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Dehors, tout était d'encre et d'étoiles.

Isabeau, accoudée à la fenêtre, se laissait bercer dans son insomnie par la brise automnale. L'air était frais, plein des effluves de la sylve brûlée par le soleil et des rosiers flétris qui bordaient les allées. Et la Lune, reine nocturne, brillait de tout son orgueil, dévoilant les ramures épuisées des platanes du parc, les bancs usés, les murs lisses et impersonnels de l'hôpital.

Chaque nuit, même spectacle.

Isabeau soupira. Sa perfusion la gênait quand elle tendait la main pour s'offrir aux caresses du vent.

Chaque nuit, même rituel. Simon se dérobait à ses draps blancs et s'en allait dans les ténèbres. Fantôme squelettique dans un pyjama trop large, il errait dans le parc. C'était le seul moment où il appréciait cet endroit qui, en journée, se transformait en théâtre de l'hypocrisie.

Depuis sa fenêtre, il observait les malades se perdre à l'ombre des arbres, tenant le bras d'un proche qui causait de pluie et de beau temps quand le sujet de conversation n'était pas simplement la maladie elle-même. Puis les visiteurs -ceux qui n'étaient pas de ce monde blanc- s'en retournaient à leur existence normale, sûrement avec ce sentiment de satisfaction personnelle à l'idée d'avoir « été présent ».

— Tu sais, lui avait confié la vieille Lucienne qui logeait dans la chambre d'à côté, mes enfants viennent pas souvent me voir. Et quand ils viennent, j'ai l'impression de n'être plus qu'une loque juste bonne à signer des chèques pour Noël.

Simon ne recevait pas de visites.

Cela lui convenait. La seule fois où sa mère l'avait rejoint dans sa chambre sentant le désinfectant et les médicaments, il avait cru devenir fou. La pitié qu'il lisait dans ses yeux, les paroles mielleuses, la fébrilité que trahissait sa voix avaient été autant de lames enfoncées dans son cœur malade.

Depuis, il n'acceptait personne venant de l'extérieur. Et cela lui convenait.

Isabeau aimait rester éveillée lorsque tous les autres cédaient aux appels de Morphée. Cela lui permettait de profiter de cette quiétude que le jour dérobait toujours.

Parfois, le silence était dérangé par des éclats de voix, les pas pressés d'un médecin ou le bruit des roues d'un brancard prestement emporté dans le dédale hospitalier.

Au début, ces tumultes la glaçaient. Elle avait peur de ces alertes qui la tiraient de son sommeil ou dérangeaient ses insomnies. Puis elle avait fini par s'y faire sans s'en rendre compte.

La ligne de sa perfusion se tendit davantage alors qu'elle adressait à Simon un geste amical. Elle sentit que ses doigts, encore, avaient perdu de leur motricité.

Simon la regardait, les mains dans les poches. Il l'avait vue plusieurs fois à sa fenêtre, deux ou trois fois à l'atelier de musique qui avait lieu tous les vendredis. Elle avait un nom bizarre. C'était tout ce qui l'avait marqué.

Il s'était assis dans l'herbe, étendant ses jambes sur la terre glacée. Au-dessus de lui, les étoiles.

Et elle.

Les corridors étaient plongés dans une obscurité à peine dérangée par la lueur verdâtre des panneaux de sortie et l'éclat argenté de la Lune.

De temps à autre, en passant devant une porte close qu'un timide rai de lumière encadrait, Isabeau entendait les gémissements d'un vieillard, la voix douce d'un parent consolant son enfant, les murmures d'une série allemande des années quatre-vingt qui ne passait plus qu'après minuit sur une chaîne obscure. Elle entendait aussi les battements de son propre cœur dans le silence assourdissant de son être, tandis qu'à pas de loup elle descendait les escaliers et se glissait dans le parc.

Le fond de l'air était encore plus parfumé dans cet écrin boisé délimité par les murs spectraux de l'hôpital. Dressés de toute leur hauteur, ils semblaient des sentinelles silencieuses enveloppées dans un châle de chaux rapiécé de coupons de lumière qui crevaient l'obscurité. Des silhouettes s'y découpaient de temps à autre, comme des motifs mouvants dans l'étoffe brillante, puis s'évaporaient comme un songe dans les ténèbres.

— Insomnie ? s'enquit Simon en lui faisant signe de s'asseoir.

— Comme toi.

Isabeau s'était assise, ramenant ses genoux sous son menton. Au-dessus d'elle, les étoiles et la Lune. Auprès d'elle, lui.

—J'aime bien cet endroit, avoua-t-il après quelques instants de silence. Surtout quand il n'y a personne.

—Il y a moi.

—Il y a toi et moi. Et aussi la Lune.

Isabeau se surprit à rire, Simon aussi.

Aucun d'entre eux ne questionna l'autre sur les raisons de son hospitalisation.

Simon avait remarqué le pied à perfusion et la poche qui y pendait. Isabeau avait distingué la faiblesse respiratoire et le souffle sifflant. Ils en firent leurs propres conclusions. Et cela leur suffit.

Isabeau était tombée, emportant dans sa chute sa poche de soluté et son pied à perfusion. Dans le silence du couloir sombre, elle était demeurée sur les fesses, ahurie, cherchant des yeux une explication sans en trouver, l'esprit embrouillé par la panique, le cœur tonnant dans sa poitrine. Ses doigts s'étaient essayés à atteindre le rebord des fenêtres, désireux de l'aider sans que ses jambes n'esquissent le moindre mouvement. Lourdes comme du plomb.

Paralysée, Isabeau comprit.

Ses poings vinrent s'abattre sur ses cuisses, martelant la chair frénétiquement.

—Debout ! Debout, bon sang ! Vous êtes mes jambes, non ?! Bougez-vous ! Debout !

Ses cris s'égarèrent dans le couloir, se noyant dans le silence.

Recroquevillée sur elle-même, elle poussa un hurlement d'horreur qui déchiqueta l'air, laissant rouler à terre des torrents d'amertume.

Cette même nuit, Simon eut une attaque. Suffoquant comme un poisson hors de l'eau, il avait à peine compris ce qui lui arrivait. Plusieurs mains s'étaient abattues sur lui, le maintenant dans son linceul de draps blancs. Jalouses de cette poigne qui semblait prête à l'emporter vers le ciel, elles s'activaient sur son corps convulsant.

Un choc. Un second, plus puissant, qui lui avait soulevé le torse dans un sursaut. Son cœur s'était réveillé la seconde fois.

Les yeux fixés au plafond, Simon comprit. Il porta la main à sa poitrine, conservant dans sa paume chaque battement de son cœur.

—Salut.

Isabeau s'était tournée vers la porte ouverte.

Simon l'avait refermée, les yeux rivés sur elle.

Le croissant de lune éclairait son visage creusé par la fatigue, soulignant ses traits tirés, ses lèvres gercées et la maigreur flagrante qui lui conférait une apparence de cadavre.

Face lunaire contre face lunaire, toutes deux craquelées par l'épuisement.

—Salut, lui répondit-elle d'une voix cassée.

Il s'était assis sur son lit. Elle avait rabattu davantage les couvertures, noyant ses jambes dans un océan de coton. Elle ne voulait pas qu'il remarque le fauteuil roulant plié à côté de son lit.

Il l'avait remarqué.

—Cette fois, c'est moi qui suis venu à toi, plaisanta-t-il.

Isabeau l'avait fixé en souriant, reconnaissante qu'il se soit donné la peine de se rendre à son chevet.

— Ça te dit d'aller dehors ?

Elle avait écarquillé ses yeux cernés, estomaquée par la cruauté de l'offre.

— Ça me paraît compliqué là...

—Je te demande si tu en as envie, pas si c'est compliqué.

Simon avait posé sa main sur sa joue, son front contre le sien.

—Alors oui.

Elle s'agrippa au dos qu'il lui présentait, se lovant contre lui.

— Je suis pas trop lourde ?

—T'as encore de la marge, répondit-il en assurant davantage son étreinte.

Il sentait le gel douche.

Pour la première fois, la nuit avait une odeur différente.

—Et si on mourrait ensemble ?

La tête renversée en arrière, elle contemplait l'encre du ciel et les astres qui y scintillaient. Toujours portée par Simon, elle s'abandonnait à l'oubli, hypnotisée par les étoiles.

Les mots étaient sortis naturellement. Elle ne réalisait qu'après coup qu'elle sonnait comme une dépressive en fin de vie. Ce qu'elle était, finalement.

—Je ne compte pas mourir pour toi, déclara Simon en la faisant s'asseoir sur un banc.

—Égoïste...

Isabeau posa son regard sur lui. Les yeux levés, il souriait tendrement.

—Raconte pas n'importe quoi. Tu n'es pas la fille de mon ennemi et je ne compte pas m'empoisonner sur ta tombe pour te rejoindre.

Isabeau éclata de rire.

Elle le savait : il n'était pas Roméo, et elle n'était pas Juliette.

Simon lui jeta un coup d’œil. Les yeux brillants, elle lui souriait avec affection.

—Tu es..., hésita un instant Simon, juste une fille avec un nom bizarre, qui aime se balader la nuit et traîner avec un misanthrope cardiaque. Pas une héroïne de tragédie.

Isabeau avait tendu sa main vers lui, ses doigts suspendus à quelques centimètres des siens.

—Tu es vraiment cruel...

—Je sais.

Les yeux brûlants d'un sentiment qu'ils partageaient, Simon lia ses doigts aux siens.

La Lune s'était éclipsée, abandonnant le parc aux ténèbres.

Il y avait lui et elle, deux fous dans un jardin endormi.

Elle et lui, deux fous au cœur d'un hôpital, la nuit.


Texte publié par Yukino Yuri, 8 août 2020 à 22h07
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