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volume 1, Chapitre 5 « Poupée aux Yeux Fanés » volume 1, Chapitre 5

Sur le trottoir, semblables, elles sont alignées, là. Mais cela pourrait être un ailleurs, une foire, un bois, une maison de passe ou un promontoire, qu’il n’en irait pas d’autre façon. Comment savoir ? C’est une scène si semblable qui se joue et se rejoue partout, en d’autres temps, en d’autres lieux. En attendant, elles sont là, tandis que se lève un vent glacial. Avec lenteur, je marche, n’osant détailler leurs visages. Je m’éloigne le cœur serré, quittant – pour combien de temps ? – cette rue hantée par ces fleurs fanées. Où me rends-je ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Ailleurs ? Dans un autre monde ? Non ! seulement dans une rue où les fleurs fanées ont cédé la place à des poupées ; des poupées dont les yeux tournés vers le ciel ont oublié jusqu’à la vie même. Elles ne sont pas très nombreuses, disséminées, çà et là, en des groupes épars, assises entre deux volutes de fumée qui s’échappent des trottoirs défoncés. De temps à autre, on vient les prendre par la main pour s’occuper d’elles, puis les abandonner un peu plus loin. Regard de pitié, je ne m’appesantis pas sur elles, car ce serait comme me contempler dans un miroir illusoire. Sourire triste, je me fais l’effet d’un auguste. Une main grêle se tend vers ma personne, crevassée et décharnée. Je fouille dans ma poche : mouton de poussières, boulettes de gomme sèches et autres piécettes qui tintent à l’intérieur. Je lui en tends une qu’elle se dépêche de faire disparaître. Dans un dernier sursaut, je tourne le dos à la façade criarde et crasseuse, surlignée de néons délavés qui attirent les oiseaux de nuit comme moi.

Vas-tu faire demi-tour et l’enlever, alors même que tu n’as pas osé les dévisager ?

Ce sourire triste et amer qui éclaire ma face est la réponse ; l’instant d’après, je m’enfonce dans ce bar bruyant où corps et verres s’échangent. Avisant une table à l’écart, je m’y installe et inspire le brouillard ; mélange de fumées de ganja et d’opiacés. Moi aussi, je sors une pipe en bois de rosière et une blague en pierre. À l’intérieur, plusieurs herbes, de différentes couleurs, de différentes saveurs. Mes doigts plongent et se saisissent d’un mélange de brins verts ; de l’herbe de l’oubli.

Pourquoi ? Puisque je n’ai rien vu… je ne l’ai pas vu…

Quelqu’un me jette une carte ; une brune bien en chair qui esquive avec une agilité déconcertante les mains baladeuses qui se promènent. Un instant, je crois capturer son regard ; ce n’est qu’un mirage, semblable à un nuage. En fait, je préfère reporter mon attention sur l’holocarte qu’elle m’a lancée ; des années et des années de paye à claquer. Qu’ai-je à perdre ? Mes doigts glissent sur la plastine à la recherche de la moindre aspérité ; inexistante tout comme l’objet de ma quête. Tout cela me rend mélancolique. Ma main s’égare, ma blague a disparu, ma pipe aussi.

— Ont-elles seulement existé ? me souffle une voix dans l’obscurité.

— Qu’est-ce que vous prendrez ?

Je lève les yeux vers celle qui m’interpelle, une brune bien en chair. Pourquoi la dévisagé-je, ainsi ? Pour lutter contre un oubli ? Je ne sais pas.

— Une psyché, s’il vous plaît.

Elle me fixe sans mot dire. ; son regard n’est pas vide, mais il n’est pas vivant non plus. Elle se cache, comme tous les autres. La ville n’est plus qu’un vaste et cruel carnaval, où tous paradent affublés de masques. Elle se détache. Déjà, je ne suis plus là. Il me semble qu’elle rebrousse, mais je n’y fais pas attention. Je ne désire pas être sa distraction, non plus qu’elle sera ma distraction. Mais déjà cette idée s’évanouit et s’en va rejoindre les autres dans le tourbillon âcre qui flotte dans le bar, car il en est une autre qui m’obsède, qui me ronge, comme cette lèpre qui dévore ce monde. Un verre se matérialise, sous mes yeux, posé sur un sous-verre en carton, corné et décoloré. Toute seule ma main s’en empare et le porte à mes lèvres. Hélas de breuvage, il n’est point question, car rien n’inonde ma bouche.

— Votre bière, monsieur.

La brune est revenue, entière et plantureuse, sûrement généreuse derrière ces yeux brumeux.

— Ce n’est pas moi que tu cherches, me glisse-t-elle en effleurant mes lèvres.

— Pouvez-vous me régler tout de suite, monsieur ?

Je sursaute presque, autour de moi la réalité coagule.

— Bien sûr, lancé-je, las, en lui tendant une plaque de cent solars.

Elle s’en empare puis s’éloigne.

— Gardez ! Ce sera votre pourboire, ajouté-je tout bas.

— Merci.

— Mais ce n’est pas moi que tu cherches, ajoute-t-elle, ou du moins me semble-t-il.

Cette fois, c’est bien un verre que ma main enserre. Il est glacé et je sens rouler sur ma peau gelée des perles d’humidité.

À la tienne !

Dans ma bouche s’écoule l’ambre glacé, l’alcool pénètre mon corps et mon esprit. Pendant ce temps, la réalité éclate en bulles écarlates, n’épargnant que les vivants, surtout cette serveuse à qui mon regard s’attache, sans que je sache pourquoi. Les dernières gouttes. Elles grondent dans le fond. Elles n’attendent qu’une chose : que je les avale entre mes lèvres entrouvertes. Soudain, je me lève, courant rejoindre ma tête qui déjà s’élève. Je ne sais si mes idées sont claires, je sais seulement où mes pas se rendent. Je vais voir une belle, maintenant fleur fanée, une poupée aux yeux fanés.

Je m’éloigne de la foule des égarés, aveuglés par la fumée. Un gamin essaie de me fourguer je ne sais quelle saleté. Je le regarde avec pitié, mais je ne suis pas là pour l’acheter ni la lui acheter.

— Passe ton chemin, ce n’est pas moi que tu cherches, murmure-t-il, les yeux vides.

En effet, ce n’est pas lui, tandis que je m’enfonce toujours plus loin dans la lumière poisseuse et fade du brouillard, qui s’abat sur la cité dépassionnée, jusqu’à cette rue où je sais que je les trouverai toutes alignées. À cette heure elles ne sont plus très nombreuses. Pourtant, je sens, jusque dans ma chair, qu’elle est là, quelque part, parmi ces mannequins de chair. Je frissonne… de froid… d’angoisse. Une bulle éclate et m’éclabousse de son contenu écarlate. Ma peau prend la teinte de celle des démons et mon souffle exhale le soufre. Je souffre, cette rue me marque au fer rouge.

— Pourquoi es-tu là ? chuchote une voix.

— Pour toi…

Mais elle ne répond pas. Ce n’est qu’un mirage, un de plus. Du regard, je cherche celle pour qui je suis venu. Et si tout cela n’était encore une fois qu’illusoire. Mais elle se tient là, appuyée contre un pilier de béton sale. Son visage n’est qu’un masque, figé et glacé, où se reflètent mes souvenirs fanés. Vivante à l’extérieur, morte à l’intérieur, elle n’est plus qu’une poupée, une poupée aux yeux fanés.


Texte publié par Diogene, 13 septembre 2020 à 19h13
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