Clifford 1995 (34 ans)
– Salut, c’est sympa de venir me voir. Dommage que tu n’es pas ramené de pain pour les canards.
Mon regard va de la personne sur le banc à mon côté à l’eau qui coule devant nous. Nous sommes en face d’une rivière. Le soleil brille, mais les feuilles des arbres nous en protègent, formant un ombrage agréable contre la chaleur. Le vent léger nous caresse le visage.
– Quels canards ? Y a pas de canards.
– Tant mieux, on n’a pas de pain non plus.
C’est très étrange. Pourquoi je me retrouve à discuter avec quelqu’un qui n’est pas là ? Celle qui me fait face, c’est Savina. Or j’ai parfaitement conscience que c’est impossible.
– Tu m’as manqué. Tu as bien grandi. Quel homme, tu es devenu !
Je secoue la tête. Ce soir, je n’ai vraiment pas envie qu’on se moque de moi. Je sais bien que je ne suis pas à la hauteur.
– Alors ? Parle-moi de toi.
Que raconter ?
– Tu travailles ?
– Oui, je…
Pourquoi la première chose qui me vient à l’esprit c’est dire « je tue des gens » ? Je me reprends.
– Je change des pneus. Beaucoup de pneus.
Ça n’a rien de passionnant, mais c’est tout ce que j’ai pu trouver avec mon faux CV. D’ailleurs, j’ai peine à croire que ça a marché. Parce que la mécanique, je n’en ai pas beaucoup fait depuis la fin de mon diplôme. Si je retire celle que je pratiquais pendant mon temps libre.
– Tu as une femme ?
Elle n’a pas parlé de petite-amie. Tout de suite, du fait de mon âge, elle imagine une relation plus poussée.
– Oui.
Un sourire se dessine sur mon visage en pensant à mon ange.
– Comment est-elle ?
– Beaucoup trop jeune pour un vieux type comme moi. Enceinte aussi.
Cette conversation est ridicule.
– Félicitation, futur papa !
– Elle va avorter…
Savina murmure surprise avant de passer un bras autour de mes épaules.
– Parce qu’elle est trop jeune ?
– Non, pour moi.
Je fixe le visage de mon amie.
– Il faut être honnête. Tu en aurais voulu, toi, des enfants ?
– Bien sûr que oui…
Elle est franche, mais cette déclaration me fait étrange. C’est comme si je m’attendais à ce qu’elle me comprenne. À ce qu’elle me dise qu’elle avait trop peur pour oser sauter le pas. Dans mon esprit, je pensais qu’elle craindrait pour son enfant.
– Je ne suis pas mes parents. Je n’abandonnerais pas ma famille. Je ne la frapperais pas non plus.
Parle-t-elle vraiment pour elle ou alors est-ce que c’est mon cas qu’elle prend en exemple ?
– Ta femme, elle en pense quoi ? me demande-t-elle.
Je serre les dents, je serre les poings. Elle a raison. Je fais du mal à Mo après tout le bonheur qu’elle m’a donné.
– Elle le veut, elle.
Savina pose sa main sur la mienne. Elle est si pâle.
– Et qui elle a choisi pour l’avoir ? Toi ! Ça prouve qu’elle a confiance.
– Mais je brisais cette confiance. Si je n’étais pas capable de l’aimer ?
– Tu ne peux pas savoir avant d’avoir testé.
D’accord, je comprends l’idée, mais je ne peux pas le renvoyer au service après-vente s’il ne me plaît pas après période de test.
– En plus, je sais que tu es quelqu’un de très doux.
Je lève un sourcil, surpris.
– Tu te souviens quand tu es allée faire un câlin à Tonio parce que c’était l’anniversaire de la mort de ses parents et qu’il pleurait.
– Ce n’est pas pareil…
Elle secoue la tête.
– Pourquoi ? Si tu n’en avais rien eu à faire, tu l’aurais laissé sangloter en silence.
– Oui, mais…
Son doigt se pose sur mes lèvres.
– Autorise-toi des choses. Tu as le droit d’être amoureux. Tu as le droit d’avoir un enfant. Et surtout, tu as le droit d’être heureux.
– Parce que toi, tu croirais que je ferais un bon père ?
Sa réponse fuse et me traverse.
– Oui, sans le moindre doute.
Sonné, je la fixe. Elle n’a aucun doute sur la question ? Et Mo, alors ? Est-ce que c’est pareil ? Est-ce qu’elle pense sincèrement que je serais capable de remplir ce rôle difficile ? J’en suis soufflé.
Ses mains prennent les miennes.
– De tous ceux que j’ai connus, c’est toi que j’aurais choisi pour m’épauler.
Dommage que ça ne soit pas vrai.
– Cliff, mon grand. Regarde autour de toi. On est bien ici. Il fait bon, le paysage est plutôt joli et on a un banc pour poser ses fesses. Sauf qu’on a pas de pain pour donner aux canards.
– Y a pas de canards !
Elle soupire.
– Mais si tu te lèves et tu avances, tu en trouveras. C’est ce que tu dois faire : avancer et trouver de belles choses. Moi, je resterais là.
Savina se redresse pour aller récupérer une pelle près d’un arbre. Mon cœur se serre à cette vision. J’ai trop peur de comprendre. Avec un sourire, elle me la tend.
– Il est temps que j’aille me reposer. Tu veux bien mettre une bonne couche de terre afin que je n’aie pas froid ?
À ces mots, je me fige. C’est si dur, je n’ai pas envie de revivre ça.
– Tu pourras toujours venir me rendre visite. Mais n’oublie pas le pain pour les canards.
Je murmure entre mes dents.
– Y a pas de canards.
Elle disparaît. L’espace d’un instant, elle est là et l’autre, la fosse l’avale. Alors sans regarder, je jette des pelletées de terre. Il ne faut pas que je croise son visage pendant que je remplis le trou. Une odeur terreuse d’humus me monte aux narines. En un sens, je crois que c’est la chose la plus difficile que j’ai eu à faire dans toute ma vie. Qu’est-ce qui est le plus dur ? Accepter le fait que la personne est partie et ne reviendrait pas ? Ou bien, savoir qu’on aurait presque pu être là pour elle.
Quand il n’y a plus rien à faire tomber dans la tombe, je lâche la pelle. Elle chute sur le sol en provoquant un nuage de poussière. Personne n’en saura rien. La tête vide, je retourne m’effondrer sur le banc. Je me sens seul et isolé. Un caquetage attire mon attention. Mes yeux fixent l’eau qui me fait face. Au loin, je les aperçois. Trois canards, une famille… Il y a un mâle, une femelle et leur petit. Étrangement, il n’y en a qu’un.
– Dommage que je n’ai pas apporté de pain…
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