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tome 1, Chapitre 27 « La voisine partie 1 » tome 1, Chapitre 27

Clifford 1985 (24 ans)

En face de moi, un arbre agite ses branches sous le coup des bourrasques. Tasse de café en main, je fixe le paysage devant mes yeux. C’est déjà l’automne. Les feuilles s’amassent sur le sol, alors qu’elles se recroquevillent sous l’effet du dessèchement. Bientôt, il ne restera plus rien d’elles.

Je trempe mes lèvres dans le breuvage brûlant. Le café est fort comme je l’aime. Sûrement parce que c’est moi qui l’ai préparé ce matin. Avec délectation, je respire le parfum qui s’échappe de la tasse.

Quel est donc le nom de cet arbre ? Il y en avait un, là où je vivais lorsque j’étais enfant. J’ai la sombre impression d’avoir le nom sur le bout de la langue, mais il ne me revient pas. Peut-être devrais-je récupérer une feuille et chercher dans le dictionnaire ?

– Clifford ?

Ça y est. Ma tranquillité d’esprit en prend un coup. Francis débarque dans la cuisine. Comme à son habitude, il est pressé. C’est le cas à peu près tous les matins. Dire que je suis levé depuis plus d’une heure. J’ai eu le temps de déjeuner dans le calme, de faire la vaisselle, d’avancer dans la lecture de mon roman et de reprendre un café.

Sans quitter l’arbre des yeux, je lui tends l’assiette qui est sur la table. J’ai aussi pu lui préparer des tartines.

– Qu’est-ce que tu fais ? Je vais au garage. Tu m’accompagnes ?

Aucun remerciement pour le petit-déjeuner. J’aurais dû m’y attendre.

– Hier, tu as dit que je devais me reposer.

J’aime le mettre face à ses propres contradictions.

– J’imaginais que tu allais en profiter pour dormir…

Il s’arrête brusquement derrière moi pour observer par-dessus mon épaule. À présent, je le dépasse en taille. J’ai parfois du mal à savoir si ça le gêne ou l’enchante. Sûrement un peu des deux.

– Qu’est-ce que tu regardes ?

Je pourrais peut-être lui poser la question comme ça, j’arrêterais de me torturer l’esprit avec le nom de l’arbre. Alors que je vais ouvrir la bouche, il reprend.

– Elle est pas mal. Tu as bon goût !

Je hausse un sourcil. Qu’est-ce qu’il raconte ?

– Finalement, je vais aller au garage tout seul. Tu devrais lui parler !

J’avise une jeune femme blonde qui monte dans sa voiture. Sur le coup, je n’avais même pas vu qu’elle était là. Cela dit, c’est peut-être ma chance. Ma main dépose la tasse sur la table. Mes pas m’entraînent vers l’entrée, je passe mes bottes et un manteau.

– Amuse-toi bien. C’est de ton âge !

Je ne dis rien, et me contente de traverser la rue. En face, la voisine est ressortie de son véhicule. Son visage exprime de la confusion. Ce n’est peut-être pas le bon moment pour aller à sa rencontre. Son regard se tourne vers moi. Maintenant qu’elle m’a vu, je ne peux pas tourner les talons. Encore parce qu’elle paraît soulagée.

– Bonjour, je suis Clifford, votre voisin.

Autant se présenter. Je poserais ma question ensuite.

– Je… Ça me fait plaisir de vous voir…

Vraiment ? Est-ce que c’est un coup de Francis ?

– Ma voiture ne démarre plus et je ne sais pas quoi faire… Peut-être que vous…

Elle me désigne le véhicule. En un sens, je comprends mieux. Le boulot vient à moi de lui-même. Enfin, c’est toujours plus sympa que de tuer des gens.

– Je vais regarder. Je suis mécanicien.

Du soulagement apparaît sur son visage.

– Vous pouvez déverrouiller le capot ?

– Euh…

La jeune femme ouvre la portière et hésite. Du coup, je prends l’affaire en main. Après un examen rapide, je me rends compte qu’elle n’a pas éteint ses phares en rentrant chez elle. Pas besoin d’être un génie pour comprendre que sa batterie doit être déchargée. Tout le temps que je regarde sous le moteur, elle se tient à mon côté, nerveuse.

– Je peux vous aider à la redémarrer si vous le souhaitez.

– Vraiment ? Merci. Je dois me rendre à mon travail et je vais être en retard…

– Par contre, il vous faudra changer la batterie pour plus de sûreté. Je ne sais pas si le trajet suffira à la recharger.

Je me tourne vers elle. Ses yeux noisette me fixent.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Je ne suis pas sûr que vous puissiez quitter votre lieu de travail ce soir avec cette batterie…

– Mais…

Je la sens qui panique. Il faut que je dise quelque chose pour la rassurer.

– Le mieux serait d’acheter une nouvelle batterie.

– J’ai une réunion très importante ce matin et… Enfin, je n’aurais pas le temps. Mais si je suis coincée…

Je me redresse.

– Je reviens, je vais chercher de quoi à démarrer votre voiture.

En quelques enjambées, je suis de retour à la maison. Francis qui passe son manteau me jette un regard surpris. Je ne lui dis rien. Je file en direction du sous-sol. On verra plus tard pour le blabla.

– Tu as pris tes clés ? m’interroge-t-il.

– Ouais. Je vais chercher les pinces, en bas.

Évidemment comme il veut toujours être au courant de tout, il m’emboîte le pas. A-t-il fermé la porte d’entrée ? Je l’ignore.

– Quelles pinces ?

– Pour démarrer la voiture. Elle est en panne de batterie.

Je dévale l’escalier en béton alors qu’une odeur de poussière me prend au nez. Ici, il fait toujours froid. J’en fais peu de cas et me dirige vers le meuble au fond pour récupérer ma caisse à outils et le nécessaire pour démarrer le véhicule.

– Bonne technique de jouer les sauveurs. Si elle ne te tombe pas dans les bras après ça, c’est qu’elle est vraiment difficile.

Cette remarque me fait lever les yeux au ciel. Il ferait bien de se trouver une copine. Pendant ce temps-là, j’aurais la paix.

Je remonte avec mon chargement. Au moment où je passe la porte pour aller chercher ma voiture, il faut que Francis me lance un genre d’encouragement.

– Si je ne te vois pas revenir ce soir, je ne me ferais pas de soucis.

S’il croit se débarrasser de moi aussi facilement, il se trompe. Je n’imagine rien entre moi et cette femme. De toute façon, je ne cherche pas de relation amoureuse. Avec moi, ça se finit mal. Sûrement que j’ai de trop hautes aspirations.

Après, j’avoue que le fait que je ne puisse même pas dire ce que je fais comme travail joue contre moi. En plus… Aussi idiot que cela puisse être, je pense toujours à elle… Savina ne quitte pas mon esprit. Même si avec le temps, j’y reviens moins souvent. Elle est mieux là où elle est. C’est ce que je me dis. Elle ne souffre plus. Faible consolation, mais on s’accroche à ce qu’on peut.

La clé dans la serrure, je déverrouille la voiture. Je dépose mes outils à l’arrière avant de prendre place sur le siège conducteur. Après avoir mis le contact, le véhicule ronronne. Je le reconnais bien là. La marche arrière est enclenchée et je quitte l’allée. Il me suffit ensuite de me rapprocher de la voiture de la jeune femme.

Mon moteur continue de tourner alors que je lui explique quoi faire. Elle m’écoute et hoche docilement la tête. J’ai l’impression qu’elle nage en plein cauchemar. Par chance, le problème sera bientôt réglé.

– Mais pour revenir ? me demande-t-elle. Si la voiture ne démarre pas, il faudra que j’appelle un garagiste ?

Je m’entends lui répondre d’une voix calme que je vais m’occuper de tout. C’est tout moi ce genre de réponse.

– Si vous voulez, je démarre votre voiture et vous vous rendez sur votre lieu de travail. Pendant ce temps-là, je vais acheter une batterie neuve et je viendrais vous la monter sur place. Ainsi, vous ne perdrez pas de temps et vous pourrez repartir ce soir.

Elle me fixe surprise.

– Vous feriez ça ?

– Ça réglera le problème, non ?

– Oui, mais… Vous avez sûrement du travail, aujourd’hui…

Je secoue la tête.

– C’est mon jour de congé.

Après tout, je ne mens pas. Je n’ai pas de contrats et Francis m’a demandé de me reposer donc je suis libre de faire ce que je veux.

– Vous accepteriez de faire ça ?

L’étonnement est visible sur son visage.

– Oui. Pas de soucis. Donnez-moi juste l’adresse de votre lieu de travail et j’arriverais dès que j’aurais une batterie neuve.

– Alors c’est à Chouivy. Le centre de formation. En fait, vous roulez jusqu’au restaurant et vous tournez à gauche. Ensuite, c’est après le pont qui enjambe la rivière. Vous pouvez vous garer à l’intérieur.

D’un signe de la tête, je lui fais comprendre que j’ai suffisamment d’information.

– Demandez Florence Tavri. C’est moi. Techniquement, après la réunion, je serais à l’accueil, mais si c’est une de mes collègues, vous pourrez lui demander de m’appeler. Je les préviendrais.

Tous ces mots sortent à toute vitesse de sa bouche. Elle me paraît paniquée. Est-ce que c’est moi qui la mets mal à l’aise ? Peut-être… Je n’ai pas le physique du héros. Plus celui du méchant avec ses cicatrices. J’ai bien remarqué que ses yeux étaient attirés par celle qui orne ma joue. Comme elle est polie, elle tente de ne pas la regarder, mais c’est difficile pour elle.

– Je trouverai, ne vous en faites pas.

Juste avant qu’elle ne monte quand son habitacle, j’ose poser ma question.

– Au fait, quel est ce type d’arbre ?

Du doigt, je pointe celui qui m’intéresse. Elle fronce les sourcils, surprise par le tour que prend la conversation.

– Ça ? C’est un érable.

Voilà donc le nom que je cherchais. Je me sens mieux, je dois l’avouer. J’en profite pour monter dans mon propre véhicule.

– Je démarre votre voiture !

Elle n’ajoute rien alors que je fais vrombir mon moteur. Après quelques instants, Florence peut partir. Un sourire se peint sur son visage.

– Merci. Merci beaucoup, monsieur…

– Délos. Clifford Délos.

Je récupère les pinces et ferme son capot.

– Je fais au plus vite pour vous rejoindre. Ne pensez pas aux soucis avec votre voiture, je m’occupe de tout.

À nouveau, elle me lance des remerciements. Je doute de les mériter. Je n’ai pas d’arrière-pensée, mais ce n’est pas pour ça que je suis quelqu’un de bien. En vitesse, je lui laisse le champ libre pour quitter son allée. Mon regard la suit alors qu’elle tourne vers la gauche.

Au moins, j’ai de quoi à occuper ma journée. En plus, je pourrais peut-être faire des courses. Les placards sont un peu vides à la maison. Francis attend toujours le dernier moment pour s’acheter à manger. Après, il cuisine la même chose chaque semaine. Sortie des raviolis, des pâtes au saumon et des steaks hachés avec des petits pois, il n’y a pas grand-chose. Lorsque j’ai le temps, j’aime faire des plats savoureux. Bon, je suis loin d’un grand chef, mais j’apprécie de faire plaisir. Étrange quand on pense que cette phrase vient d’un tueur.

J’en profiterai pour regarder les nouveaux romans qui sont sortis. Sûr que je vais revenir avec un sac plein de livres de poche. Je me connais, c’est un peu mon péché mignon. Francis s’est même mis à me voler mes policiers au fur et à mesure. Je crois que c’était par curiosité, mais que finalement cela lui a plu. Bien sûr, il lit moins que moi. Seulement parfois, il me demande si la suite de telles ou telles séries sera bientôt sortie en librairie.

Mon planning est fait. Je quitte le quartier sous le regard soucieux du voisin du bout de la rue. À croire qu’il s’attend à ce que je commette un meurtre. Parfois, c’est le cas, mais il ne le sait pas. En plus, je ne fais pas ça gratuitement. Je souris. Dans les deux sens du terme dirons-nous.

Comme beaucoup de vieux qui vivent dans cette zone résidentielle, il est méfiant. En partie à cause de la couleur de ma peau. Elle est trop foncée à son goût. Je suis vu comme le vilain délinquant auquel Francis dans sa grande gentillesse, a ouvert sa porte pour le remettre dans le droit chemin. Si seulement, ils connaissaient la vérité. J’imagine la tête qu’ils feraient.

Tous les gamins qui finissent en famille d’accueil ne sont pas tous mauvais. Parfois, c’est l’homme qui les accueille qui a des squelettes dans son placard. À présent, c’est aussi mon cas.

Je ne pense jamais aux gens que j’ai tués sauf deux. Les contrats, je ne les connais pas. Je n’ai rien contre eux. C’est juste un mauvais concours de circonstances. Les gens que j’ai souhaité voir morts, c’est différent. Je ne dirais pas qu’ils me hantent. Après tout, je ne regrette pas mes gestes. Ainsi, ils ne feront plus de mal à personne.

L’enseigne du supermarché apparaît dans mon champ de vision. Le parking est déjà rempli sur les premières rangées. Sûrement les retraités qui vont faire leurs courses. C’est ça d’arriver à l’ouverture du magasin. Je vais commencer par m’occuper de la batterie. Je la referais passer sur le compte du garage pour que ça coûte moins cher. Après tout, je suis normalement employé par Francis, depuis qu’il a acheté ce garage. Une bonne couverture avait-il décidé. En vérité, il n’y connaît rien mécanique, donc il se contente de faire la comptabilité, de la gestion des stocks et de faire le beau parleur avec les clients. Ça lui va bien. En un sens, j’ai l’impression que l’activité lui plait plus qu’il ne veut bien l’avouer.

Je m’arrête sur le parking. Encore une vingtaine de minutes à patienter. Peut-être que quand je ressortirai l’afflux de personnes âgées se sera calmé. J’ouvre la boite à gants. Dommage que je n’ai pas pensé à y glisser un livre. Ça m’aurait occupé. Je repense à mon roman qui m’attend tranquillement à la maison sur la table de la cuisine. Cet après-midi, je pourrais peut-être avancer ma lecture. Avec un peu de chance, peut-être même le terminer.


Texte publié par Nascana, 11 juin 2021 à 15h41
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