Quelque part, sur les quais du port de Tolbiac, un homme accompagné d’un étrange oiseau, au ramage encore plus noir que la plus obscure des nuits, marche. Il n’est vêtu que d’un simple costume et ne semble aucunement souffrir de la morsure du froid. Ses pas, dans la neige, s’effacent presque, comme s’il ne laissait qu’une impression dans la trame du monde. Parfois, il s’arrête pour contempler la Seine paresseuse ou une sculpture coulée dans le bronze massif. Dans ses yeux, pour celui qui arriverait à les capturer, quelque chose qui ressemble à de la mélancolie ou à de l’ironie, une douce amertume. Ses lèvres esquissent parfois un sourire, ou se figent. Ses cheveux, eux, sont pareils à des dragons indomptables et indomptés. Ils descendent en cascade sur ses épaules, en un torrent furieux de boucles d’ombre. Sur son épaule, un oiseau, un oiseau sombre, un oiseau d’ombre.
Si vous lui demandez qui il est. Ne soyez pas étonné de sa réponse. C’est un phœnix et il est son ami. Un ami étrange, car il possède deux âmes. La première fut un don, la seconde un recueillement. Autrefois, il était une sombrure maintenant, par la grâce d’un sacrifice, il est devenu phœnix. Cependant, ils n’en diront pas plus.
Avisant un banc couvert de neige, il s’assoit, mais il ne s’enfonce pas. C’est à peine s’il effleure la couche neigeuse.
— Demain, c’est Noël. Mais ce sera aussi le solstice d’hiver, la nuit la plus longue, le jour le plus court. Alors je vais profiter de cette obscurité pour te faire un cadeau.
— Un cadeau ! s’écrie l’oiseau de feu
— Oui ! Une histoire. L’histoire d’un homme devenu un dieu et ce qu’il en est advenu. Donc, il était une fois, il y a…
— Ah, non !
— Qu’y a-t-il ?
— Pourquoi toujours commencer par « Il était une fois… ».
— Parce que c’est un conte. Les contes commencent toujours ainsi, et puis… ne te sens-tu pas rajeunir.
— Si, je l’avoue
— Alors, commençons. Il était une fois donc, il y a des milliers et des milliers d’années de cela, à l’aube de l’humanité, un homme. Il n’avait rien d’extraordinaire quand on le regardait, mais quand on lui parlait, il semblait voir au travers, comme si le langage n’était guère plus qu’un voile, qu’il déchirerait sans peine pour voir par-delà, dans l’au-delà. Le plus souvent, il restait à l’écart des autres, bien qu’il en partageât les tâches ingrates. Mais alors les autres le regardaient avec circonspection, ne sachant que dire, ne sachant que faire.
En fait, ils ne faisaient rien, car la vie était bien trop rude pour se laisser aller à la querelle.
Et le sais-tu ? Même le shaman le craignait ! Non pas tant pour ces pouvoirs, qu’il se savait capable de circonvenir, mais plutôt à cause des bruits, ces bruits qui se murmuraient à son propos. Ainsi, bruissait sur les sentiers, entre les forêts hostiles dépourvues d’hommes, que se cacherait parmi les hommes, un certain, errant, qui jamais ne dirait mot, qui serait perdu dans la contemplation des au-delàs du monde et ne se mêlerait aux hommes, que pour sa propre subsistance et le partage de leur fardeau. D’autres encore, de ceux qui sinuent dans les vallées désertes, couvertes de ce grain jaune qui vous brouille la vue et vous assoiffe, jusqu’à ce qu’il ne reste de vous que des branches sèches, affirment que chaque groupe d’hommes reçoit, un jour ou l’autre, la visite de l’un d’entre eux. Ils sont si semblables, que l’on s’interroge : est-ce le même homme ? Un homme sur lequel le temps n’aurait aucune prise ou est-il le temps lui-même ? Un vagabond qui errerait sans but apparent, apparaissant l’on ne sait quand, l’on ne sait pourquoi, dans un endroit ou un autre.
Mais là n’était pas le plus grave, le plus dangereux non plus, car lorsqu’il apparaissait, c’était toujours nu et dépourvu d’attribut. Il échangeait alors quelques oripeaux contre des merveilles. Jamais contre du gibier ou des objets. Non ! Toujours des images et des mirages. C’est cela qui le rendait dangereux, car alors les autres se mettaient à l’imiter et à rêver. Bien sûr le shaman, malgré son hostilité, ne pouvait cacher sa curiosité, car il ignorait tout du devenir des tribus qui avaient accepté le rêveur. De fait, elles se retiraient, s’exilaient pour vivre en des lieux encore plus rudes, loin de ceux qui ne rêvaient plus et qui n’aspiraient plus qu’à la conquête. Étrangement, lorsque ces deux tribus se rencontraient, l’homme disparaissait sans que personne ne prenne conscience du poison, qui, lentement, rongeait son cœur ainsi blessé.
Ainsi vécut-il préservé, des années et des années durant, jusqu’à ce que les hommes de nomades deviennent sédentaires, fondant alors villes et villages, royaumes et empires. Non que le temps l’eu rattrapé, jamais en fait, puisqu’il est enfant du temps, enfanton d’un couple de rêveurs, né il y a des millions d’années ; accompagnant dans son évolution chacune des branches d’hommes. Mais ce fut le poison, instillé depuis des générations, qui eut raison de sa raison, qui fit de lui un démon ; un démon que les hommes baptisèrent Achronos. Ce faisant, ils le dotèrent de nombreux dons qui, un jour, lui paraîtront comment autant de malédictions.
Dans le berceau de l’humanité, il fut Sîn, dieu de la lune, grand régent du temps, mais aussi le serpent qui subtilisa les herbes d’immortalité au roi Gilgamesh. S’étendant vers l’Extrême-Orient, il devint le bras armé des empereurs de Xing en leur accordant la maîtrise du temps, en contrepartie de toutes les portions de temps, que jamais ils ne pourraient avilir. Dans les îles du Soleil Levant, il devint Tsuki-Yomi, assassin de Uke-Mochi. Dans l’Amérique du Sud, il se laissa approcher par bien des civilisations, si bien qu’il devint la déesse-mère des incas Mama Quilla, et leur offrit le calendrier cyclique, en échange de ses fragments de temps, qui à jamais leur échapperaient. En Inde, il devint Shiva le Destructeur, en échange de toutes les vies achevées prématurément en chaque cycle. En Égypte, il est devenu Thot, qui avec bienveillance octroya du temps à Nout. En Europe, où il a pris les traits de Cronos en Grèce, il est devenu le Dévoreur. Bien que l’église tenta, par moult stratagèmes, de le tenir à l’écart, il n’en affirma pas moins son pouvoir, faisant trembler les puissants comme les plus humbles, à la simple évocation de son nom.
Néanmoins, il existait encore, de par le monde, quelques régions où les hommes ne l’avaient pas oublié et rêvaient encore comme lui. Hélas, le poison était installé depuis bien trop longtemps et les sacrifices qui lui étaient dédiés, depuis que l’homme avait cessé de partager, étaient devenus une drogue bien trop douce. Ainsi furent balayés les derniers descendants des peuples rêveurs, exterminés ou réduits en esclavage par ceux qui ont oublié comment rêver.
Mais, comme un fils tue symboliquement son père pour s’accomplir et s’affranchir. Aucun être ne peut ignorer sa nature profonde, sans que gronde l’orage d’une révolte sourde et violente, d’autant plus que le temps a accompli sa tâche d’enfouissement. Or, un jour, ce fils, ce fils qui avait oublié le rêve, ce fils qui ne pouvait plus arpenter l’Onirie, se sustentant du temps d’autrui, ce fils a croisé la route d’un être, qu’il pensait oublié à jamais. Et ce fils a rêvé. Non ses propres rêves, mais les rêves de cet être, qui en sacrifiant son ego et son ombre, a brisé les chaînes du poison qui enserrait son cœur. Alors, face à ce double, qui n’avait de lui que sa forme, mais non son cœur, il s’est mis à pleureur, contemplant ce que l’humanité lui avait octroyé. Dans ces dons, qu’il pensait être des bénédictions, il ne vit que des malédictions et il voulut alors arracher son cœur de dieu déchu. Mais la flamme du rêveur, qui se dissimulait dans son cœur, l’en dissuada. Ainsi reprit-il ces dons, que les hommes lui avaient faits autrefois. Toutefois, il n’en serait pas plus l’esclave, qu’il n’en serait le maître. Non ! De ces dons, il œuvrerait à la création et à la matérialisation de ces mondes imaginaires, qu’il a tant de fois arpenté dans ses rêves et ses contemplations. Ainsi, seuls ceux qui le pourraient les percevraient et en perceraient les mystères. Voici, Loki, le conte de minuit, mon cadeau pour la nuit, mon cadeau pour la vie, l’histoire de ma vie.
Au-dessus d’eux, la lune fragile, dans son écrin gracile de neige et de brume, les salue, tandis qu’une larme d’argent s’écrase sur le banc. Le lendemain matin, une petite fille aux mains vides découvrit le brillant et s’empressa de l’offrir à un monsieur, au regard triste et au ventre proéminent.
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