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volume 1, Chapitre 21 « Le Fils du Pêcheur de Lune » volume 1, Chapitre 21

Comme tous les soirs, l’enfant l’attendait au bord du lac, tandis que dans le ciel fracturé et fissuré se répandaient les couleurs pourpres et chaudes du crépuscule. Adossé contre la souche pourrissante d’un vieux chêne, il aimait à se souvenir de leur rencontre.

C’était un soir. Un soir comme tous les autres soirs, il faisait nuit noire. Dehors, les lampadaires souffreteux éclaboussaient la rue de leur clarté blafarde. Penché par la fenêtre, il contemplait les ombres qui dansaient, s’imaginant des chevaliers terrassant des dragons, des princesses abattant des géants, des orchestres de chatzmen jouant au clair de lune. Or d’ordinaire si silencieuse, le calme de la nuit fut soudain troublé par un étrange bruit. Pas le feulement d’un chat errant, le hululement d’un chat-huant, encore moins le sifflement d’un rat des champs.

Non ! Non ! Rien de tout cela !

C’était seulement le frottement d’un pas traînant, le raclement d’une botte qui frotte le parement, le couinement d’une roue grinçante, le son d’un voile que l’on déchire.

Intrigué, surpris, l’enfant s’était alors penché. Mais point d’ombre, non plus de silhouette qui trimballerait sa guêtre dans la ruelle. Il n’y avait rien, personne, pas même le souffle d’un être vivant. Secoués par le vent, les vieux lampadaires branlants se balançaient doucement et éclaboussaient de leur clarté souffreteuse les façades des maisons muettes. Déçu, l’enfant allait pour s’en rasseoir, quand la présence si fit tout coup plus proche.

L’avait-il ressentie, entendue ?

Il l’ignorait ! Il devinait seulement que quelqu’un était tout près. À pas de loup, il était alors descendu, avant de sortir dans le jardin. Il se souvenait qu’il fallait plisser les yeux pour voir le petit peuple. Ainsi, couché au milieu des fourrés, les paupières presque closes, respirant aussi lentement que possible, il scrutait la ruelle endormie. Les bruits se rapprochaient : couinement d’une roue fatigué, frappe d’une canne contre le pavement. Inquiet, il ne distinguait rien, pas même l’ombre d’une silhouette, comme les sons devenaient de plus en plus forts. Hélas, il ne pouvait demeurer plus longtemps. Mouillé, il sentait le froid s’insinuer et lui mordre cruellement les chairs.

Dépité, de retour dans son lit, changé et séché, il s’endormit aussitôt, se promettant toutefois de le surprendre le lendemain. Ce fut ainsi que, de nuit en nuit, il guetta l’invisible sans jamais le découvrir. Cependant, un soir que la ville était plongée dans le noir, qu’il était penché par la fenêtre de sa chambre, il avait aperçu la silhouette d’un étrange vieillard, tirant une charrette au moins aussi âgée que lui. Un immense bâton à la main, il marchait, en direction de la forêt située au bout de la rue.

Pourtant il n’avait osé le suivre, ni même oser percer son secret.

Était-ce par peur ou par respect pour cet être singulier qui cheminait ainsi dans les ténèbres ? Il l’ignorait.

Alors, dans le secret de son cœur, il fit le vœu d’être en mesure, quand il le voudrait, d’éteindre les lumières artificielles.

Les étoiles avaient-elles ouï son appel ? La lune avait-elle exaucé son souhait ?

Encore une fois, il n’en possédait pas la réponse, seulement le pouvoir.

C’est ainsi que chaque soir, alors que la ville s’endormait, que minuit s’en venait, qu’il entendait les grincements de l’essieu fatigué, il frappait dans ses mains et plongeait la cité dans l’obscurité. Indifférent, l’homme cheminait toujours alerte, tirant derrière lui sa lourde carriole, cependant que l’enfant marchait sur ses pas. Silencieux, il le suivait jusqu’à l’orée de la forêt, où il demeurait quelques instants, avant de se précipiter dans les fourrés qui bordaient le lac. De là, il l’observait. Les mains placées au niveau du front, il avait d’abord pensé qu’il souffrait, comme il l’avait lu dans un obscur ouvrage, d’astrophobie, puis il avait compris qu’il se protégeait seulement de la clarté trop vive de la lune, reflétée par la surface limpide. Sa canne entre les doigts, il lançait sa ligne d’un geste souple, cependant qu’il regardait filer son hameçon dans les ténèbres avant qu’il ne heurtât les eaux paisibles. Parfois, il ramenait des prises et la rejetait, car ce n’était pas la bonne ; d’autre fois non. Mais, toujours quand il la remontait, il saluait l’astre solitaire et murmurait, tandis que des larmes roulaient le long de ses joues :

— Bientôt ! Bientôt !

Et la lune de lui répondre :

— Je sais. Je sais.

Ainsi en allait-il chaque nuit. Chaque nuit, il s’en venait et pêchait ; il pêchait et toujours s’adressait à la lune perdue dans les ténèbres, avant de reprendre le même chemin en arrière. Mais l’enfant n’avait pas osé pas lui demander, n’avait pas osé s’approcher de ce vieil homme qui marchait sans être vu dans la lumière ; ce vieil homme dont le cœur s’était égaré.

Alors qu’un jour, il était parti et que l’enfant l’avait suivi, ils étaient montés ensemble jusqu’au firmament, lui tirant sa carriole, l’autre caché dedans. Arrivé chez lui, deux étoiles derrière Vénus, s’étant assoupi, l’enfant était sorti à son tour et avait cheminé vers la lune où une dame, faite de rêver et de matière l’attendait. Agenouillée, la main posée sur son front, elle lui glissa quelques mots à l’oreille, avant de lui confier un petit paquet. L’enfant avait acquiescé, puis s’en était retourné dans sa chambrée. Sans un mot, il avait contemplé une dernière fois la ville assoupie et avait frappé des mains. Aussitôt, une vive clarté avait alors envahi la rue comme si de rien ne s’était passé et s’était endormi.

Le lendemain soir, sitôt la nuit venue, il n’éteignit pas les lumières de la ville. A la place, il se précipita au bord du lac. Là, en lisière de sous-bois, il dénoua le paquet que lui avait remis, la veille, la Dame de la Lune. A l’intérieur, il découvrit une grosse perle qu’il glissa sous sa langue, comme elle le lui avait ordonné de faire. Ensuite, il s’était glissé dans les eaux glacées, cependant que des écailles argentées avaient peu à peu couvert son être.

Regrettait-il son choix ? regrettait-il d’être à ses côtés ?

Silencieux, il regardait le vieil homme amorcé sa ligne, passé l’appât autour de la tige de métal, et sourire, surtout sourire lorsque, balançant son hameçon dans la nuit, leurs yeux se croisaient.

Alors, en cet instant, il se souvenait ! il se souvenait de ce moment où il avait surgi du ventre de la bête ouverte.

De là-haut, la lune les contemplait et, de temps à autre, la dame en sortait et les saluait, alors ils savaient que la pêche serait bonne et qu’à l’aurore ils se retrouveraient et la partageraient.


Texte publié par Diogene, 22 janvier 2022 à 11h02
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