Pourquoi vous inscrire ?
«
»
volume 1, Chapitre 12 « Mater Nocturnis » volume 1, Chapitre 12

Elle se saisit soudain de la créature qui flottait entre deux eaux ; ses yeux noirs et globuleux la fixaient. Sa queue chétive était encadrée de deux pattes atrophiées. Laideur, tel aurait pu être le nom de son têtard. A peine plus grande que l’ongle de son pouce, il se recroquevillait au creux de sa paume, en même temps qu’il portait un regard énamouré sur sa maîtresse. Celle-ci hésitait. Les murs froids de la pièce demeuraient muets et le feu mugissant dans l’âtre la narguait. Elle soupira, puis remit le minuscule animal dans sa mare. Il était encore trop tôt, les fumets qui s’échappaient de son chaudron étaient là pour le lui rappeler. Elle s’en approcha. Il ne flottait que de bas morceaux, tout juste bons à donner aux pourceaux. Ou peut-être…

Dehors, des grognements sourds, vague profonde et rugissante, s’élevaient de ventres affamés. Elle contemplait la marmite. Brusquement, elle l’attrapa comme s’il ne s’agissait que d’un poids mort. Dans son bocal, l’être froid avait cessé de nager et la fixait avide. Elle descendait les marches d’un pas léger et altier, ne paraissant pas souffrir de la masse pesante suspendue à son bras. Comme elle s’apprêtait à ouvrir la porte, elle s’arrêta un instant, les sourcils froncés.

– As-tu entendu ?, murmura-t-elle dans le vide ; un sourire étrange flottait sur ses lèvres couleur carmin.

Elle hésitait, tenant toujours à bout de bras la marmite qui se balançait doucement.

– Navrée, mais vous devrez attendre encore un peu, chuchota-t-elle en s’en retournant vers ses fourneaux.

Sans ménagement, elle la pendit à la crémaillère et se dépêcha d’aller chercher quelques bûches pour attiser le feu mourant. Elle ne pouvait accueillir autrement un voyageur de qualité.

Bientôt, dans l’âtre, le feu ronfla et diffusa une chaleur bienvenue. Des flammes dansaient dans ses yeux. Mais était-ce là le reflet du brasier dans la cheminée ou bien était-ce l’éclat de celui qui brûlait du fond de ses prunelles ? Avec une lenteur calculée, elle se releva. Au-dessus du foyer, des rangées de bocaux de verre ou de grès n’attendaient qu’un geste de sa part. Elle caressa un long moment le linteau. Elle hésitait. Sa main flottait au sommet de l’un, s’enfuyait, puis revenait. Le choix était délicat et la mesure nécessaire ; tout excès nuirait à sa préparation. Elle se saisit soudain d’un pot en grès noir, lourd et courtaud, bouché par un bouchon en liège. Posé sur son ventre, le récipient ressemblait à un enfançon tétant le sein de sa mère. Elle s’apprêtait à l’ouvrir, quand des coups sourds retentirent.

– Qu’en penses-tu ? susurra-t-elle à l’adresse du pot encore lové contre elle et qui, désormais, se fondait dans sa chair.

Son ventre ainsi enflé, elle descendit avec difficulté les quelques marches qui la séparaient de la porte d’où résonnaient les coups. Elle s’avança en boitant vers l’entrée de sa maisonnée, reprit sa voix mélodieuse et cristalline, et s’enquit de l’identité de l’étranger.

– Je ne suis qu’un voyageur égaré, surpris par la tempête. Pourriez-vous m’offrir de quoi me sustenter ainsi que l’hospitalité pour la nuit. Ma bourse est généreuse et je saurai vous récompenser de votre peine, rauqua une voix derrière la porte.

– Entrez, noble étranger. J’allais dîner. Il y aura assez pour nous deux.

Elle rabattit alors sur sa figure sa pelisse de laine obscure et attendit que ce dernier passa le seuil de sa maison. C’était un chevalier en armes, couvert de boue, dont la monture fourbue par son périple hennissait à grand bruit.

– Madame, disposeriez-vous de quelque écurie ou d’une étable où je puis faire passer la nuit à mon cheval ?

– À défaut, j’ai une bauge où j’élève quelques cochons. Vous n’avez qu’à l’y placer pour la nuit. Les loups ne s’aventurent jamais par ici.

L’homme la remercia et s’en fut conduire son cheval à l’abri. Lorsqu’il s’en revint, elle patientait sur le seuil de la porte, la clarté de la lune baignait son visage, et ses cheveux, détachés, inondaient ses épaules graciles. Une main étendue, elle l’attendait, un sourire peint sur les lèvres.

– Comment vous appelez-vous ? souffla-t-il alors qu’il s’en revenait, une main sur le visage pour se protéger de la pluie qui l’aveuglait.

– Je me nomme Apolline, seigneur chevalier.

Elle posa un doigt sur ses lèvres, puis l’invita à entrer. L’orage redoublait de violence. Au même moment, la foudre s’abattit avec fracas sur un arbre vénérable à quelques encablures de là. Rendu sourd par le tonnerre, le chevalier se précipita vers la maisonnette. Arrivé sur le perron, il hésita, troublé par la démarche singulière de cette femme au ventre gros de son enfant à venir. Cependant la tempête en décida pour lui ; le géant à terre était un avertissement.

– Entrez, Sire Chevalier, souffla-t-elle. Il y a un bon feu qui vous attend. Je peux aussi vous préparer un baquet d’eau chaude.

Ce dernier fit un pas et franchit le seuil, mal à l’aise. Était-ce dû à la démarche de cette femme, à son ventre rond, à l’absence d’homme ou au silence qui habitait ses lieux ? Il ne savait ce qui le rendait si nerveux. Néanmoins son pied gauche refusait de se plier à ses ordres et demeurait de l’autre côté, ancré dans la terre détrempée.

– Pourquoi hésitez-vous de la sorte ? Le froid envahit mon logis, se plaignit-elle en passant une main sur sa matrice.

Cela eut raison de la volonté de l’homme, qui s’avança vers l’intérieur. Aussitôt rentré, il repoussa la porte aux prises avec les vents violents. Pourtant, quelque part, hurlait une voix qui le mettait en garde. N’avait-il pas eu vent de ces rumeurs qui courraient dans les tavernes, à propos d’une sorcière qui habiterait la forêt ?

– Pardonnez mon audace, madame, mais que retient le père de votre enfant à une heure si tardive ? l’interrogea-t-il. Cela n’est guère prudent pour une jeune personne de vivre seule dans les bois.

De minuscules larmes perlèrent au coin de ses yeux, tandis que son sourire enjôleur s’effaçait au profit d’une mine pleine de détresse.

– Je pense vous avoir déjà répondu monseigneur, murmura-t-elle, humble.

– Hélas madame, je ne sais comment laver cet affront que j’ai osé proférer à votre égard. La guerre est une maîtresse cruelle, s’il en est.

Sur ces mots, l’homme, confus, se jeta à ses genoux pour lui implorer le pardon. D’une main, elle apaisa son tourment et l’aida à se relever, car il était indigne à un noble de son rang de se prosterner ainsi devant une simple paysanne. Lorsqu’il redressa la tête, ce fut comme s’il découvrait un autre visage. Tout chagrin, toute tristesse avait déserté ses traits limpides, au contraire s’y lisaient de la tendresse et de la compassion. Elle lui tenait déjà la main, quand il esquissa un mouvement de recul. Toute fuite serait vaine et inutile. Dehors la tempête faisait rage et l’orage n’en finissait pas. De l’index, elle surligna le collier de barbe qui se dessinait peu à peu sur le visage de l’homme. Au contact de sa peau étrangère, le chevalier frémit, alors qu’en même temps, un frisson de plaisir lui parcourait l’échine et le bas-ventre. Il n’osait se relever, de peur de briser le charme. Au fond de lui-même, la voix avait fini par se taire. D’un signe, elle l’invita à la suivre en direction de l’âtre, où pendait une marmite d’où s’échappaient des odeurs prometteuses.

– Je regrette, seigneur, de vous proposer en guise de dîner les restes d’un ragoût, un peu de pain de saison et de quelques champignons que j’ai ramassé ce matin dans la forêt, soupira la femme, tandis qu’elle montait les marches avec difficulté.

D’un bond gracieux, ce dernier s’empressa de se débarrasser de ses armes et se proposa de l’aider à achever sa pénible ascension, ce qu’elle déclina d’un hochement de tête.

– Je vous en prie, seigneur. Je suis seule dans cette maison. Personne, ne m’a jamais aidé encore et ce ne sera pas vous le premier, le contra-t-elle, mutine.

Surpris, ce dernier en convint malgré la gêne que la situation lui inspirait. Dans la pièce, une table de solide facture trônait au milieu, tandis que les murs étaient envahis d’étagères, d’armoires et de coffres en bois dont il ne parvenait à identifier avec certitude leur usage. Trois chaises attendaient que l’on s’y asseyât.

– Prenez place, seigneur chevalier. Je vous y rejoins dans un instant. Mais vous ne m’avez pas répondu.

– Pardon, madame. À quelle question n’ai-je point apporté de réponses ?

Il lui sembla qu’elle rougissait, mais il ne pouvait en être certain à cause du voile qui lui mangeait le haut du visage.

– Je vous devine fourbu et votre équipage est couvert de boue. Vous êtes encore tout ruisselant de cette eau glacée. Ce serait bien regrettable que vous souffriez d’une fluxion à cause de votre pudeur ou de votre moralité, seigneur.

Sa voix était devenue soudain plus douce, plus caressante ; toute neutralité avait disparu dans son ton. Le chevalier observait la jeune femme aux mains nouées sur son ventre gros et se perdait en interrogations. Néanmoins, il refuserait difficilement cette offre si généreuse, aussi finit-il par accepter, arguant qu’il serait tout à fait capable de procéder à ses ablutions seul. En prévision de sa réponse, elle avait déjà déposé autour du chaudron plusieurs vasques emplies d’eau.

– Vous trouverez un baquet à votre disposition là-bas. Je vais vous trouver un drap que vous étendrez comme il vous plaira. La nudité est une chose naturelle, acheva-t-elle, mystérieuse.

Sans relever ce dernier propos, l’homme accepta et vida une à une les jarres dans le demi-tonneau. Puis, il prit la toile que lui tendait la veuve et l’installa entre deux pans de murs. Derrière, bien à l’abri, supposait-il, du regard inquisiteur de cette étrange future mère, il ôta sa cotte de mailles et le reste de ses frusques. Il ne remarqua pas le miroir, qui, dans un coin de la pièce, permettait à quiconque serait dans l’angle adéquat de profiter d’une vue imprenable. Par son truchement, et bien qu’elle s’occupât de la préparation du frugal repas, elle se délectait de la silhouette fine et musculeuse du chevalier. Gourmande, elle jeta un regard indécis sur le contenu de sa marmite qu’elle versait dans deux écuelles. Ce voyageur en armure s’annonçait très certainement plus à son goût que ses précédents invités, peut-être même le garderait-elle ici quelque temps encore. Boudeuse, elle examinait les bocaux alignés au-dessus du manteau de la cheminée. Apaisé par les bruits d’un repas bienvenu, l’homme relâcha sa tension et coula. Et lorsqu’une voix l’interpella, ce ne fut que pour acquiescer à la proposition.

– Je gage, seigneur, qu’ils seront à votre taille. Mon mari était… de forte corpulence, lança son hôtesse tandis qu’elle fouillait dans une armoire ; elle n’avait que l’embarras du choix.

Mutine, elle contemplait les piles interminables qui peuplaient la bonnetière, se saisissait par touche d’un vêtement puis de l’autre, composant une garde-robe à son goût. Par instant, elle jetait des œillades furtives derrière elle, puis se replongeait dans sa tâche. Silencieuse, elle s’approcha d’un bocal où nageait un têtard. Du bout de l’index, elle lui caressa la tête alors qu’il remontait à la surface. Elle lisait l’avidité dans son regard. Elle acquiesça.

– Amusons-nous avec lui quelque temps, ensuite nous verrons, mon amour.

Elle s’éloigna, la pile de linge entre les bras. Derrière le drap, le chevalier barbotait toujours dans son eau sale, à l’écoute des bruits en provenance. La table était dressée, les chaises rangées, il ne manquait plus que le dîner qui ne saurait tarder.

– Seigneur, voici quelques vêtements qui ne siéent guère à votre rang, mais qui sont chauds et propres. Si vous le désirez, je pourrai, demain matin, laver les vôtres à la rivière.

– De grâce ! Non, madame ! J’emporterai mon paquetage comme il se doit. Avec votre permission, je préférerais profiter de votre feu généreux pour mettre mes habits à sécher.

– Comme il vous plaira seigneur, répondit-elle d’un ton égal en posant un paquet de linge sur le plancher, avant de se retirer.

Assise dans sa chaise, dos à la cheminée, elle admirait la nudité du chevalier jailli de l’onde. Son enveloppe de mortelle ne pouvait que se réjouir de cette vision divine. Elle passa une main distraite sur son ventre enflé. Combien de temps jouerait-elle encore de cette rouerie ? Elle haussa les épaules et se plongea dans la contemplation de ce corps qui avait connu tant de batailles, mais plus encore qui l’intéressait par son âme gorgée du sang et de la fureur de ses semblables. Elle se le figurait marchant au milieu des morts, plongeant son estoc dans la chair des agonisants, avant de s’écrouler ; seul survivant de la bataille. Perdue dans ses pensées, elle ne l’entendit pas achever sa toilette. Surtout, elle rougit lorsqu’elle le découvrit dans les habits de celui qu’elle avait présenté comme feu son mari. Gênée, elle baissa les yeux.

– Vous troublerai-je à ce point, madame ? Je ne suis qu’un voyageur égaré, non votre amour disparu.

Des larmes roulaient le long des joues de son hôtesse, dont le visage se découpait dans l’ombre de sa capuche. Sanglotante, elle se leva et se tourna vers l’âtre d’où s’échappaient des fumets encore plus prometteurs. À l’aide d’un gros morceau de toile de lin, elle ôta le lourd couvercle qu’elle reposa contre les renforts. Par trois fois, sa louche plongea dans la marmite, par trois fois, elle remplit les écuelles posées sur la table. Silencieux, le chevalier la remercia d’un hochement de tête, bien qu’il fût surpris de la présence d’un troisième couvert.

– Pardonnez mon étonnement, madame, mais attendrions-nous encore un invité, car j’observe que vous avez servi trois couverts.

– Personne, noble seigneur. Ce troisième plat n’est là que pour me rappeler des souvenirs chers et chasser la mélancolie. Hélas, cet enfant à naître n’aura pas de père, soupira-t-elle.

Les yeux de l’homme se fermèrent et de ses mains il forma une prière.

– Que faites-vous ainsi ? s’étonna-t-elle.

Touché par tant d’ingénuité, il se mit à rire doucement, puis redevint sérieux :

– Je ne fais que me recueillir pour le salut de l’âme de votre mari.

À ces mots, elle faillit s’esclaffer, mais se retint de justesse et, à la place, se pencha vers son ventre, gros de ce faux enfançon.

– C’est très noble de votre part, seigneur, mais je ne crois plus guère en ce genre de choses. Mon mari est mort au champ de bataille, l’arme à la main. Son âme ne demeure que dans ma mémoire et son corps pourrit parmi les morts, que peut-il lui arriver ensuite ? L’Enfer, le Paradis, ce ne sont que des mots pour nous donner à croire qu’il y a une justice dans la mort, des mots pour camoufler nos douleurs et nos peurs, des mots inventés pour berner et dominer, rien de plus.

Soudainement pâle, le chevalier s’était levé.

– Par tous les démons de la terre, comment osez-vous prononcer pareil blasphème ! Je vous conjure, madame, de retirer sur le champ vos paroles infâmes. Elles sont une insulte à notre Sauveur. Je m’en reviens des croisades. Nous avons livré bataille à Jérusalem et délivré le tombeau de notre seigneur Jésus. Nous l’avons arraché des mains impies des sarrasins. Mon âme rejoindra le paradis pour ces faits d’armes. Ce ne sont pas de vains mots. Vous m’avez offert l’hospitalité, je ne vous ferai pas injure en quittant les lieux séant. Sachez cependant que si vous ne revenez pas sur vos propos alors j’en référai à monseigneur l’Inquisiteur et vous serez soumise à la question.

Impassible, son hôtesse l’écoutait sans mot dire, seul un léger sourire triste flottait sur ses lèvres.

– Quel dommage ! susurra-t-elle. Moi qui étais prête à vous offrir ma couche pour cette nuit, me voilà bien chagrine. Seigneur, mon homme a entendu lui aussi cet appel céleste et s’est lancé corps et âme dans un combat pour me délivrer des enfers. Que croyez-vous qu’il soit arrivé ?

– Vous blasphémez, madame ! rugit le chevalier, sourd aux suppliques désespérés de sa voix intérieure.

– Mangez ! Le dîner refroidit, lui rétorqua-t-elle, une cuillère à la main. Je croyais avoir entendu dire que vous étiez affamé ?

Il voulut répliquer, mais sa bouche se refusa à articuler le moindre son. Sa fureur avait disparu ; il en avait même oublié les raisons. Il était assis son écuelle face à lui. Il se saisit de son couvert et le plongea dans le bol. À sa droite, son hôtesse le dévorait du regard. Dans le fond de ses yeux, elle y lisait la folie et le conflit. Elle lui sourit et défit les premiers points de son gilet pour mieux laisser entrevoir sa chair ivoirine.

– Un cœur de soi-disantes vertus est un cœur perdu, seigneur, lui glissa-t-elle comme elle se levait.

Incapable de se mouvoir, l’homme était hypnotisé par la chorégraphie sensuelle de cette femme aux charmes vénéneux. Ses mains allaient et venaient vers le visage désiré, parfois elles s’attardaient sur son corps et il tressaillait de plus en plus fort. Sa figure toujours rejetée dans l’ombre, elle ôtait un à un ses atours, révélant chaque fois un peu plus de sa personne : d’abord, sa poitrine haut perchée et pointue, puis son ventre rond. Ensuite, ce furent ses jambes pleines et généreuses et une toison brune couvrant son sanctuaire secret. Cependant, elle ne dévoila à aucun instant les mystères de son visage qui demeurait dans l’ombre de son châle.

– Me rejetez-vous toujours, seigneur chevalier ? lui susurra-t-elle, une main posée sur la sienne.

– Sorcière ! glapit-il.

– Quel vilain mot ! minauda-t-elle. Vous me blessez, alors même qu’une part de vous-même n’aspire qu’à m’arracher à cet enfer auquel j’appartiens. Trouverez-vous seulement le chemin ou vous perdrez-vous comme celui dont vous portez les habits ?

Les mains posées sa matrice, elle les plongea dans l’intérieur de ses chairs et en arracha le pot en grès qu’elle plaça sur la table. Avec un soin extrême, elle en ôta le couvercle d’où jaillit une fumée noire et dense.

– Qu’est-ce que c’est que cette diablerie ? éructa le croisé en proie à de douloureuses interrogations.

La femme eut un sourire triste pour cet homme prisonnier de tous ces mensonges. Du plat de la main, elle dessina un cercle sur la surface boisée qui se mit à briller de mille éclats, sous les regards furieux de l’enchaîné. Combien de mots, combien de noms désirerait-il lui cracher à la figure ? Elle n’en avait cure et, du bout des doigts, elle détacha le masque soudain apparu. Elle le plaça ensuite sur son visage, puis défit sa pelisse de laine qui tomba à terre, dévoilant ses formes pleines et entières.

– Ce n’est pas un jeu de dupes, monseigneur ! Explique-lui toi, la forme sans conscience, qui a échouée à percevoir l’hideuse vérité ! lança-t-elle sèchement à l’adresse de l’amas obscur.

Sous les yeux médusés du croisé, la fumée commença à se condenser. Ce n’était qu’une masse informe dans laquelle bientôt fut sculpté un visage marqué par l’effroi. Ses orbites étaient creuses et son nez aquilin surmontait une bouche gigantesque ouverte sur un cri muet. Ses cheveux étaient un entrelacs de filins noirs qui s’agitaient semblables à des ophidiens. Ainsi formée, la tête se tourna vers sa maîtresse, implorant un répit. Mais la lueur cruelle qui s’allumait au fond de ses prunelles eut raison de ses dernières réticences. Dans un soupir, elle rampa en direction de l’aliéné.

– Chienne démoniaque ! gronda l’homme au regard maintenant de feu. Je te ferai rendre gorge.

Ni vexée ni offusquée, la femme s’avança dans sa direction. Chacun de ces gestes était comme un fer rouge que l’on appliquerait sur le corps du supplicié. Du bout de l’index, elle effleura son visage. Sous son doigt, la peau prit une teinte cramoisie et le croisé hurla de rage. Elle vint se placer dans son dos, sa poitrine pressée contre lui.

– Arrière femelle ! glapit le chevalier outragé.

– J’ai un nom, seigneur chevalier. L’ignoriez-vous ? susurra-t-elle à son oreille. Oh ! Mais bien sûr, vous ne pouvez le prononcer, car vous autres, hommes de faussetés, avez jeté sur moi l’opprobre afin de faire de moi et de mes semblables des parias. J’ai vu votre soi-disant sauveur agoniser sur la croix. Honte à vous, qui avez corrompu son message pour asseoir votre domination sans partage. Vous vous pensez puissant ? Contemplez-vous messire ! Vous allez périr, car vous n’avez que mépris pour vos désirs tout comme vous n’éprouvez que haine à l’égard de ce qui vous échappe.

À ces mots, elle plongea les mains dans son entrejambe, tandis que paralysé sur sa chaise, l’homme suffoquait. Face à lui, le visage noir se détourna.

– Étriqué par vos fables moralisatrices, vous avez mutilé vos âmes et tranché les liens qui vous rattachaient à la terre et à ses secrets dont nous sommes les gardiennes, lui glissait-elle au creux de l’oreille.

Ses mains couraient sur son être et arrachèrent ses habits, signant leur passage part de larges traces sanglantes.

– Catin babylonienne ! Chienne de l’Enfer !

L’homme roulait des yeux fous, en proie à des pulsions qu’il ne contenait plus qu’à grand-peine.

– Ce ne sont là que les stigmates de votre propre culpabilité. Vous nourrissez le monstre qui bientôt va vous dévorer, seigneur, murmura le visage de l’inconnu pétri dans le brouillard. Moi aussi, je m’en suis venu, comme vous, pourfendre la chasseresse Apolline – ainsi la nommait-on jadis –, et j’ai été sourd à mon cœur et à ma raison, empoisonné que j’étais par les doctrines de mes maîtres. C’est ainsi que j’ai succombé et c’est ce qui va vous perdre. Adieu, Sire de Montessuir.

La brume se tut, vibra, puis s’évapora. D’elle, il ne demeurait qu’une suffocante odeur de soufre et un vague filet argenté. Nu, le chevalier sentit les mains de sa tortionnaire se retirer. Elle le contourna, toujours de face. Elle marchait avec une grâce étrange et aérienne. Chacun de ses gestes était empreint d’une gravité qui le fascinait, autant qu’elle le révulsait. Le masque sur son visage s’était métamorphosé en un sourire grotesque. Elle passa devant l’âtre et s’arrêta. Baignée dans la lueur fauve, elle n’en paraissait que plus désirable encore. Sa peau luisait à l’orée des flammes et ses yeux teintés de larmes brillaient de mille feux. Sous la persona, sa bouche s’étira et révéla des dents d’une blancheur spectrale. Cependant au fond de ses prunelles, nulle cruauté n’habitait son regard ; au contraire s’y reflétaient la tristesse et la solitude.

– Ce que vous contemplez, sir de Montessuir, n’est que le miroir même de votre âme putride. Vous vous dites géant, vous êtes un nain. Vous vous pensez puissant, vous êtes un faible. Vous vous croyez au-dessus de tout, vous n’êtes qu’une poussière dans l’univers.

Le cœur déchiré entre sa foi et pulsions inavouables, il demeurait incapable de fuir. L’aurait-il désiré qu’il se fût heurté à sa volonté. Hypnotisé, il la voyait reprendre ses foulées. Voluptueuse, vaporeuse, il luttait contre lui-même, contre ses envies qui n’étaient rien d’autre que l’incarnation même du vice et de la tentation, pêché suprême de la luxure.

– Dieu est avec moi ! Prostitué volontaire ! Vomissure de l’enfer !

Elle éclata d’un rire lugubre et sinistre, puis elle se saisit du têtard qui était monté à la surface de son bocal.

– YHWH* ? Un arrogant que son peuple a porté au fait de sa gloire par la guerre et les massacres, ricana-t-elle, alors qu’elle s’asseyait en tailleur sur la pierre froide.

Alors sous les yeux médusés du chevalier, elle ôta son masque.

– Rares sont les mortels qui auront le plaisir de me contempler sous mes véritables attraits, susurra-t-elle, tandis qu’elle se saisissait du têtard.

– Quelque chose vous retient-il, monseigneur, ou avez-vous perdu votre langue, chuchota-t-elle, comme elle le fixait, le visage stupéfié par le spectacle qu’elle lui offrait.

Ses mains, en coupe devant sa bouche, elle avala le noir animal. Extatique, elle leva ses bras aussi haut qu’il lui était permis, tandis que son sourire s’étirait de plus belle ; sa langue passa sur ses lèvres purpurines. Ses phalanges sur les yeux, elle ne laissait en deviner que les reflets marbrés. Elle pencha la tête de côté, à la manière d’une étoile radieuse. L’index posé sur sa joue, elle pointait de l’autre sa victime dont le corps tuméfié se débattait avec sa folie. Bientôt, elle s’assit en tailleur. Ses doigts coururent sur sa gorge, descendirent sur sa poitrine qui, l’espace d’un instant, devint calice, et se glissèrent jusqu’à hauteur de sa matrice.

– Je te convie mon amour, souffla-t-elle comme son ventre se mettait à enfler démesurément.

– Je t’invite, fruit de mes entrailles et de mon hymen, à venir en ce monde, poursuivit-elle.

– Je te prie, chair de ma chair, accède à mon désir et…

Mais elle n’acheva pas sa phrase, car, le dos arqué et les jambes écartées, jaillit soudain de l’origine du monde un être à la peau encore plus sombre que le charbon. Ses yeux de la couleur du grenat allèrent du chevalier à son aimée. Celle-ci, le corps luisant de sueur se releva et lui tendit la main. Il s’en saisit et se redressa à son tour. Géant, sa tête touchait presque le plafond. Souriants, ils dévoilèrent tous deux des mâchoires carnassières où scintillaient des rangées de crocs prêts à déchiqueter la chair. Apolline et son amant s’avancèrent vers l’homme de Dieu.

– Qui êtes-vous ? gargouilla-t-il dans une vaine supplique.

– Seulement les démons qui dévorent votre cœur, monseigneur, murmurèrent-ils en chœur, chacun une main posée sur sa poitrine nue.


Texte publié par Diogene, 15 avril 2021 à 19h46
© tous droits réservés.
«
»
volume 1, Chapitre 12 « Mater Nocturnis » volume 1, Chapitre 12
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2780 histoires publiées
1267 membres inscrits
Notre membre le plus récent est JeanAlbert
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés