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tome 1, Chapitre 34 « La voisine partie 8 » tome 1, Chapitre 34

Clifford 1985 (24 ans)

Mon regard se perd sur le soleil qui se couche. Je n’ai pas menti. Je suis bien rentré avant la nuit. Alors que je gare la voiture dans l’allée, je ne peux m’empêcher de me demander combien de fois je vais encore faire ce geste qui paraît si anodin. Dans ce contexte, il me rappelle que j’ai un mort de plus sur la conscience. Quoique… Vu l’engin, j’avoue n’en avoir rien à foutre. Pas sûr qu’il y aura quelqu’un pour le regretter. Au moins, il n’emmerdera plus personne.

Je claque la portière, verrouille la voiture et m’en retourne avec mon sac de voyage sur l’épaule vers la maison. Sans toquer, j’entre.

– Je suis de retour.

– Tu as fait vite.

Je hausse les épaules.

– Le problème est réglé.

– Avec toi, c’est toujours du vite fait, bien fait, déclare Francis.

Comme je ne comprends pas où il veut en venir, je pars sur le ton de la raillerie.

– Je peux tout rater si tu veux la prochaine fois.

– Je te félicite, petit con !

Sans un mot, je le fixe. Il préfère battre en retraite.

– Un simple bravo Cliff, m’aurait suffi.

– Tu n’es jamais content. Tiens, va donc dans la cuisine, ta copine t’a ramené un gâteau. Je t’en ai laissé un bout !

Ma copine ? Mais de qui est-ce qu’il parle ? Peut-être qu’il se fout de ma gueule ?

J’entre dans la cuisine. Une assiette est posée sur la table. Il ne m’a pas menti. Par contre, il a bien tapé dans le gâteau. Une petite part reste abandonnée dans la vaisselle ivoire.

– C’est de qui ?

Je crie parce que Francis est reparti s’installer dans son coin.

– Tu ne devines pas ?

– Non, sinon je ne poserai pas la question.

– La jolie voisine blonde. Tu as bon goût. Tu as dû lui faire de l’effet…

Mais déjà, je n’écoute plus Francis. La fille aux érables… Elle veut sûrement me remercier pour la batterie. Je vais goûter le gâteau, ensuite, j’irais lui rendre son assiette.

Avec une cuillère, je m’en sers un bon morceau. L’arôme de cacao et la texture fondante me réconcilient avec le dessert. Je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire. Je devrais peut-être lui demander sa recette, histoire de le reproduire à la maison. Francis a l’air de l’apprécier…

J’avoue que j’avais faim. Je n’ai pas vraiment mangé sur la route. Sans doute parce que je voulais rentrer en vitesse. Pourquoi ? Je m’interroge parfois.

Mon regard se pose sur l’assiette sale. Je vais la laver et la rapporter, c’est la meilleure chose à faire. C’était vraiment gentil de sa part ce gâteau. Elle n’était pas obligée, je ne demandais rien.

Lorsque j’ouvre la porte, la voix de Francis résonne.

– Où vas-tu ?

– Rendre l’assiette !

– Tu dors à la maison, ce soir ?

Je lève les yeux au ciel.

– Non, je vais camper au milieu de l’allée.

– Tu sais très bien ce que je veux dire.

C’est vrai. Le sous-entendu, je l’ai compris, sauf que j’ai décidé de ne pas le relever.

– Si j’étais toi, je ne louperais pas l’occasion…

L’occasion de quoi ? De me rendre ridicule ? Moi, je préfère la louper celle-là.

– À tout de suite !

Sans attendre sa réponse, je referme la porte. Dehors, il fait nuit. Je m’immobilise quelques secondes. Tout est silencieux, c’est agréable. Très reposant. Pendant l’espace d’un instant, j’oublie pourquoi je suis là et toutes mes pensées s’envolent. L’aboiement d’un chien me ramène à la réalité. Je ne suis pas en été, installé dans le jardin à regarder les étoiles. Je suis devant le pavillon de Francis, planté comme un con.

Sans faire de bruit, je traverse la rue. La voiture de ma voisine est garée devant chez elle. Une bonne raison de toquer à sa porte. Des sons me parviennent de l’intérieur de la maison qui m’annonce que j’ai été entendu. Le battant pivote pour me dévoiler le visage surpris d’une jeune femme.

– Bonsoir.

Je prends conscience de l’heure quand elle me dévisage.

– Bonsoir. Je ne m’attendais pas à vous voir ce soir.

– Je viens de rentrer.

– Je suis passée chez vous en votre absence. J’ai remis un gâteau à votre…

Elle paraît hésiter sur le terme à employer.

– Votre compagnon…

Au fond, je comprends la méprise. Francis et moi nous ne nous ressemblons pas physiquement. Nous avons deux noms de famille différents.

– C’est mon père adoptif.

De la gêne est lisible sur son visage. Je la rassure.

– Ce n’est rien. Ce n’est pas visible au premier coup d’œil.

Comme elle ne parle plus, je reprends.

– Je tenais à vous rendre votre assiette au plus tôt. Vous en aurez peut-être besoin.

Je lui tends. Après quelques secondes, elle s’en saisit.

– Merci.

– Votre gâteau était délicieux. Je serais ravie de connaître la recette.

Elle me fixe, comme pour savoir si je me moque d’elle ou non.

– Je vous l’apporterai. À vous ou votre père.

– Sinon vous pouvez la mettre dans la boite aux lettres.

La jeune femme acquiesce.

– Merci encore pour le gâteau.

Je la salue et m’en retourne à la maison. Évidemment lorsque j’entre, Francis vient à ma rencontre.

– Tu rentres tôt !

– J’ai eu de la chance, il n’y avait pas d’embouteillage sur la route.

– Tu as fini de jouer au con ?

Un sourire se dessine sur mon visage alors que j’accroche mon manteau sur le portant.

– Qui a commencé en même temps ? J’ai juste traversé la rue !

Du regard nous nous affrontons.

– J’aurais pensé que tu resterais un peu chez elle.

– Pourquoi ? J’ai seulement réparé sa voiture. Elle a fait un gâteau pour me remercier. On en reste là.

Il ne répond rien. J’en profite pour regagner la cuisine. Un bon café me fera du bien. Alors que je me saisis de la bouilloire, Francis arrive dans mon dos.

– Qu’est-ce qui ne te plait pas chez elle ? Elle est mignonne pourtant. Ou ce n’est pas ton type ?

Le pot de granulé en main, je verse la dose nécessaire dans ma tasse. Lorsque je ne suis pas là, la cafetière ne marche pas. En même temps, je bois café sur café.

– Elle pense qu’on est en couple.

Francis fronce les sourcils.

– Avec qui ?

Je soupire.

– Nous deux !

Cette déclaration le laisse pantois. Moi, ça m’amuse. C’est un vrai plaisir de le voir se poser des questions.

– Qu’est-ce qui a pu lui faire penser ça ?

Voilà, Francis outré, je me régale. Lorsqu’il a fini de pester, je reprends la parole.

– À ton avis ? On est deux mecs adultes qui vivent dans la même maison. En plus, physiquement, on ne se ressemble pas. C’est normal qu’elle se trompe. Ceux qui habitent là depuis longtemps savent que tu m’as accueilli gamin. Tous les vieux du quartier savent que je suis le délinquant que tu as recueilli. Voir le gitan ou le garçon originaire d’Afrique du Nord pour être poli. Pour les autres, c’est plus flou. C’est normal qu’elle se trompe. Mais je lui ai dit la vérité.

– C’est-à-dire ?

Je tire une chaise pour m’asseoir dessus. Au moment de dire les mots, j’hésite. C’est comme si brusquement j’avais peur.

– Que tu as été ma famille d’accueil…

À nouveau, je ne parviens pas à répéter les paroles que j’ai prononcés. Je n’ose pas dire que je l’ai appelé « père adoptif ».

Nous restons silencieux. C’est comme si chacun gardait quelque chose sur le cœur sans en parler. Finalement, c’est Francis qui prend la parole.

– Tu trouveras une fille plus intéressante.

– Si tu le dis.

J’ai impression qu’on est passé à côté de quelque chose d’important, mais qu’aucun de nous ne souhaite en parler.

– Au moins, tu as réussi ton contrat, déclare Francis.

Maigre consolation, mais c’est déjà ça.

– Tu veux sortir au resto pour fêter ça ?

Je fronce les sourcils. Ce n’est pas dans les habitudes de Francis. À moins que… C’est bientôt son anniversaire. Est-ce qu’il souhaite le fêter avec moi sans en avoir l’air ? C’est sûrement le cas.

– On fait une sortie en couple ?

Il me jette un torchon à la figure.

– Tu as de la chance que je ne sois pas armé.

– Si tu me tues, qui te fera de bons petits plats ?

– Tu n’es qu’un sale gosse Cliff. Quand je t’ai recueilli, tu ne parlais pas comme ça.

Je ricane.

– J’ai eu un bon professeur.

Au fond, je crois que nous somme aussi seul l’un que l’autre. C’est sûrement la raison pour laquelle nous restons ensemble. Parce que nous sommes la seule famille qu’à l’autre.

Peut-être qu’un jour, je rencontrerai quelqu’un. Avec elle, je pourrai partir. En attendant, je reste là, parce qu’il est toujours plus agréable d’avoir quelqu’un que d’être seul au monde dans ce sombre univers.


Texte publié par Nascana, 20 juillet 2021 à 16h35
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