une volée de marche les séparait. Pourtant, elle la sentait qui s’éloignait, comme si une force mystérieuse l’éloignait, cependant qu’une forme noire s’avançait.
— Esther.
La tailleuse d’étoile avait relâché son étreinte et s’était avancée de quelques pas en direction de la silhouette, avant de se retourner pour lui faire face. Malgré sa physionomie d’épouvante, son anatomie grotesque, elle ne ressentait aucune crainte ; il lui semblait qu’un changement s’était opéré en elle, comme si elle était à nouveau entière. Baignée de la lumière de l’astre nocturne, elle croyait l’apercevoir, le bras tendu vers le firmament, accrochant ses étoiles filantes.
— Esther, en échange de cette étoile qui m’a rendu femme, je te permets de rencontrer notre mère.
La tailleuse d’étoile marqua un temps de silence, comme elle pesait ses mots. Grave, elle posa sur elle un regard lourd de sens.
— Il est une chose que je puis t’offrir, une chose qui pourrait t’épanouir, comme elle pourrait aussi te détruire. Une chose qui exigera de toi un double sacrifice.
D’instinct, ses mains se refermèrent sur la bourse pendue autour de son cou ; les yeux plantés dans le regard de glace de la tailleuse d’étoiles ; un sourire déformait ses mâchoires tordues.
— Esther, lorsque ton père offrit son œil à notre mère, il y enferma les souvenirs qu’il avait de toi. Ainsi, le confierai-je à ma sœur qui en tirera un fil, avec lequel ma cadette tissera un motif. D’autre part, de la peau de la bête-ombre, présent de notre mère à ton père, que tu auras sacrifié à l’aide de cette dague imprégnée de son pouvoir, tu me la confieras et je te taillerai une cape, que mes sœurs et moi broderons avant de te la remettre. Ainsi revêtue, nous te présenterons à notre mère. Bien sûr, tu peux embrasser cette voie, comme la refuser ; le choix n’appartient qu’à toi.
— Faut-il donc que je vous sacrifie la seule relique qu’il me reste de mon père ?
— Le choix est tien. Tu peux renoncer, si le poids de ce sacrifice te paraît un fardeau trop lourd à porter.
— Le reverrai-je ?
— Si tu en fais la demande à notre mère, sans doute.
Esther retint le sanglot qui montait dans sa gorge, glissa ses doigts dans la bourse pour tendre l’œil à la tailleuse. Cette dernière l’avait pris avec révérence, contemplé avec attention. Dans l’ombre, Esther pouvait apercevoir la longue parure de plumes de la fileuse, le visage flétri de la tisseuse. Depuis le début, elles l’observaient sans un bruit, se dérobant au regard de leur mère.
— Veux-tu donc que je file dès à présent les souvenirs de cet œil ?
La tailleuse avait acquiescé, la fileuse avait caressé l’œil avant de le prendre dans ses paumes. Avec précaution, elle avait tiré doucement la naissance d’un fil doré, scintillant dans le noir. Puis s’asseyant devant son fuseau de lumière, elle s’était affairée à former une pelote d’or et d’astres.
— Ne reste que la peau de la bête-ombre, que tu devras revêtir pour être digne de notre mère, lui murmura la tisseuse au creux de l’oreille.
— Je… Je ne peux pas faire ça…, gémit Esther en portant sa main au pommeau de la dague. J’ai peur de lui faire du mal…
— Abandonne en ce cas, trancha avec froideur la tailleuse.
Le fauve-ombre s’était approché d’elle, la considérant gravement. Dans ses pupilles noires, Esther put lire qu’il avait compris ce qu’elle était sur le point de faire. La jeune fille s’agenouilla à sa hauteur, puis tendit sa main vers lui. Son mufle se glissa contre sa paume. Esther l’attira dans une étreinte, flatta son encolure. Puis d’un coup sec, elle planta dans sa gorge la dague de son père.
La bête se crispa, poussa un gémissement à fendre l’âme puis s’écroula contre son sein, répandant sur elle un sang noir et glacé. Esther resta là, hébétée, serrant toujours la dague dans ses mains puis, comme si soudain le monde lui revenait à l’esprit, elle poussa un hurlement douloureux avant de fondre en larmes.
— Il n’y a guère de raison d’ainsi te lamenter, lui souffla la tisseuse. Cet être n’était pas de ce monde ni de l’autre, il était coincé dans l’entre-deux. Tu l’as délivré. À présent, il repose enfin.
La tisseuse avait retiré des bras d’Esther la bête-ombre, laissant la jeune femme ruminer son chagrin. D’un coup d’œil, Esther vit qu’elle s’était saisi un couteau et le dépeçait, retirant avec délicatesse les ténèbres qui la recouvraient d’une épaisse fourrure. Lorsqu’elle se redressa, il n’y avait plus rien.
La peau d’ombre passa des mains calleuses de la tisseuse à celles atrophiées de la tailleuse. Celle-ci alors, saisissant ces lames, tailla dans l’étoffe une lourde cape qu’elle avait ajustée à l’aide d’un fil de lumière, puis la pièce fut étalée à terre. Les trois sœurs réunies, chacune une aiguille à la main, entreprirent d’y broder des décors et des motifs célestes. Peu à peu sur la cape sombre, le fil d’astres dessinait un merveilleux ciel étoilé.
— À présent, murmura la fileuse tandis qu’elle déposait sur les épaules d’Esther leur ouvrage, tu es prête.
Alors Esther, plus morte que vive, se hissa péniblement sur ses pieds, essuya ses yeux et s’avança dans la lumière glacée.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2878 histoires publiées 1294 membres inscrits Notre membre le plus récent est Les Carnets d’Outremonde |