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Moéna 1995 (18 ans)

Cliff s’installe contre la paroi du véhicule. Je prends la place extérieure. Aussitôt assise, je me rapproche de lui. Si je pouvais, je voyagerais sur ses genoux. L’idée lui déplairait, j’en suis sûr. Alors je me contente de place ma tête sur son torse. Avec lui, je me sens en sécurité. J’ai parfois l’impression qu’elle me protégera de tout. C’est stupide, j’en ai conscience, mais je me suis bien à ses côtés.

Sans un mot, il pose sa joue sur le sommet de mon crâne. Son geste est délicat. Sa main tient toujours la mienne, présence rassurante. C’est étrange, depuis que ma vie a changé et que je peux être avoir lui, je me sens plus vulnérable.

Enfin être avec lui, ce n’est possible que depuis aujourd’hui si on est logique. Maintenant, on ne risque plus rien de ce côté-là. Dans un sens tant mieux. Après tout, j’ai une nouvelle à lui annoncer. J’espère que ça lui fera plaisir. Il y a eu tellement de jolies choses dans ma vie en peu de temps que j’avoue en être chamboulée.

– À quoi tu penses ? me chuchote Cliff.

– Que je vais pouvoir passer une longue et belle vie avec toi…

– Vraiment ? Rester avec un vieux type casse-couille, toute ta vie ? Je te plains.

Je lui donne un coup de coude.

– Tu n’es pas casse-couille !

– D’accord. Juste vieux et moche alors !

Il m’énerve. Je sais bien qu’il me cherche exprès, mais cela peut s’avérer agaçant. Parce que moi, je l’aime comme il est. D’accord, au départ je n’ai pas fait attention aux détails, et je m’en fichais un peu. Je voulais seulement son aide. Mais comment ne pas craquer face à un homme aussi agréable ? Il prend toujours soin de moi. Il tente de me faire plaisir par tous les moyens. Il me rassure en permanence.

– N’insulte pas l’homme que j’aime. Il est extraordinaire.

– Bah, tu me le présenteras alors. Parce qu’on ne doit pas parler de la même personne.

Pour toute réponse, je lui tire la langue. Ça lui apprendra à me raconter n’importe quoi. Je suis surprise de le voir prendre ça pour une invitation. Cliff se jette sur ma bouche pour m’embrasser. Sa chaleur embrase mon corps. Ses doigts qui caressent ma nuque me font frissonner. Quand je suis dans ses bras, j’ai du mal à imaginer qu’un autre homme pourrait m’offrir ce qu’il me donne chaque jour. Comment pourrais-je me sentir bien sans lui ?

Il paraît si froid puis arrive un moment où brusquement, il décide de révéler ce qu’il cache en lui : un amour brûlant qui me fait tourner la tête. Sa douceur me bouleverse. Comment ai-je pu croire que quelqu’un comme lui ne pouvait pas exister ? Que la violence que les autres avaient pour moi était normale ?

Cliff se détache de moi pour regarder le paysage et les arrêts qui défilent. On n’a pas pris la moto pour ne pas s’embêter avec les casques. Du coup, on se retrouve à utiliser le bus. Je ne crois pas que ça l’enchante. Trop de monde dans un endroit réduit. La possibilité de se prendre un coup de couteau sans savoir d’où ça vient. Je me demande quelles sont les statistiques sur ce phénomène ?

– On descend à la prochaine.

À nouveau, je me serre contre lui. Mes paupières se ferment alors que je profite de sa présence. Je me sens un peu fatiguée ces temps-ci.

Mon amoureux me tapote gentiment la main, une façon de me faire comprendre que nous nous arrêtons là. Je me lève avec précaution puisque le bus roule toujours. Cliff me rejoint et passe son bras autour de ma taille. Le véhicule ralenti puis se fige et ouvre ses portes. Nous descendons.

Après quelques minutes de marche dans les rues du centre-ville aux trottoirs parfois inexistants, nous traversons pour gagner une petite place. Les boutiques installées dans un renfoncement font face au parking. Tout est fait pour qu’on puisse s’arrêter pendant quelques instants, histoire d’acheter une baguette de pain, des timbres ou récupérer ses médicaments. Tout au bout se trouve une boutique de tatouage. Je sais d’avance que c’est là que nous nous rendons. Je rêve d’un tatouage depuis quelque temps. Cliff me l’a promis pour mon anniversaire.

Il s’avance, m’ouvre la porte et m’invite à entrer. Le sourire jusqu’aux oreilles, je le suis. Il va falloir que je m’entretienne avec le tatoueur.

– Bonjour.

Une jeune fille se tourne vers nous. Je me rapproche du comptoir sur lequel elle s’appuie. Derrière elle, sur le mur dans des cadres, on peut voir plusieurs dessins sans doute faits par les artistes qui travaillent là. Mon regard erre sur chacun d’eux. Je suis béate d’admiration. Évidemment, je ne sais pas avec qui Cliff a pris rendez-vous.

Certaines des œuvres sont totalement en noir et blanc, accompagnées de nuance de gris du meilleur effet. D’autres sont de magnifiques fleurs aux pétales teintés de couleur vive. Les derniers sont plus abstraits composés de formes géométriques où se mêlent des touches de bleu turquoise, rose bonbon, vert pomme et rouge sang.

Je ne peux m’empêcher de m’interroger sur le choix du tatoueur. J’ai toujours rêvé d’un bouquet en noir et blanc, seulement devant les notes de couleurs l’envie me prend d’en ajouter. Face à mon air médusé, c’est Cliff qui parle à ma place.

– Bonjour, j’ai pris un rendez-vous. Au nom de Délos.

Savoir qu’il a choisi son propre nom pour prendre le rendez-vous, me rend heureuse. Il m’en faut peu. Ce n’est pourtant pas le moment choisi pour rêvasser.

La fille du comptoir jette un coup d’œil dans son agenda. Elle redresse la tête.

– C’est parfait. C’est pour lequel d’entre vous ?

Clifford me désigne d’un petit geste du menton.

– Ma femme.

C’est incroyable la façon dont il fait battre mon cœur lorsqu’il prononce ces mots. Il n’y a pas de doute sur notre relation. Il me voit comme sa compagne.

– Je t’attends ici ?

– Oui.

Je lui fais un clin d’œil.

– Ne t’en fais pas, ça ira.

À croire qu’il est plus stressé que moi. Sûr que si c’était pour lui, il serait resté stoïque. Le genre force de la nature. De toute façon, je serai bientôt fixé. Je sors le papier plié dans mon sac, j’y ai fait un croquis sommaire de ce que je désire. Sûr que Cliff ne va pas en revenir.