Ce soir, je te contemple encore. Oui ! Toi ! Toi, qui en chaque nuit erres, telle une âme en peine. Toi, qui chaque minuit me regardes et me nargues. Toi, que je contemple, face grimaçante et errante. Mon cœur s’est durci, il ne s’est pas endurci. Mon cœur est devenu de peine et de pierre, et depuis je répands heurs et malheurs.
Oh ! Oui, tu peux me regarder, me contempler, même te moquer. Moi qui ai perdu goût à la joie et au rire, puis au vice et à la perversité. Hé oui, tout cela n’a qu’un temps. Et un jour, il nous rattrape, impitoyable, intraitable, brandissant tel un étendard le miroir de nos souvenirs, celui-là même où se reflète l’avenir.
Veux-tu que je te dise ? Moi ! L’immortel venu du fond des âges, lorsque le temps a émergé de la matrice matérielle. Je veux mourir ! J’ai vu trop de choses, vécu trop de vies, expérimenté tout, tout, sauf ce que ma condition m’interdit.
Ne plus mourir est le privilège des Morts. Mourir est celui des vivants.
Mais ce soir est un beau jour pour mourir, car je n’ai pas oublié l’avenir. Enfin, je vais pouvoir m’éteindre. Enfin, je vais pouvoir l’étreindre, elle, l’éternité inanimée. Je te vois incrédule. Comment ? Ah, non ! Je suis parfaitement calme et apaisé, et ce rire hystérique n’est rien moins que l’écho de mon esprit disloqué, par tant de méchanceté et de fausseté. Oui, tu as deviné. Ce soir est la dernière fois que tu poses tes yeux sur ton enfant, alors, adieu.
Surprise, n’est-ce pas ? M’en croyais-tu incapable ? Moi qui ai impitoyablement broyé émotions et sentiments. Ah ! Quelle fatale erreur ! Il est trop tard. Mais tu le sais déjà, n’est-ce pas ? Tu les vois comme moi, les Grandes Ombres blanches qui déchirent l’étole du temps. Vois ce que la folie de cette espèce fait ! Et cependant, comme je peux lui en être reconnaissante, car elle m’offre enfin le vœu le plus chair à mon cœur, mon cœur qui se meurt, en attendant son heure. Ce cœur qui n’a jamais cessé ses pleurs. Ce cœur qui n’a retenu de ses heures, que les plus sombres.
Allons, venez ! rugis-je à l’adresse de la nuit. Je n’attends que vous ! Il y a trop longtemps que je suis mort ! Finissons-en ! Et toi ! Oui, toi ! Cesse donc ! cela ne te sied pas, car je ne me venge pas. Il n’y a que moi, et j’ai fait mon choix. Ce sera la mort, ma mort, enfin, si longtemps attendue, si longtemps rêvée et enfin réalisée.
Elles sont là. Je les vois qui fondent vers moi, par le trou béant de l’espace-temps, arrachant, exterminant les âmes de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, qui, eux aussi rongés par le vide et l’angoisse, y trouvent enfin leur réconfort. Elles sont pareilles à une nuée de mouches noires et vrombissantes, qui se précipitent avides et voraces vers les puits noirs de désespoir. Non ! ce ne sont pas des cris de souffrance, mais de délivrance, pas plus que ce ne sont des hurlements de douleur, mais de bonheur.
Délivre-nous du mal ! clame le croyant. Ah, ah, ah ! Quel mal ? Ce n’est qu’une pièce à une face, dont on ne voit que la tranche. Et moi ! moi je l’ai entièrement explorée du nord au sud et d’est en ouest, alors maintenant il est temps que cela cesse et je la renverse. Je ne suis plus l’esclave, je suis le maître et je décide que cela s’arrête. Oui ! Ma vie cessera, là, dans quelques instants, car déjà je les sens se précipiter sur moi. Elles me déchirent, elles m’arrachent, non des larmes, mais des lambeaux. Je ne suis pour elles rien de moins qu’une poupée de chiffon, prise dans le maelström qui règne en ce moment même au-dessus de la Ville Lumière. Je les sens qui disloquent mon corps, dispersant mes chairs, mon esprit dans très peu de temps.
Ah ! quelle sensation délicieuse ! Je ne sens plus rien, mais je pense encore. J’enrage, en même temps que je me délecte de ta tristesse. Mais pourquoi pleures-tu ? Pourquoi seulement maintenant me montres-tu, te montres-tu ? Ironie tendre et délicate de l’instant. Sais-tu que je me régale de te voir ainsi ? Te voir enfin découvrir de quel bois je suis. Ah, ah, ah… Pauvre de toi, toi qui pensais me connaître mieux que moi. À te voir ainsi désemparée, je pète de rire.
Quoi ! Que dis-tu ? Penses-tu que je suis en train de le moquer de toi ? Ah ! Vois plutôt vers qui se tourne mon regard. Fais vite, pendant qu’il me reste encore quelques bribes d’esprit. Elles m’ont déjà pris mon corps, éparpillé désormais dans les temps. Ah, bien sûr, il est trop tard. Il y a bien longtemps que tu as oublié comment voir, il y a trop longtemps que tu as plongé ton cœur dans les Ténèbres mensongères, drapée que tu es de ton rejet de la peur et des incertitudes, qui sont l’essence même de la vie.
Ah, je devrais en rire, mais non. Et avant qu’elles ne m’émiettent totalement ce qu’il reste de moi-même, je terminerai sur ces quelques mots :
Adieu ! Mère !
Voilà, je suis mort, mon corps n’est plus que poussière atomiste, mon esprit est moins qu’un écho, alors pourquoi ai-je conscience de ma condition ? Est-ce cela la mort ? Je flotte entre deux eaux, poussé par un courant rugissant qui aspire tout ce qui passe à sa portée. Il faut le croire. Je ne vois rien et, pourtant, je vois tout. Où vais-je, où suis-je, qui suis-je ? Les interrogations volent autour de moi.
Enfin ! enfin le reflet noir de ce miroir écarlate que j’embrasse, depuis tant de temps, du regard. Quelle avanie ! Quelle infamie ! Enfin, je jouis ! Enfin, je gis ! Oui ! Enfin, je repose dans le linceul noir, entouré de cadavres, figés pour l’éternité dans les roches tarpéiennes qui parsèment ce champ de mort. Suis-je dans le Cocyte, où sont précipités les traîtres et les damnés ? Car, comment expliquer ces pentes et ces rivières gelées que je vois tout autour de moi ? Cette neige éternelle, dans laquelle repose mon corps déchiqueté et déchiré ! N’était-ce qu’une métaphore, un oxymore, ne suis-je donc pas mort ? Si pourtant, je le sens jusque dans la moelle de mes os glacés, mes chairs gelées, mes sens paralysés et ma conscience fanée. Pourtant je me lève. Je me palpe, intact.
Dans le ciel, le trou béant se referme. Dans la terre de gigantesques cratères me contemplent. Que sont-ils ? Je n’ose le deviner, le penser, l’effleurer même, tant ils m’effraient.
Oui ! Moi, le dieu, le démon, ce que vous voulez, j’ai peur. Mais cela, je l’oublie, comme tout le reste, car mes souvenirs ne sont plus les miens, ils sont devenus autres, ceux de quelqu’un d’autre. Et moi ? Moi, moi, enfin je m’éteins. Je lui laisse enfin la place, que je puisse combler le vide, que je puisse enfin pourrir, enfin mourir. Dans un dernier sourire, je lui cède ce souvenir, le mien.
Émergence, émergence, ce mot s’impose à moi comme une évidence. Émergence, c’est le premier mot qui s’impose à ma conscience. Ça aurait pu être résurrection, renaissance, exhumation. Ricanement tardif de l’autre qui me sourit dans sa mort :
— Résurrection ? Tu n’es pas celui dont on a prétendu qu’il était le fils d’un dieu. Renaissance ? Depuis quand un mâle engendre-t-il ? Non ! Il répand sa semence et la tienne est stérile. Exhumation ? Il n’y a que nous.
Je m’abaisse, quelque part, autrefois, dans un temps, qui me paraît à présent à des éons de là, je l’aurai écrasé du talon de ma botte. Au lieu de cela, je m’accroupis, je saisis ce crâne, qui déjà dans ma main s’efface.
— Depuis quand te prends-tu pour Hamlet ?
— Et toi pour Yorick ?
L’autre ricane :
— Longtemps, j’ai cru être. En te regardant, j’ai envie de dire, qui penses-tu être ?
— Le sais-je moi-même ?
L’autre esquisse, mais s’interrompt aussitôt. Je n’ai plus rien à faire ici, lui non plus. Je le sens qui disparaît entre mes doigts, en même temps qu’il brouille les rares souvenirs que j’avais de lui. Ne me reste qu’une chose, cette certitude. J’ai besoin de lui, comme lui aura besoin de moi, un jour.
Alors tournant le dos à cette vallée endeuillée, où les hommes ont dévoilé à leur face même l’étendue de leur propre folie, répandant la mort et la désolation, je m’en vais. Et bien que je ne les voie plus, je sais qu’elles sont là, prêtes à s’emparer de ceux qui ne pourront traverser le miroir d’écarlate, instillant dans leur esprit destruction et insurrection. Cependant, je sais que je ne les intéresse pas, même si j’ignore pourquoi.
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