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tome 1, Chapitre 16 « Souvenirs » tome 1, Chapitre 16

« Regarde petite Esther ! À droite de la lune, le grand chariot ! Et cette étoile qui brille plus que de raison ; on la nomme polaire. » Mais elle ne pouvait répondre et seul un minuscule gazouillis sortait de sa bouche. « Le grand disque blanc, c’est la lune. Un jour, je te la présenterai. Tu verras ! C’est une grande dame ; un peu sévère, mais d’une grandeur d’âme sans pareille. »

Les mots flottaient autour d’elle. Émerveillée, elle les effleurait et aussitôt fleurissait de souvenirs, dont elle pensait ne jamais pouvoir ravir.

« Esther ! Observe ! Apprends ! Sois avide de connaissance ! » Radieuse, elle s’emparait alors des fleurs cuites par le soleil et s’imprégnait de leurs parfums. Mais parfois, les ombres planaient et c’était la mort qui s’en venait. Un doigt sur les lèvres, il lui avait intimé le silence, puis il avait bandé son arc. Les mains sur la bouche, elle respirait le plus lentement qu’il lui était permis, cependant qu’un daim s’en venait s’abreuver. Au pied du chêne, une tache vermeille était née et Esther avait crié : « Pourquoi ? » « Pourquoi ? » et il lui avait expliqué, avant de la ramener. « Ne prends que ce qui est nécessaire. Ne laisse ni l’orgueil ni l’envie te défaire. » Et elle avait acquiescé, quand elle avait, à son tour, lâché son trait, mettant à terre la bête qui allait les sustenter pendant l’hiver.

— À présent, il est temps de remonter.

— Remonter ? Pourquoi le ferai-je ?

— Aurais-tu déjà oublié ? Remonte le courant passé… Mais ne t’y plonge pas, ou tu t’y noieras…

— Noyée…

Mais alors que les images l’entouraient toujours une étrange sensation la saisit, comme si une main singulière la plongeait dans les ténèbres. Non ! Voulut-elle hurler, cependant qu’une eau glacée s’emparait de son être et que ses pieds la propulsaient vers la surface illuminée. Point minuscule au milieu des ténèbres, une main se tendait pour la ravir tandis qu’une autre se saisissait de sa cheville et l’attirait. D’un coup de talon, elle s’en défit, mais les bulles qui remontaient avaient troublé sa vision. Perdue au milieu des flots, soudain devenus rageurs, elle se débattait et ne sentit pas la main se refermer sur son bras et la tirer à elle.

— Esther… Esther…

Cette voix… Cela se pouvait-il ? Elle n’osait le croire. Les poumons en feu tandis qu’elle recrachait les eaux tout à la fois salvatrices et destructrices de la rivière, elle ne voyait que Stjörauga, un étrange sourire peint sur ses lèvres, qui donnait à son visage un air encore plus inquiétant qu’il ne l’était ; la bête ombre l’observait, soulagée. Enfermée au creux de sa paume, la pierre de lune pulsait et la réchauffait.

— Esther…

Esther avait frémi et, muée par un instinct presque animal, elle s’était jetée contre Stjörauga, se lovant contre lui avec la fureur aimante de ceux qui, ayant vécu plus que ce que leurs nerfs peuvent supporter, ressentent un terrible besoin d’affection. Stjörauga ne bougeait pas, la considérait sans mot. La bête sombre s’était approchée d’elle, avait glissé sa truffe contre ses mains meurtries.

— C’était cela, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à Stjörauga en lui montrant la pierre de lune que son père avait si longtemps gardée en son sein.

Elle dévoila entre ses doigts la lourde pierre irisée, opaque au regard perçant de l’homme étrange qui l’avait suivie. Ce dernier contempla le trésor un instant. Un sourire satisfait déforma son visage tandis qu’il déclarait :

— Tout à fait. Vous avez réussi, Esther. À présent, il vous faudra en faire offrande à celle à laquelle elle appartient.

Esther acquiesça, resserra son bien contre sa poitrine. Ici, dans cette grotte, la Lune ne pouvait poser sur eux son regard inquisiteur. C’était le domaine de la Flodenä, un territoire de légendes, d’intimité. Elle s’y sentait à l’abri. La peur soudain lui mordait les tripes à la seule idée d’à nouveau se présenter devant la Dame de la nuit.

La Flodenä. Agenouillée, elle se pencha sur les flots paisibles. Reflété par les eaux cristallines son visage paraissait serein, malgré la sourde angoisse qui enserrait son cœur. Comme elle aurait aimé s’y replonger, ressentir à nouveau l’ivresse des profondeurs, se noyer dans ses souvenirs. Se noyer… le mot la glaçait et la fascinait ; mais alors aurait-elle enduré toutes ces souffrances, surmontée toutes ces épreuves, pour à la fin enlacer la mort. Elle se revoyait, une lame noire entre les mains, son ombre, une lame d’airain qu’elle aussi enfonçait dans son sein.

— Que regardez-vous, miss Esther ? souffla Stjörauga dans son dos.

Dans la rivière, sa figure mutilée paraissait de toute beauté tandis qu’au fond de son orbite inhabitée brillait une étoile bleutée.

— Quelque chose qui appartenait à mon passé. Mais, vous avez raison, je me dois, à présent que j’ai retrouvé ce présent fait à mon père, me présenter à la dame.

Du bout des doigts, elle effleura la surface glacée puis se releva et se retourna. Stjörauga n’avait pas bougé, les bras croisés sur la poitrine ; il semblait attendre.

— Miss Esther, avant que vous ne vous rendiez auprès d’elle. Je me dois de vous remettre quelque chose de la part de la Fileuse ; désormais que vous êtes prête.

Surprise, Esther ne sut que dire lorsqu’il plaça au creux de sa paume un coffret en bois de rose.

— J’ignore ce que c’est, mais elle a ajouté que vous sauriez quand vous l’ouvririez.

Mais elle n’avait pas eu le temps de répliquer qu’il s’éloignait déjà, la bête ombre dans son sillage.

— La dame de la lune, souffla-t-elle, comme un chemin s’éclairait et une pelote filait droit devant elle.

Confuse, elle eut un instant d’hésitation, mais Stjörauga et son étrange compagnon s’était fondu dans les ombres. Devant elle, un long corridor baigné d’ombres blanches s’était dessiné dans la toile obscure du lieu, cependant qu’au bout elle apercevait l’esquisse d’une silhouette.

— Merci, Stjörauga, ajouta-t-elle alors qu’elle ouvrait le coffret qui chut sans un bruit tandis que roulait sur le sol pierreux un œil au regard d’étoile, l’œil de son père.


Texte publié par Yukino Yuri, 27 septembre 2020 à 15h34
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