— « Je donnerais tous mes livres pour celui-ci » déclara R15, la reine tertiaire, en sécrétant un jet volatile d’acide carboxylique aux jeunes étudiantes, dissipées et stériles, qu’elle accompagnait au 37e sous-sol.
Bien que son attention eût depuis longtemps dérivé de l’objet du cours vers les autres artéfacts qui ornaient la vaste cavité, T1978 reçut le message chimique et nota le subtil rappel à l’ordre qu’il contenait. Sa difformité contrastait violemment avec la morphologie insipide de ses sœurs. Elle rejoignit le groupe et ouvrit ses récepteurs olfactifs.
— « Qu’a-t-il de si particulier » s’enquit une des étudiantes aux mandibules atrophiées, symptomatiques de sa caste, tandis qu’une autre s’étonnait que la colonie conservât de tels encombrants, que le temps avait rendu difficilement assimilables par les plus puissantes cellulases.
— « L’une d’entre vous a-t-elle une réponse à proposer ?», interrogea R15 en promenant ses ocelles sur les étudiantes, qui n’en possédaient pas.
— Une réserve de nourriture… spirituelle », intervint T1978, non sans une pointe d’ironie, après qu’elle eut constaté l’ignorance de ses condisciples.
La reine tertiaire apprécia l’ironie à sa juste valeur. T1978 manifestait de grandes dispositions, bien supérieures à ce que sa physionomie à la naissance avait laissé supposer, une preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que les mutations avaient repris. Depuis quelques cycles, R15 se disait qu’il serait nécessaire de la transférer aux étages supérieurs et de la présenter à R3, la reine secondaire de sa monade. Elle ne doutait pas que cette dernière accepterait de lui faire voir le monde, au sens propre, en autorisant une chirurgie rudimentaire. La reine tertiaire ne risqua cependant pas de troubler la chimie de la conversation par des effluves émotionnels et, avec la fadeur d’un aldéhyde, demanda à T1978 de préciser sa réponse. La jeune femelle isoptère choisit d’emblée une posture déférente vis-à-vis de l’autorité royale, comme de ses sœurs, et fournit une explication exhaustive. Elle fit remarquer que les matériaux de l’artefact, notamment les fibres cellulosiques végétales de ses pages et de sa couverture, avaient constitué un aliment de base pour leurs ancêtres arthropodes, il y avait quelque dix milliards de cycles, malgré la toxicité de certaines colles, encres et autres solvants qui entraient dans sa fabrication par feus les Humains Dégénérés. Et, dans le même temps, l’artefact avait été un aliment spirituel, c’est à dire un acte de conscience et de connaissance destiné à nourrir les fonctions psychiques, intellectuelles et mystiques de ces êtres disparus il y a moins de cent millions de cycles, à condition de ne pas mastiquer le livre mais de le déchiffrer par le truchement d’un organe primitif de vision.
Leur espèce d’Isopterus Sapiens possédait quant à elle des organes de sens bien plus complexes : ocelles, palpes, antennes, mêlant détection des signaux lumineux, olfactifs et chimiques. Il était remarquable que l’unité signifiante « livre » continuât d’être employée, alors même que l’objet « livre », celui précisément que les étudiantes pouvaient détecter devant elles lors de cette visite, ne hantait plus que de rares galeries souterraines des monades des castes d’archéologues. Le concept de « livre » renvoyait désormais à une phéromone ultra complexe conservée dans la résine, ou dans les glandes urogénitales des larves-archives, afin d’être déplacée aisément en cas de force majeure ; les cathédrales d’ambre ou les nurseries faisant office de véritables Bibliothèques de Babel, au regard de l’extravagance des compositions possibles qu’elles permettaient, avec un nombre donné de « phéronèmes » et dans la limite de l'explosion combinatoire.
Un de ces Humains Dégénérés, aveugle de surcroît, les aurait sans doute appréciées ; ses œuvres n’avaient été sauvées que très partiellement lors de la Seconde Nuit et la submersion du continent.
⎯ « Seriez-vous capable de le déchiffrer tel quel ? » s’enquit une des jeunes étudiantes présentes.
Depuis sa découverte par une colonie parente, peu avant la Troisième Nuit, le livre était conservé dans un alvéole étanche, dans des conditions proches de celles régnant dans les glaces d’un continent austral que les Humains appelaient Antarctique. Sa couverture, d’un camaïeu bleu sur blanc, représentait peut-être un motif de glacier, porté par une série de symboles, rouges et noirs, d’une calligraphie archaïque, loin d’être inélégante.
⎯ « Cela me prendrait une dizaine de cycles, un luxe bien inutile quand on sait que sa version moléculaire est assimilable instantanément. Mais, vous mettez là en évidence un des traits les plus singuliers de l’espère humaine : l’inutilité ! Leur faculté d’attribuer de la valeur à des choses et des actions, en dehors de toute finalité. À l’aune du pathétique destin des ces Dégénérés, nous pouvons nous demander à quoi ont servi leurs livres, et les messages qu’ils contiennent ? À quoi, selon vous, pouvait servir ce livre en particulier ? insista R15 en le désignant d’un geste d’antenne. « Et quel est le message fondamental qu’il nous a transmis ?»
Aucune ne répondit, de crainte de froisser la brusque solennité qui teintait son discours. Toutes savaient combien ces artefacts, qu’elles auraient spontanément jugés grotesques et superflus, étaient hautement estimés par la hiérarchie royale. Elles devinaient que c’était là l’objectif ultime de la visite en sous-sols : leur enseigner la valeur des choses, et non leur place au sens strict. Les souterrains de leur monade regorgeaient de trésors, outre ces reliques empreintes de sacralité : stocks de matériaux de construction ou de consolidation structurelle, provisions de nutriments et de carburants divers, et jusqu’à la réserve de perles séminales, dans le cas où la Reine Principale aurait à engendrer dans l’urgence une génération de remplacement.
La reine tertiaire n’eut pas le loisir d’apporter sa réponse. Une vibration d’alerte, qui s’était propagée depuis le sommet de la monade, venait d’atteindre leur niveau. Les étudiantes réagirent avec calme et discipline et regagnèrent le quartier de sécurité qui leur était affecté. Dans la fréquence d’oscillation du sol et des murs, la reine tertiaire détecta un commandement de rejoindre ses Sœurs au 128e étage, à plus de 70 mètres au-dessus de la surface, pour une assemblée antennaire. Elle prit l’initiative d’inviter T1978 à y participer et lui signifia sa volonté en tâtant son abdomen à son passage. Cette dernière, dépourvue d’ailes à ce stade de sa croissance, s’accrocha à une des pattes arrière de sa reine, et aussitôt, le singulier équipage s’envola vers le sommet de la monade, en empruntant un large canal d’aération.
(...)
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