Clifford 1975 (14 ans)
Quand je rentre, je fais toujours bien attention de respecter les règles. Mes mains poussent délicatement la porte, dans le souci de faire le moins de bruit possible. J’essuie mes chaussures avant de les ranger dans le meuble. Mon manteau atterrit sur le porte-manteau. Je n’ai plus qu’à remonter mon sac dans la chambre puis laver mes mains.
Une fois, j’ai oublié de le faire et Monsieur Safard s’en est rendu compte. Je sais déjà qu’il ne m’apprécie pas. Il n’a qu’une envie : me faire repartir en foyer. Cette idée m’effraye. Du coup, je fais mon possible pour bien faire ce qu’on me demande. Il ne faut pas que je me fasse remarquer que ce soit ici ou au collège. Une chose peu simple lorsque l’on fait ma taille.
Alors que je vais m’élancer dans les escaliers, une voix m’interpelle.
– Clifford, est-ce que c’est toi ?
Je déglutis difficilement.
– Oui.
Une peur sourde s’empare de mon corps. Pourtant, je fais mon maximum pour rester calme.
– Est-ce que tu peux venir dans le salon, s’il te plaît ?
– D’accord.
Mes mains sont moites. Qu’est-ce que j’ai pu mal faire ? Mon cœur s’accélère alors que je chemine dans le couloir. Elle ne veut plus de moi. J’ai fait mon possible, mais ça ne sert à rien, je vais devoir quitter la maison.
Puisque je ne peux pas fuir, je pousse la porte. Derrière se trouvent Madame Safard installé sur le canapé ainsi que Tonio et Savina sur les fauteuils. Eux aussi, ils sont en famille d’accueil. Je retiens mon souffle. Est-ce qu’ils m’attendent pour me dire que je les ennuie et qu’ils ne souhaitent plus ma présence dans leur foyer ?
– Vous vouliez me voir ?
Étrangement, Madame Safard sourit. Sans doute parce qu’elle va se débarrasser de moi.
– Nous t’attendions.
– Vraiment ?
Perdu, je ne sais trop quoi dire. La voix de Tonio brise le silence. Il a trois ans de moins que moi, mais il est si petit qu’on lui donne souvent moins que ces onze ans.
– Oui, Cliff, on avait besoin de toi. On n’allait pas commencer sans toi !
Il bondit sur ses pieds avec un large sourire. De quoi parle-t-il ? Comme je ne bouge pas et que le jeune garçon trépigne d’impatience, Savina me prend par la main.
– Viens, Cliff ! Nous allons te montrer.
J’hésite. Est-ce que j’ai le droit ? En plus, je n’ai pas rangé mon sac. J’en parle, histoire de voir si c’est ou non, un test.
Madame Safard intervient.
– Tu peux le laisser là, si tu veux.
Je n’ose pas le faire.
La jolie brune de deux ans mon aînée, prend la parole à son tour.
– Va donc poser ton sac et rejoins-nous dans le couloir.
Toujours stressé, je profite de l’opportunité qui m’est offerte pour fuir. Pour le moment, je reste ici. Seulement, je ne sais pas de quoi sera fait le futur. Mes pas résonnent dans l’escalier. Lorsque j’en prends conscience, j’adopte une façon de marcher plus souple.
Dans la chambre que je partage avec Tonio, je reprends enfin mon souffle. Les surprises n’ont pas la cote dans mon cœur. Ça me rend nerveux. Cependant comme je ne peux plus reculer, je rejoins les autres.
– Qu’est-ce que…
– C’est le premier décembre, tu n’as pas oublié ? me demande Savina. C’est l’heure de décorer son sapin de Noël.
Je n’y avais pas pensé. Chez moi, il n’y avait jamais de sapin ou de décoration, pas plus que de famille ou de cadeau. On pourra dire que c’est mon premier Noël depuis que je suis en âge de comprendre.
– Aide-moi à choisir Cliff !
La voix de Tonio me ramène au temps présent. Je m’approche. Le contenu de la boîte attire mon regard : des boules en verre scintillantes et des guirlandes brillantes. Ses mains fouillent dans un carton dans lequel il pourrait disparaître tant il est penché en avant. Dressé fièrement à côté de la porte de derrière, un arbre nous attend.
– Aide-moi, Cliff ! répète le garçon.
Ils veulent décorer un sapin pour Noël. Je n’en ai jamais vraiment fait. Pour ne pas blesser Tonio, j’accepte de lui donner un coup de main. Après tout si je lui tends les éléments, je participe sans avoir à placer les décorations.
– Donne-moi ce qui te plaît et je les installerais sur le sapin.
Le jeune garçon à lunette me paraît des plus excités. Nous n’avons que trois ans d’écart, mais nous sommes très différents. Il est solaire et aimé de tous les adultes qu’il croise. Tout le contraire de moi que l’on soupçonne toujours du pire. Pourtant, je ne fais rien de mal. J’attire les regards noirs. On me surveille sans cesse comme si j’allais voler ou casser quelque chose.
De retour dans le présent, je me prends au jeu et m’amuse à lui tendre tout ce qui me tombe sous la main. Le plus exceptionnel, c’est qu’il arrive toujours à trouver de la place pour n’importe quelle boule que je lui fournis. À croire que c’est un don.
– À ton tour, déclare Savina en posant dans ma main une boule rouge et dorée.
Perdu, je me retrouve avec une décoration, à laquelle je dois trouver un emplacement.
– Qu’est-ce que tu veux…
– Maintenant que tu as commencé, tu es obligé de nous aider, déclare avec un sourire Savina.
Quand elle est ainsi, elle me paraît encore plus magnifique.
– Mets-là dans l’arbre. Tu as aussi le droit de participer.
J’hésite, mais ils savent se monter convainquant tous les deux. À force d’encouragement et de sollicitation, je pose la décoration sur le sapin. Cela me vaut leurs applaudissements. Pourtant, je n’ai rien fait d’exceptionnel.
C’est ainsi que je me retrouve à faire comme eux. Le temps passe et j’oublie tout ce qui m’entoure. Seul compte l’envie de faire l’arbre le plus beau possible.
Alors que nous terminons, madame Safard apparaît avec son appareil photo polaroid à la main. Sur sa demande, nous posons devant notre oeuvre. Peu après, qu’elle est actionnée le mécanisme, nous voyons une photo sortir. Tonio se précipite pour la récupérer. Le cliché patiente entre ses doigts, le temps que l’image se forme. Quand enfin, nous apparaissons dessus, je suis surpris de découvrir que je souris. Une chose que je n’aurais pas crue possible. Suis-je si heureux ? Peut-être est-ce dû au fait que je ne serais pas seul pour cette fête, cette année. Plus besoin de faire semblant. Je serais comme les autres pour une fois.
– Je vais accrocher la photo dans la chambre ! Tu veux bien Cliff ?
J’acquiesce. Pourquoi refuser ? Nous avons un tableau en liège dans notre chambre. Tonio prend plaisir à le mettre à jour. Il y place chaque semaine de nouveaux éléments en retirant les plus anciens. Moi, je suis l’affaire de loin.
Avec un sourire, madame Safard inscrit la date sur le cliché. Ainsi, nous saurons de quel Noël il s’agit. Une fois cela fait, Tonio m’entraîne dans la chambre pour le ranger. Devant son tableau, il retire les punaises qui tiennent la photo de l’année dernière. Je n’étais pas encore là.
– On va enfin mettre une photo de nous trois.
Avec un sourire, il ajoute :
– Voilà ma famille.
Ainsi moi aussi, je compte dedans. Comme quoi il faut un début à tout. Première fois qu’on fait un sapin et première fois que je me sens intégré. J’espère que l’année sera riche en bonnes surprises. Ici au moins, j’ai une famille même si elle n’est pas comme les autres. C’est l’essentiel.
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