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tome 1, Chapitre 21 « Anniversaire partie 13 » tome 1, Chapitre 21

Clifford 1975 (14 ans)

– Non ! J’ai fait tomber mon sandwich, soupire Tonio en regardant le pain et le jambon sur le sol.

Je lui tends le mien.

– Mange.

– Mais toi ?

– Tu en as plus besoin que moi.

Après tout, c’est un gamin. Il n’a que onze ans. C’est normal qu’il ait faim le midi. Comment rester insensible devant sa mine déconfite ? Pour peu, je jurerais qu’il est au bord des larmes. Sans un mot, je ramasse le sandwich qui traîne par terre. Je frotte le pain pour en retirer la terre.

– Tu ne vas quand même pas manger ça, me souffle Savina à l’oreille. C’est sale.

Pris en faute, je n’ose révéler que c’était ce que je m’apprêtais à faire. Alors je me contente de secouer la tête.

– C’est pour les canards !

C’est la seule justification qui me vient à l’esprit. Tonio relève ses yeux bleutés vers moi. Malgré mon âge, je suis grand. Dans un sens, c’est plutôt une bonne chose. Quand des mecs du collège, on voulut s’en prendre à mon ami, je n’ai eu qu’à m’approcher avec ma tête de méchant pour les faire renoncer. Tonio, il est petit et très gentil. On voit tout de suite que c’est le genre de garçon qui n’a pas envie de se battre. Du coup, certains veulent en profiter. C’était sans compter sur ma présence. Jamais, je ne les laisserais lui faire du mal.

– Bonne idée, allons les voir.

Savina prend la tête de notre expédition.

– Nous mangerons sur le banc, ça empêchera les accidents.

Sans discuter, nous la suivons. Nos pieds suivent le chemin de terre qui longe le canal. En général, les oiseaux sont de ce côté pour éviter de côtoyer les péniches. À part quelques aventureux dont je ne donne pas cher de leur vie. Par chance, le banc face à l’eau est libre. Savina nous fait signe de nous y installer. Je dépose sandwich immangeable sur le rebord. Je vais attendre qu’ils terminent leur repas et ensuite, on continuera la promenade.

– Tiens !

La voix de Tonio me ramène à l’instant présent. Il me tend la moitié de son sandwich qu’il vient de couper en deux plus ou moins grossièrement.

– Comme ça, tu auras un peu à manger.

– Mais toi ?

– J’ai fait la bêtise, j’assume.

Je le regarde sans comprendre. Si jeune et déjà responsable. C’est sûrement pour cette raison que je l’apprécie autant ce petit. Il me fait un sourire, en attendant que je prenne une partie de son sandwich. J’acquiesce alors que dans le même mouvement, je pose la main sur son épaule pour la tapoter, histoire de lui montrer que je suis fier de lui. Il rougit. Ses yeux se baissent sur le sol. J’ai compris le message. Mieux vaut éviter de faire ça.

Je me force à manger lentement mon repas. C’est un combat de tous les instants. J’avais l’habitude d’engloutir le plus possible et le plus rapidement que je pouvais pour être certain qu’on ne me le prendrait pas. Maintenant, j’ai beau savoir que j’aurais à manger à chaque repas, j’ai du mal à me sortir de cette habitude. Il paraît que ce n’est pas bon et que cela pourrait me rendre malade. Alors je fais attention.

Nous déjeunons en silence. Je tente de faire taire mon estomac qui me dit que ce n’est pas assez. Il devient bien gourmand d’un coup. On a pourtant connu pire.

À peine le sandwich avalé, Savina se lève. Nous la suivons du regard.

– Je vous abandonne. Je dois aller chez une copine.

– D’accord.

Mon cœur se serre. Je ne réponds rien, mais je me sens triste de la voir partir. On devait passer l’après-midi ensemble. En même temps, normal qu’elle préfère aller chez une amie que de rester avec nous. Elle nous fréquente déjà en permanence.

– À tout à l’heure.

Savina nous fait un signe de la main, auquel nous répondons.

– Tu crois qu’elle est partie rencontrer son amoureux ? me demande Tonio, en riant.

À ses mots, tout mon corps devient froid. C’est comme si mon cœur avait loupé un battement. Je me sens très mal, mais je ne laisse rien paraître. Ma tristesse me traverse. Elle s’amuse à m’envoyer des ondes de douleurs dans tout mon être. C’est ridicule. Comment aurait-elle pu tomber amoureuse de moi ? Je me berçais d’illusions. Elle sera sûrement mieux avec un autre. Pas un gamin moche et idiot tel que moi.

– Tu ne dis plus rien ?

Tonio me regarde d’un air inquiet. Je secoue la tête. Je dois donner le change malgré ma déception.

– Tu as fini de manger ? Allons nourrir les canards.

Détourner l’attention, ça marche toujours. Mon ami saute sur ses pieds. Il déchiquette le pain en petits morceaux qu’il lance dans l’eau. Son action attire les palmipèdes qui se précipitent vers lui. Un sourire se dessine sur son visage.

Il me tend de la mie. Pour lui faire plaisir, j’accepte de le jeter. Nous faisons ça jusqu’à ce que nos mains soient vides. Quelques cancanements nous parviennent, mais nous devons avouer notre impuissance.

– Regarde, il y a des canetons.

Tonio me fait signe. Des yeux, je suis son doigt. Des minuscules créatures s’approchent en battant des pattes. Une cane les surveille de près. Pendant quelques instants, je les fixe. Sans comprendre pourquoi je me sens malheureux. Peut-être que s’il y avait un de ses petits tout seuls, on pourrait dire que c’est moi. Il serait comme un idiot à ne pas savoir quoi faire. Quand il n’y aurait plus personne dans le canal à la nuit tombée, il y attendrait toujours. Il ne pleurerait pas parce qu’il aurait l’habitude d’être là. Il se contenterait de patienter.

Tonio coupe court à mes réflexions.

– Ils sont mignons, hein ?

– Ouais.

J’avoue qu’il n’a pas tort. On a envie de les caresser. Ils sont si délicats que je n’oserais pas. Mon attention se fixe sur l’eau. Mon corps est là, mais mon esprit est déjà loin. Je crois que je l’ai perdu en chemin. Une fois, je me suis dit que je pourrais me laisser tomber dans la rivière comme je ne savais pas nager. Mais j’avais peur. Peur que ça ne soit pas suffisant pour mourir. Je ne voulais pas qu’on me dispute, qu’on me frappe ou qu’on se moque de moi. Juste qu’on m’oublie. Disparaître pour être tranquille.

– Ça ne va pas Cliff ?

Tonio tire sur la manche de mon t-shirt pour attirer mon attention. Comment dire à un enfant qui pleure la mort de ses parents ces sombres pensées ? La dernière chose que je souhaite est de le voir triste.

– Je ne sais pas nager…

– On pourrait aller à la piscine ! Je t’apprendrais.

Il arrive à me tirer un sourire. C’est un garçon gentil, intelligent, plein d’enthousiasme. En général, tous les adultes l’adorent. Tout mon contraire. Les gens me surveillent toujours, en pensant que je vais faire un mauvais coup. Pourtant je tente d’être discret. Je ne dis rien, je fais ce qu’on me demande. Mais il paraît que mon regard est moqueur, ou alors méchant. Moi, je sais ce qui n’allait pas avant. Les gens n’avaient pas envie de s’approcher d’un gamin sale avec des vêtements abîmés.

Tonio garde la main sur mon bras comme s’il voulait me rassurer.

– Pour le moment, on est comme les canetons. Mais un jour, on aura une belle et grande famille.

C’est tout ce que je lui souhaite. Il le mérite. Seulement moi, je sais très bien que ça n’arrivera pas. Je m’en retourne m’asseoir sur le banc, et il me suit.

– Quand je serai adulte, je veux trois enfants : un garçon, une fille et un au hasard. Et toi ?

– Moi pas…

– Comment ça ?

Je soupire.

– Je n’en aurai pas.

Une phrase qui attire l’attention de Tonio.

– Pourquoi tu dis ça ?

– Parce que je suis réaliste. Déjà pour avoir des enfants, il faut être deux.

– Non, tu peux en adopter.

Il marque un point.

– Qui voudrait que j’adopte des enfants ?

Mon ami hausse les épaules.

– Les gens.

La question est sûrement trop complexe pour être débattue avec lui.

– Tu n’en veux même pas un ?

Je secoue la tête.

– Pourquoi ?

Cette interrogation, je ne m’y attendais pas. Le pire, c’est que je ne sais même pas quoi répondre.

– Je ne serais pas un bon père.

– Mais pourquoi ?

– Regarde-moi et tu comprendras.

Tonio me fixe en clignant des yeux.

– T’es très gentil et… Enfin, tout le monde serait amoureux de toi !

Je ne dis rien. Mais je pense qu’on ne doit pas vivre dans le même monde.

– Moi, je te souhaite d’avoir plein d’enfants et d’être heureux.

À ce moment-là, je reste muet. Mon regard se fixe sur mes mains. Si jamais je les frappe, ça fera beaucoup plus mal que ma mère. Alors il ne vaut mieux pas que j’en ai. C’est plus sûr. Personne ne souffrira comme ça.

Les doigts de Tonio se pose sur mon bras.

– Moi, je suis ton ami. Je ne te laisserai jamais seul. Tu seras toujours invité chez moi.

Il est gentil comme gamin. Mais je sais bien qu’un jour, il trouvera quelqu’un. À ce moment-là, il ne voudra pas s’encombrer de moi. Je retiens quand même ses mots parce qu’ils me font sourire. Ce n’est pas tous les jours qu’on me dit des choses aussi touchantes.


Texte publié par Nascana, 23 mai 2021 à 00h48
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