Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 14 « Lumière » tome 1, Chapitre 14

— Il faut que j’avance…, se murmurait-elle pour elle-même, ses doigts crispés contre la dernière pierre.

Elle posa ses mains sur le sol humide, puis avança à tâtons dans le noir en haletant. Sa main effleura une paroi ; elle s’y agrippa, tenant son flanc blessé. Ses jambes épuisées flanchèrent une première fois, une seconde. Plusieurs fois, Esther retomba au sol, s’écorcha les paumes, les genoux. Ses dents, à chaque choc, se plantaient plus fort dans sa lèvre. Une pénultième fois, elle sentit sa chair se déchirer pour de bon sur une roche coupante. Un hurlement fendit le silence, le perça avec violence.

— Quand l’espoir n’est plus, quand les ténèbres chantent autour de toi…

Esther, recroquevillée, tentant d’amoindrir la douleur, de calmer le sang qui en torrent coulait de sa plaie, sursauta. Dans le noir, une voix chantait.

— Seule la Flodenä, pleine de souvenirs, saura te guider…

Esther connaissait cette berceuse. Elle l’avait entendue depuis son premier jour. Son père la lui chantait sans cesse. Il la tenait de sa propre mère, lui avait-il dit un jour. L’entendre la rassérénait, la rassurait comme lorsqu’elle n’était qu’une enfant.

— Viens à moi, précieuse étoile, remonte le courant passé…

D’un dernier élan rageur, Esther se souleva, se mit sur ses jambes en titubant. Elle resta là, l’oreille aux aguets, se tenant à la paroi pour s’empêcher de choir à jamais. La voix s’était tue.

— Mais ne t’y plonge pas, ou tu t’y noieras…, conclut-elle, avec autant de justesse que possible.

Une faible lueur soudaine illuminait les ténèbres, perçait le voile d’ombres qui l’entourait. Baissant la tête, plissant ses yeux que l’obscurité avait rendus si sensibles à la lumière, Esther glissa ses doigts dans la bourse, extrayant la pierre de lune qui irradiait d’un doux halot. Le souffle court, presque ému, elle la contempla longuement. Entre ses doigts, la surface lisse de la pierre était d’une chaleur agréable.

Ragaillardie, Esther osa un pas, puis un second. Autour d’elle, la cavité dans laquelle elle avait chu se dévoilait, vide de tout démon, vide de toute illusion. Ne restaient que des émanations rocheuses, des stalactites, des flaques. Le ventre de ses cauchemars, balayé par la lumière rassurante de la pierre, n’était plus rien d’autre qu’une bête grotte désertée par toute forme de chimères.

— Allez, Esther ! s’encourageait-elle à chaque pas. Avance, ne regarde pas en arrière…

Enfin, après quelques minutes d’errance, elle posa le pied sur un semblant de marche qui s’ouvrait sur un dédale creusé dans la roche, avant de s’engouffrer dans un tunnel.

— Encore un, encore un…

Et enfin, la lumière de la Lune. Esther s’était extirpée de la grotte, avancée sur ce qui semble être un ancien promontoire donnant sur toute la vallée. La pierre de lune dans sa main n’émettait plus qu’une lueur fatiguée ; elle était devenue de glace au creux de sa paume.

— Stjörauga ! appela-t-elle à pleins poumons. Stjörauga ?!

L’écho lui répondait seulement. Un instant, elle sentit la peur lui mordre les tripes. Soudain, des mains puissantes la saisirent par les épaules tandis qu’elle manquait de s’affaler à terre. Elle se débattait rageusement, craignant un nouveau spectre venu la ramener dans le noir, lorsqu’une voix, qu’elle connaissait bien, la raisonna avec douceur :

— Miss Esther, calmez-vous…

Cette voix, elle l’aurait reconnue entre tous ; rugueuse, ombrageuse, terrible. Encore plongé dans la pénombre, elle n’apercevait de lui que son œil luisant de mille feux.

— Stjör…

Mais un doigt se posa sur ses lèvres.

— Ne parle pas, ma fille.

Assise à sa droite, elle ne l’avait pas remarqué. Presque confondue avec l’obscurité, elle apercevait seulement son sourire, cependant qu’elle lui attrapait un bol et lui tendit. Elle reconnut l’odeur douce et sucrée du tilleul, accompagné par la valériane et le millepertuis. Elle tenta alors de se relever, mais son corps était comme engourdi et elle demeura étendue.

— Ne vous inquiétez de rien, miss Esther. Votre corps a oublié qu’il était vivant, seule votre âme est revenue.

— Vi…

Mais Esther n’acheva pas sa phrase qu’un voile lui couvrait le regard. Plongée de nouveau dans les ténèbres, elle ne ressentait pourtant aucune peur, aucune terreur. En apesanteur, elle flottait au milieu d’un ciel étoilé.

— Où… où suis-je ?

— Dans mon royaume, ma fille, murmura la voix de la fileuse. C’est là que je m’en viens saisir l’obscurité pour en filer la lumière. Ensuite, j’en donne les pelotes à ma sœur qui tisse alors le voile de l’univers.

Émerveillée, Esther la regardait se saisir d’un pan de ténèbres et le froisser entre ses doigts, tandis que s’en échappait un mince fil à l’éclat mordoré

— Mais commence cela est-ce possible ? L’ombre est l’absence de lumière !

— Tu te trompes, jeune fille.

Sa voix rauque résonnait de toute part. Géant, il apparut nimbé de poussière d’étoiles ; à côté de lui la chose ombre, dont le regard reflétait la joie.

— L’ombre est une lumière qui se cache, de la même façon que tes ombres ne sont rien d’autre que des songes en devenir. Mais pour le découvrir, il te fallait mourir.

— Mou… rir.

Ses lèvres tremblaient ; de nouveau, elle apercevait ce visage, si cruel et si familier à la fois. Elle voulut d’enfuir, mais aucun mouvement ne lui était possible. Prise de panique, elle voulut repousser la présence, mais ses mains ne rencontrèrent que le vide.

— Ne me rejette pas, Esther. Tu es moi, comme je suis toi. Je suis ta part d’obscur, ta part enfouie que tu n’as su voir tout ce temps. Souviens-toi de ta mère ! Quand l’espoir n’est plus, quand les ténèbres chantent autour de toi…

— Seule la Flodenä, pleine de souvenirs, saura te guider…

— Viens à moi, précieuse étoile, remonte le courant passé…

— Mais ne t’y plonge pas, ou tu t’y noieras…

— Ou tu t’y noierais, répéta son reflet qui la contemplait d’un sourire, plein de mélancolie.

— Mère, gémit Esther. Mère…

La chose-ombre s’était rapprochée d’elle et avait posé son museau au creux de son épaule. Elle lui caressa un long moment la tête, puis se leva. Soudain, il lui sembla que le sol était de nouveau ferme sous ses pieds. Stjörauga avait disparu, la fileuse aussi ; ne demeurait plus qu’elle et son reflet, en retrait la chose-ombre grogna, avant de disparaître à son tour. Les bras grands ouverts, elle affrontait maintenant, sans haine et sans colère, cette ombre qui avait juré sa perte.

— De même que le corps ne peut demeurer sans âme ; une âme sans ombre devient la proie du tourment. Une ombre ne peut exister sans lumière, mais une lumière sans ombre est synonyme de ténèbres.

Dans sa paume, une lame brillait ; une lame d’obsidienne. Les paupières closes, elle se l’enfonça dans le sein, cependant que son reflet faisait de même ; une lame d’airain entre les mains.


Texte publié par Yukino Yuri, 27 septembre 2020 à 15h28
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 14 « Lumière » tome 1, Chapitre 14
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2878 histoires publiées
1294 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Les Carnets d’Outremonde
LeConteur.fr 2013-2025 © Tous droits réservés