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volume 5, Chapitre 1 « Étoile Naissante » volume 5, Chapitre 1

Les yeux dans le vague, il la regardait qui s’éloignait, ni tout à fait jeune fille, ni tout à fait enfant, mais un imago en devenir. La main sur le seuil de la porte, il contemplait les traces de pas qu’elle laissait derrière elle, à mesure qu’elle cheminait. A demi-effacées par les flocons qui s’appesantissaient plus que de raison, ils semblaient ne jamais vouloir disparaître. Toutefois, à mesure que les grains de ciel tourbillonnaient, ils effaçaient peu à peu le souvenir de son passage. Pourtant, il ne bougeait pas ; immobile sur le pas de la porte, il aurait souhaité ajouter autre chose, mais ses yeux avaient parlé pour lui et le silence en avait recueilli l’écho. Dans le fond de l’atelier, il avait crut entendre un grattement et il avait fait semblant de rien. Les enfants grandissent et un jour ils sont devenus autres ; le masque dont on les avait affublés se fissure et révèle alors une tout autre nature.

Ester était née un jour où le ciel faisait pleuvoir en son sein mille étoiles, dans la chaleur des mois d’été. Il l’avait mise au monde, dans les coutumières odeurs de sueur, d’herbes et de sang. Son premier cri avait tardé cependant, et il l’avait crue mort-née. Mais tandis qu’il s’apprêtait à l’envelopper dans un de ces linceuls de draps qu’il destinait à ces petits anges prématurément arrachés au monde, elle avait poussé un cri perçant. Un cri aigu, plein de vaillance, plein de courage.

Sa mère, une femme de misère, une prostituée, que le malheur avait mise enceinte, gisait sur la table d’accouchement. Son sexe laissait échapper les quelques dernières gouttes de sang. Son visage livide était figé en un éternel masque de douleur. Le courage dont elle avait fait preuve pendant le travail, elle l’avait cédé à son enfant dans un ultime râle.

Alors il l’avait gardée. Dans sa chaumière au fond des bois, au milieu des bocaux et des plantes médicinales, il s’était improvisé père. Lui, que la Nature n’avait pourvu du don de procréation, avait serré avec toute la tendresse du monde cette enfant inespérée.

Encore vêtue de ses écots de chair, il l’avait tenue entre ses bras, elle qui aurait trouvé refuge au creux de sa paume, alors qu’il fermait les paupières de celle qui fut, le temps de deux saisons, mère. La main tendue, il avait recueilli un peu de ce lait, qui parsème et enchante les ténèbres, puis lui avait donné son auriculaire qu’elle s’était mise à téter avec gourmandise. Comment allait-il la nommer ? Joyeuse, elle avait ouvert de grands yeux liquides couleur eau. Longtemps, il l’avait regardée jusqu’à ce que le sommeil eût raison de sa vitalité. Endormie, il partit en direction du lac ; dans le ciel, les étoiles brillaient et la lune était sereine ; à sa surface, des choses blanches et scintillantes flottaient. L’ayant déposée au creux d’une roche moussue, il se mit à nu et, s’emparant de son couteau de chasse, il plongea dans les eaux glacées de l’étendue liquide. Le visage tourné vers la voûte, il enfonça sa lame dans sa poitrine, retenant le cri que lui infligeait la douleur. Il écarta alors les chairs de son sein et se saisit de l’une des pierres de ciel qu’il glissa à l’intérieur, avant de refermer la plaie ; de père, il deviendrait alors mère pour, un jour, redevenir père.

Ainsi était-il devenu mère, et avait pris soin de ce petit être en tant que telle. Tantôt elle la laissait téter à ce sein dont il s’était pourvu, tantôt il la berçait contre lui, la protégeant du reste du monde de ses bras aimants. De ses lèvres s’échappaient des berceuses d’un autre temps, des berceuses que sa mère elle-même lui chantait lorsqu’il était petit. Alors dans ces instants intimes, ces instants de bonheur qu’il ne partageait qu’avec son Esther, il se sentait enfin mère ; prêt à tout pour la chair qui n’était pas de la sienne, mais pour laquelle il était prêt à donner jusqu’à la dernière goutte de son sang.

Ce fut ainsi, que de rêve et de matière, il avait façonné ce corps de chair. De matière et de chair, il était devenu en ce soir-là une chimère et la lune avait accédé à sa prière. Tu la baptiseras Esther, avait-elle alors soufflé à son oreille, car elle est née une nuit d’été sous un ciel embrasé par une pluie d’étoiles. Les yeux mouillés, il s’était agenouillé et l’avait regardé. Encore prisonnière d’un sommeil qu’il savait plein de rêves, il attrapa l’un de ces fragments de cristal qui de la nuit sombrait et le déposa sur son front.

— Tu te nommeras Esther, avait-il alors murmuré, cependant qu’elle s’éveillait et ouvrait de grands yeux couleur eau.

Dans sa poitrine, la douleur, enfin, s’estompait et ses lèvres s’étirèrent en un sourire qui n’était ni tout à fait celui d’un père, ni tout à fait celui d’une mère.


Texte publié par Diogene, 2 février 2022 à 21h10
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