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Clifford 1995 (34 ans)

La jeune femme me fait signe de m’installer sur un canapé pour attendre. J’en profite pour faire comme Mo et détailler les cadres aux murs. Certains sont franchement pas mal. Beaucoup plus réussi que le serpent que je me trimballe sur l’avant-bras. Après c’est toujours mieux que ce qu’il y avait en dessous. Si l’on excepte celle sur ma joue, c’était l’une de mes cicatrices les plus voyantes. Rien que de penser à cela, je sens la migraine me gagner. C’est psychologique bien sûr. Je tente de ne pas me rappeler de ce qui s’est passé. Surtout qu’en plus, aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Mo. Pas question de gâcher ça avec des réflexions qui ne mènent à rien.

Je m’interroge sur le temps que cela prendra. Je ne connaît pas trop la taille des fleurs qu’elle souhaite, ni si elle désire un bouquet ou une plante solitaire. Au moins, j’aurais une surprise en la voyant.

– Cliff ?

Cela dit, je ne m’attendais pas à la revoir si vite.

– Tu as déjà terminé ?

Je hausse un sourcil. Ce serait vraiment trop rapide… Peut-être qu’elle est effrayée… En vitesse, je me lève.

– Non. Mais c’est toi qui vas te faire tatouer !

– Pardon ?

Je ne comprends plus rien. Elle le voulait pourtant ce tatouage.

Avec douceur, Mo prend mes mains dans les siennes.

– Pourquoi ? Tu as changé d’avis ?

De la tête, elle me fait signe que non.

– C’est juste que je ne peux pas me faire tatouer actuellement. Du coup, je reprendrais rendez-vous plus tard. Mais je ne veux pas gâcher ça alors autant le rentabiliser sur ton bras.

Sa main se pose sur le serpent gravé sur ma peau.

– Toi-même, tu ne l’aimes pas.

C’est la vérité. Seulement, je ne comprends pas pourquoi… Brusquement, la peur me noue l’estomac. Si jamais elle était malade, que ferais-je ?

– Est-ce que…

Mais Mo continu de me sourire.

– Assieds-toi, beau gosse.

Je n’aime vraiment pas ça. J’obéis quand même et me laisse retomber sur le canapé. Elle prend ma main pour la poser sur son ventre.

– Je ne peux pas me faire tatouer parce que je suis enceinte.

Son visage rayonne à ses mots.

Putain de merde…

L’espace d’un instant, c’est le trou noir dans mon esprit. Pour peu, je me demanderais ce que je fais là. Comment est-ce qu’elle a pu tomber enceinte ? Non, elle est complètement conne cette question. Elle ne prend pas de contraceptif depuis au moins cinq mois. Quant à nos moments intimes, ils sont bien existants. Qu’est-ce que je croyais ? Que ça n’arriverait jamais parce que je ne le voulais pas ?

Mo me saute au cou. Tout son être paraît éclatant de bonheur. Elle est heureuse. Je dois mettre de côté mes appréhensions. Je ne souhaite pas lui gâcher ce bon moment. Mes bras l’enlacent d’eux-mêmes. Je la serre contre moi, parce que quand j’entends son cœur battre si proche du mien, je me sens rassuré.

Des claquements attirent mon oreille. En me retournant, je prends conscience que ce sont les applaudissements de l’agent d’accueil. Tout le monde a l’air heureux, alors pourquoi moi je ne le suis pas ?

Mon ange paraît saisir ce qui ne va pas. Elle approche son visage du mien pour déposer un baiser sur mon front. Ses lèvres douces me font du bien.

– Si tu ne veux pas du tatouage et que tu préfères rentrer, ce n’est pas grave. Je n’aurais peut-être pas dû préparer ça…

– Depuis quand tu le sais ?

– Ce matin. Je suis allée acheter un test de grossesse à la pharmacie.

Je ne dis rien parce que je ne vois pas quoi ajouter.

– Je voulais te faire une surprise. Je suis désolée. En plus, je sais que tu détestes ton vieux tatouage alors je me suis dit que cela pourrait être le moment de changer pour un joli. J’ai fait un dessin ce matin. C’était stupide, je m’en veux…

Ma main passe sur le serpent rabougri imprimé sur mon avant-bras.

– Il est beau ?

– Pardon ?

Mo me regarde surprise.

– Le dessin, il est beau ?

Elle hoche la tête.

– J’y ai mis tout mon cœur.

– Alors, je ne vais pas rater ça.

Je me redresse. Il n’est pas dit que j’aurais peur des anguilles, seulement du gamin qui pousse dans le ventre de ma compagne.

Sa main prend la mienne pour la serrer tendrement. Elle me regarde comme si j’étais un homme exceptionnel. Je ne comprends pas vraiment ce que j’ai fait, à part lever mes fesses du canapé. Pas besoin d’applaudissement pour ça.

Je suis le tatoueur qui m’installe dans une pièce annexe.

– Je vais vous montrer le dessin, si vous voulez, me propose-t-il.

– Ça ira. J’ai totalement confiance.

C’est vrai. Je sais que Mo aura cherché un motif qui me plaira. Je suis moins stressé pour ça que l’histoire du gamin. De tout cœur, je tente de chasser ça de mon esprit. J’ose espérer que j’aurai mal quand il me tatouera au moins comme ça, j’oublierais le reste. Dommage que je résiste assez bien à la douleur.

Pendant plusieurs heures, je subis sans broncher le supplice de l’aiguille. Très souvent le tatoueur s’enquiert de mon état. Je vais bien. Sauf que Mo est enceinte, mais contre ça, il n’y peut pas grand-chose. Il loue ma grande capacité d’abstraction. La force de l’habitude, j’ai envie de lui dire.

Tout pris à mes réflexions, je ne me rends pas compte que le tatoueur a terminé son travail. Les contours sont finis. Il m’annonce un second rendez-vous pour faire le remplissage et m’incite à me reposer ainsi qu’à récupérer des forces. Si ça ne tenait qu’à moi, on aurait fini ce soir. Cela fait trois heures qu’il s’occupe de mon bras, il doit sûrement avoir envie de rentrer chez lui. Je me demande quelle heure il est ?

– Je vous le montre dans le miroir et après j’emballe le tout ?

Je hoche la tête. Je ne suis pas causant en temps normal, mais là c’est encore pire. La situation est complètement idiote. J’ai peur de retrouver Mo. Elle, si heureuse alors que moi, je me sens mal. La différence est visible. Il ne lui faudra pas longtemps pour comprendre. Non, elle a déjà compris.

Mon regard erre sur mon tatouage sans le voir. Mon esprit ne pense qu’à une chose. Il ne faut pas que mon ange se rende compte de mon trouble. Avant, je pouvais toujours dire que c’était parce que je n’avais pas prévu de me faire tatouer. À présent, il faut que je retrouve mon calme apparent même si mes pensées sont chaotiques.

– Il est magnifique ! s’écrit une voix que je connais trop.

Mon cœur se met à battre plus fort. Bravo pour l’air détendu.

Enfin, je m’intéresse à ce que ma compagne regarde. Elle a raison, c’est du bon travail. Sur mon bras : un ange aux yeux bandés pleure, mains tendues. Autour de lui, des chaînes ainsi que des roses. À ses pieds, un crâne laisse sortir par l’un de ses orbites un serpent menaçant. J’en reste bouche bée. Mo me connaît vraiment bien. D’ailleurs, je lui trouve des traits communs avec le personnage sur mon triceps, le piercing à la lèvre en moins.

– Il te plaît ? demande Mo en glissant sa main dans la mienne.

– Oui…

Ma voix est un murmure. Aurais-je vécu trop d’émotion dans la journée ? En tout cas, la suite des événements passe en un éclair. Mon bras est emballé dans un bandage qui cache les dessins à ma vue. Je ne les redécouvrirai que demain.

Après avoir payé, nous quittons la boutique. Je me retrouve dans le bus avec Mo. Mes yeux suivent la route sans la voir, mon esprit est à la dérive.