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La rivière Umegawa, qui traversait le village de Nishinomiya d'est en ouest, dévalait du mont Kuô que la brume nimbait de son voile aux premières venues des pluies d'été.

Au plus fort de l'enfance, Sayuri aimait se baigner pour se soustraire aux chaleurs estivales, délaissant sur la rive ses geta, ses tabi immaculées, son hakama rouge et son kimono rayé de blanc et de bleu -l'uniforme de l'école des filles que l'on trouvait dans la ville voisine - pour s'abandonner aux caresses délicieuses de l'eau sur son corps offert, enveloppée par le gargouillis limpide des flots qui fuyaient, agiles, fougueux pour se jeter en aval dans le fleuve Daiya. Puis elle se laissait sécher sous les pruniers enorgueillis de leur parure verdoyante, se surprenant à rêver, à fabuler le paysage printanier qui s'en était allé comme un songe. Elle s'effrayait à songer aux fleurs roses et mauves qui coloraient le ciel lorsque mars était preste de naître, tandis que la brise légère s'insinuait jusqu'à la plus intime parcelle de son être.

À présent qu'elle était mariée, Sayuri ne pouvait décemment plus s'adonner à pareille conduite. D'ailleurs, rares étaient encore les petites filles qui perpétraient cette tradition des bains dans la rivière, celle-là même qu'elle avait cru ancrée dans l'histoire, qu'elle espérait avec ses amies faire perpétrer par-delà les âges. Le temps, hélas ! n'était plus aux baignades impudiques sous les ramures de la Umegawa. Car à la capitale, on parlait d'aller de Tsukiji au quartier marchand de Nihonbashi en tramway.

Le pays évoluait, semblant se repaître des connaissances venues de l'Occident pour mieux bouder son histoire et ses expériences comme l'on dénigrerait une soupe vieille de plusieurs jours.

Sayuri frissonna à cette pensée, posa sa main sur son obi brodé qui comprimait son ventre. Bientôt, réalisa-t-elle en souriant, elle pourrait ranger dans la remise ses kimonos embellis de dessins de trèfle, démonstration élégante de son désir de maternité. Elle leva les yeux vers les bourgeons à peine éclos, laissant entrevoir des pétales éclatants puis vers les étoffes chamarrées qui séchaient dans la cour, gonflant sous le vent frais de février comme des drapeaux plantés sur la rive opposée pour la rappeler à son foyer.

Sous sa paume, elle sentait la vie croître au creux d'elle-même.

La famille Yamamoto s'était installée à Nishinomiya des siècles auparavant, y prospérant d'abord comme tisserands, ensuite comme tailleurs et ne s'était jamais défaite de ce savoir-faire hérité de génération en génération. Elle avait cependant connue sa période de gloire durant l'ère Meiji en se spécialisant dans la teinture par impression à la planche -permettant d'imprimer sur le tissu toutes sortes de motifs- et la broderie, s'assurant ainsi une clientèle venue de toute la région, des commandes à foison et une renommée qui ne permettait aucun écart.

—Il est facile de détruire en une seconde ce qui a pris des siècles à être construit, n'avait de cesse de répéter grand-mère Kaneko tout en mâchant laborieusement le tofu frit et les edamame qu'elle réclamait à chaque dîner.

Parfois, il lui arrivait de se tourner vers son fils aîné, le seul à ne pas avoir eu la fièvre de la modernisation, et de lui souffler d'une voix où se mêlaient regrets et reproches :

—Quel dommage que tu n'aies pourvu la famille que de trois filles et d'une bru incapable de nous donner un héritier, auquel tu aurais pu tout apprendre au berceau.

Jamais personne n'osait répliquer quoique ce soit à cette plainte tranchante.

Les trois filles de la famille, victimes indirectes de cette acerbe constatation, se plaisaient davantage à contempler leur soupe sombre dans laquelle flottaient des algues wakame et des champignons shiitake qu'à s'opposer, même de la plus aimable des façons, à leur grand-mère. En outre l'auraient-elles fait que leur mère les en aurait dissuadées d'un regard froid ou d'un mouvement brusque de la main.

Chizuru, l'aînée, était chétive, facilement indisposée et fort peu prompte à la révolte.

Elle demeurait là, sagement assise sur ses talons, le dos droit, silencieuse face aux critiques, faisant aller et venir ses baguettes du plat de légumes saumurés à sa bouche, les mastiquant le plus discrètement du monde. Elle se mouvait à peine dans son kimono de coton broché de pivoines semblant trop large sur son corps souffreteux -pourrait-il seulement supporter la maternité? se susurrait-on. Elle osait de temps à autre lever les yeux vers sa grand-mère, lui sourire modestement quand son regard croisait le sien ; mais jamais ne laissait l'affection s'immiscer dans leurs rapports. Les longues années d'apprentissage sous la houlette de Kaneko -elle lui avait enseigné les arts ménagers et d'agréments afin d'en faire une épouse convenable et une mère honorable- avaient définitivement bouleversé leur relation.

Ami, la cadette, soupirait tout en se gavant de riz blanc, trompant la colère de son cœur en comblant son estomac à l'excès, ignorant volontairement les critiques dont la submergeait la vieille femme sur sa tenue ou son maintien négligés.

Il était vrai que Ami portait peu de soin à sa toilette, se fichant bien que son col soit de travers, que l'ourlet de son hakama soit taché ou que son chignon se défasse. Elle passait le plus clair de son temps à l'extérieur -bien qu'elle ait atteint un âge qui ne permettait plus ces échappées inappropriées-, conversant avec les jeunes gens du Cercle de Pensées sur des sujets dont l’on ne l'entretenait guère de par son statut de femme. On murmurait sur son passage. On se retournait en la croisant, vêtue de l'uniforme de l'école de filles, faisant claquer les talons de ses souliers, se pavanant à grandes enjambées avec son visage aimable et son regard d'une insolente obstination. Ami, du haut de ses quinze ans, éclipsait tout le monde, ses sœurs comprises.

Sayuri quant à elle se contentait de se faire aussi discrète qu'une épingle, prêtant une oreille attentive aux conversations des apprentis tailleurs que son père formait, occupés dans la cour à étendre les longs rectangles de soie, de taffetas, de crêpe, de gaze fraîchement passés à l'impression. Sous peu, ils seraient battis pour devenir des kimonos, des haori ou des obis.

Elle les écoutait flatter le travail sur une pièce, se plaindre des pigments sur une autre, maugréer qu'à la capitale, ce genre d'étoffes perdait de son prestige, remplacé par un tissu nommé « mousseline ». Elle les entendait raconter qu'on y portait des robes bouffantes garnies de volants et de fanfreluches justes bonnes à se froisser. Et il fallait que son père la reprenne plusieurs fois, referme les cloisons ouvrant sur la cour pour qu'enfin elle revienne à son dîner, son esprit cependant loin, très loin ; tentant de s'illustrer une robe bouffante, si bouffante qu'elle formerait un nuage de tissus et de dentelles dès qu'on s’assiérait.

—Cela ne te sert à rien d'écouter ces choses-là.

En la réprimandant ainsi, son père lui rappelait habilement, quoique cruellement, qu'elle devait demeurer à sa place. Elle était la benjamine, la petite dernière, l'ultime espoir déçu de la famille Yamamoto. Et à ce titre, le monde du tissage n'était pas son affaire.

Aux premières floraisons des pruniers, Sayuri pressait ses sœurs pour aller sur les rives de la Umegawa et y contempler les fleurs fraîchement écloses. Chizuru était la plus difficile à convaincre -sa timidité maladive la retenait entre les murs de sa chambre comme autant de solides chaînes- et bien souvent, elle ne se pliait aux suppliques de sa cadette que parce que leur mère lui imposait de la chaperonner. Elles préparaient alors toutes trois, avec l'aide de leur servante Tami, des boulettes de riz fourrées qu'elles empaquetaient dans des boîtes en bambou et des furoshiki. En cette rare occasion, il n'y avait qu'elles trois, les « demoiselles des Yamamoto » comme on les saluait sur leur passage, dans leur kimono et apparats de sortie -Ami, au grand dam de Chizuru, arborait son éternel hakama vert bien trop voyant pour la saison.

—Quelle importance ?! s'offusquait Ami quand son aînée osait souligner les défauts de sa toilette. Bientôt plus personne ne se souciera de ses règles stupides ! Savez-vous, grande sœur, qu'à Tôkyô les femmes portent des chapeaux pleins de fleurs et des robes avec des manches aussi bouffantes que des tonneaux ? Pensez-vous que cela leur importe de ne pas porter la bonne couleur à la bonne occasion ?

—Peu importe, nous ne sommes pas à Tôkyô.

Chizuru ne se montrait sèche et catégorique que lorsque Tôkyô et sa modernité outrancière faisaient planer leur ombre sur les échanges familiaux. Son avis était tout à fait évident et elle se refusait d'en démordre, pas même face à sa sœur cadette. Si elle devait lui tenir tête, c'était bien à ce propos.

—Un jour, j'irai ! garantissait orgueilleusement Ami en bombant fièrement la poitrine.

—Et que feras-tu là-bas ?

—Pourquoi pas écrivaine ? Ou professeure? Pour ça, il faudrait que j'aille à l'université de Tôkyô. J'aimerais bien y étudier la littérature anglaise !

—Pourquoi forcément la littérature anglaise ? Nous avons de très bons auteurs, nous aussi.

—Des auteurs qui écrivent sur la beauté des cerisiers en fleurs ou sur l'art de tenir une maison. Des choses désuètes, en d'autres termes. Oh ! Je pourrais faire une carrière dans le Music-hall, je me débrouille en chant, non ?!

—Tu n'y penses pas ! De quoi auras-tu l'air ?! s'était indignée Chizuru, haussant ostensiblement la voix.

—D'une femme moderne, indépendante, à la pointe du progrès ! Pas d'une godiche aux larges manches, étouffée dans une ceinture inconfortable et trébuchant avec ses socques en bois disgracieuses !

—Je t'en prie, ne dis pas des choses pareilles devant Sayuri ! Elle n'a pas besoin d'entendre ce genre de bêtises qui sortent tout droit des bouches des garçons du Cercle !

Sayuri ne disait rien, laissant ses aînées à leur joute verbale, savourant ses dango -elles les achetaient à l'échoppe du vieux Matsumoto ; cerise pour Chizuru, prune pour Ami et elle- tout en couvant des yeux les rameaux fleuris qui les dérobaient au ciel encore gris des dernières neiges tombées. Elle resserra sur ses épaules son haori indigo -une couleur qui seyait à son âge et annonçait son entrée dans le monde des jeunes filles nubiles-, faisant glisser entre ses doigts le ruban de satin mauve qui fermait sa veste. Elle l'avait choisi avec sa mère en allant en ville, pour remplacer le cordon traditionnel ; coquetterie que sa famille avait approuvée avec quelques réserves cependant : en substituant ainsi la formalité du haori himo pour la fantaisie d'un ruban, la benjamine du clan ne suivait-elle pas les traces révolutionnaires de son aînée ?

Mais Sayuri était à mille pensées de pourchasser sa sœur sur la voie de la modernité occidentale, avec ses mœurs nouvelles et ses enseignements progressistes. Sayuri se contentait tout à fait de son quotidien comme il était, elle aimait sa vie sur les bords de la Umegawa avec assez d'ardeur pour ne pas rêver à un ailleurs plus prometteur.

Elle avala tout rond une autre bouchée de riz gluant aromatisé, plissant les yeux en la sentant coller à son palais, glisser délicieusement dans sa gorge.

Ce fut sans grande surprise que les Yamamoto accueillirent la nouvelle du départ futur d’Ami pour la capitale dès la fin des floraisons. Elle s'était pavanée avec tant de zèle et d'obstination les trois dernières années, clamant à qui voulait bien lui prêter oreille qu'elle irait à l'université féminine de Tôkyô dès son certificat d'études secondaires obtenu, qu'il paraissait ardu, voire impossible, pour son père de lui refuser cette demande. En outre, il espérait que côtoyer de près les courants de pensées qui ondoyaient dans les rues et auxquels elle s'abreuvait fiévreusement à distance la lasseraient à l'usure ; et qu'en lui faisant cette faveur, elle s’assagirait docilement. Il comptait d'ailleurs sur la surveillance de son frère cadet chez qui elle irait loger et dont la demeure se situait dans le quartier d’Asakusa, à deux pas du temple.

Le sujet de ses études néanmoins anima de houleux débats.

—Littérature anglaise ? Je pensais que tu aurais au moins choisi art ou économie domestique.

—La section de littérature étrangère de l'université féminine est tout à fait respectable et réputée !

—Considère encore un peu l'idée de faire un cursus en économie domestique, cela te servira davantage.

—Je n'ai aucun intérêt pour toutes ces choses périmées ! N'insistez pas, mère.

Ami fronçait le nez comme lorsqu'elle était vexée ou outrée. Sayuri, revenue plus tôt de sa leçon de shamisen, l'observait avec attention dans l’entrebâillement des cloisons de papier. Elle portait ses cheveux bas sur sa nuque -à la dernière mode- et avait boudé son kanzashi pour un ruban criard. Elle se surprit à la détester, tout en mourant d'envie de lui ressembler. Ce sentiment inconnu lui mordit la poitrine avec férocité. Elle eut soudain envie de hurler, sans comprendre la raison de cette naissante fureur.

Cette rage dévorante l'anima tout le long des festivités de la nouvelle année tandis que la maison s'enthousiasmait des préparatifs pour le voyage à la capitale, mettant plus de cœur à l'ouvrage que pour n'importe quelle autre tâche. Elle enflait monstrueusement quand, de retour de l'école ou d'une leçon de musique, elle surprenait Chizuru aider à la cuisine ou au jardin quand Ami se contentait seulement de demeurer le nez dans ses livres, ne se montrant que pour dîner sans jamais se soucier d'autrui.

Chizuru, quand Sayuri se surprenait à lui confier les griefs qui la consumaient, hochait simplement la tête sans rien ajouter de plus, toussotant de temps à autre. Son kimono semblait plus ample qu'auparavant sur son corps que l'âge et les repas copieux n'avaient guère épaissi, son visage plus terne et blafard que naguère. Les premiers signes de la maladie qui la dévorait devenaient de plus en plus visibles.

Le jour du départ arriva finalement. Sayuri, sur le pas de la porte, salua sa sœur aînée, lui souhaitant de réussir son examen d'entrée avec cette politesse feinte, d'autant plus amère qu’Ami ne semblait porter attention à ses paroles. Obnubilée par l'avenir, elle n'était déjà plus à ses proches, les quittant avec cette même vanité qui l'avait toujours accompagnée, vêtue de son plus beau kimono de soie et de son haori de brocart dont elle tirait la plus grande fierté.

Sayuri demeura un instant dans la cour à observer son père s'éloigner, ridiculement modeste dans son habit sombre, aux côtés de sa sœur. Puis la silhouette fragile de Chizuru se détacha entre les coupons de gaze fraîchement teints que l'on avait mis à sécher dans le jardin, aussi légère qu'une ombre. Elle s'affaissa soudainement à terre, sans même une plainte. La benjamine accourut, souillant de terre ses tabi blanches

-Ne t'approche pas ! rugit Chizuru entre deux quintes de toux.

Sayuri obéit, secouée d'intenses tremblements. Elle ignorait si l'effroi qui la glaçait était inspiré par la sauvagerie inhabituelle de Chizuru ou la vue du sang qui tâchait sa manche jaune.

Chizuru s'éteignit à l'automne, consumée jusqu'aux dernières fibres de sa chair par la maladie, avec une sérénité toute nouvelle qui l'avait soustraite aux douleurs et à l'épuisement contre lesquels elle s'était battue une année durant. Une lettre fut envoyée expressément à Tôkyô, priant Ami de revenir au plus vite puisque sa présence était requise à la veillée funèbre.

Sayuri observa silencieusement le visage glacé de son aînée tandis qu'elle arrangeait des pivoines -les dernières de la saison- sur la table. Chizuru semblait dormir, ses lèvres humides de l'eau que l'on y avait appliqué pour favoriser sa renaissance future ; splendide dans son kimono immaculé. Elle n'avait pu verser aucune larme, s'affairant à prévenir les branches collatérales de la famille et à préparer avec Tami la maison pour les recevoir. Elle se demandait si cette aridité de cœur qu'elle se découvrait n'était pas déplacée, cruelle envers sa sœur qu'elle avait tant aimée. Malgré la culpabilité qui la rongeait, ses yeux demeurèrent obstinément secs.

Sayuri avait retenu un hurlement de fureur en remarquant la toilette dont s'était accoutrée Ami. Sa robe de soie noire était pleine de volants, son chapeau, qu'elle avait arboré pour le voyage, ridiculement imposant. Elle n'avait pas changé au cours des six derniers mois. Pire encore, elle était outrancièrement provocante en cette période de deuil, épuisante avec ses attitudes de citadine et son interminable monologue sur les difficultés de voyage qu'elle avait rencontrées, la vie trépidante à la capitale, les bals, concerts, réceptions et tea party auxquels elle s'était rendue. Pas une gentillesse, pas une larme. Comme toujours, Ami ne pensait qu'à sa propre personne, sans se soucier des convenances ou d'autrui.

—Mère t'a préparée un kimono de deuil, l'informa Sayuri dont la voix tremblait d'une colère sourde. Passe-le avant que nos invités n'arrivent pour la veillée.

Pour toute réponse, son aînée avait froncé le nez de dégoût en soulevant sa malle restée dans l'entrée. Sayuri était demeurée là, dévisageant sa sœur puis les portes coulissantes qui menaient dans la cour. Le parfum d’Ami avait empli le corridor. Le froissement soyeux de sa jupe semblait étouffer tout autre bruit alentour. Ses griefs rendus muets au cour des dernières saisons par d'autres préoccupations plus considérables, à présent qu'elles n'avaient plus lieu d'être, affluaient comme un torrent trop longtemps retenu par un barrage.

Elle s'était jetée sur les cloisons, les repoussant vivement sur leur rail. Elle traversa la cour en toute hâte, fit tomber de leur corde quelques étoffes qui séchaient, dévala les escaliers qui épousait le relief dans lequel se nichait leur demeure et menait aux rives de la Umegawa.

Les pruniers s'étaient parés de leurs atours automnaux, enflammant la berge. Sayuri se laissa choir sous le feuillage safrané, ne prêtant aucune attention au désordre de son kimono, à son col de travers, ses chaussettes maculées de boue, son chignon défait. Et enfin vinrent les sanglots qui déchiraient silencieusement son âme, secouaient à présent son corps de spasmes frénétiques.

Pleurait-elle la mort de Chizuru, le retour frustrant d’Ami, la fatigue qui sensibilisait ses nerfs ? Sans doute tout cela à la fois, amer mélange auquel s'ajoutait le chagrin de se sentir abandonnée en arrière comme la petite dernière oubliée ne sachant où aller, quel chemin prendre et s'approprier. Elle n'avait pas réussi à avancer en se débarrassant des influences de ses aînées, ni réussi à avancer tout court. Son corps était peut-être celui d'une femme à présent, mais son esprit demeurait au bord de la rive, coincé à l'époque de l'innocence où la simple floraison des pruniers l'exaltait de bonheur.

À l'époque où, dévorant des dango à la cerise et à la prune, elles n'étaient encore que des enfants. Trois sœurs sur le rivage.

Elle remonta l'allée bordée d'érables, sentant la fraîcheur de la terre sous ses pieds, la moiteur de ses tabi mouillées qui collaient à sa peau. Entrant dans la cour, elle ramassa les tissus qu'elle avait fait tomber, les considéra afin d'y déceler un défaut dont sa course folle aurait pu les marquer puis les amena jusqu'à l'atelier de son père.

Le métier à tisser trônait près des cloisons afin de profiter de la meilleure lumière possible, un furisode de cérémonie rouge était tendu sur son support dans l'attente de quelques retouches. Son père se tenait assis devant le cadre de la table à impression, courbé dans son habit de deuil.Vieilli par la lassitude de se constater si seul dans une maison grouillante de monde.

—Père.

—Que veux-tu, Sayuri ?

Son ton était avenant, comme à chaque fois qu'il s'adressait à elle. Il ne souligna pas ses yeux rougis, ses cheveux épars sur ses épaules, ses chaussettes qui laissaient sur les tatamis des traces boueuses. Sayuri en éprouva un vif sentiment de reconnaissance.

—Apprenez-moi à réaliser d'aussi belles pièces.

Elle s'agenouilla à sa hauteur, lui présentant humblement les tissus qu'elle gardait sur son bras. La crêpe violette nimbée de magnolias et le taffetas vert imprimé d'un paysage estival s'étalèrent sur ses genoux, dévoilant toute leur beauté contre la soie sombre de son kimono.

Elle avait trouvé un chemin dans lequel elle souhaitait s'engager. Un chemin qu'aucune de ses sœurs n'avait encore foulé. Vierge de tout autre pas, semé d’embûches, ingrat, sans une ombre de pitié pour le rendre agréable. Un chemin qui peut-être la mènerait à sa perte. Mais un chemin bien à elle.

Elle était la benjamine, la petite dernière, l'ultime espoir de la famille Yamamoto. Et à ce titre, le monde du tissage devenait son affaire.

La période des quarante-neuf jours de deuil s'acheva et les cendres de Chizuru furent déposées, comme le voulait la tradition, dans le caveau familial. Ami, libérée de ses obligations familiales, quitta promptement Nishinomiya -plus vite qu'elle n'y était arrivée- pour retourner à Tôkyô, avançant qu'elle avait déjà manqué par trop de cours pour que son année scolaire n'en soit pas corrompue.

Personne n'était dupe cependant : tout le monde savait qu'en vérité, elle avait simplement hâte de retrouver les rues animées de la capitale, ses habitudes, ses fêtes et son anonymat rassurant. Ami avait trouvé le moule dans lequel elle souhaitait se complaire. Et ce moule-là, occidentalisé et attrayant, ne pouvait cohabiter avec celui qui subsistait à Nishinomiya.

Son père la forma, comme il avait formé ses apprentis avant elle : durement mais minutieusement.

Elle apprit à choisir les pigments, teindre les fibres, dompter le métier à tisser, brocher un rang après l'autre un coupon d'étoffe. Elle s'appropria rapidement la table à impression, se plaisant à enduire de teinture les planches en relief puis à appliquer l'énorme tampon en bois sur les rectangles de tissus fraîchement retirés des métiers, veillant à arranger proprement chaque motif pour en faire une composition recherchée qu'elle prenait plaisir à admirer flotter dans la cour.

C'est dérobée derrière un coupon rose imprimé de pivoines et brodé de fils d'or -sa première création, que son père avait gratifiée d'un sourire approbateur- qu'elle s'abandonna aux baisers fougueux de Yukio, l'apprenti que son père avait adopté et avec lequel il avait projet de la marier. La fièvre l'emportait, la rendait ivre de lui, de ses lèvres, de son corps tout entier. Leur monde devint un monde de soie, de crêpe et de motifs, un monde dans lequel il lui apprit à aimer, à désirer, à s'abandonner. Et sous ses caresses, elle sentit que le chemin qu'elle empruntait n'était là que pour elle.

Sayuri lia à jamais son destin à celui de Yukio, dans la plus stricte intimité, par trois coupes sakazuki remplies du saké rituel et de nombreuses offrandes faites aux divinités. La neige qui tombait dru ce jour de février semblait inviter les collines et le fleuve à revêtir leur plus belle tenue de noces. Rien néanmoins ne parvenait à éclipser Sayuri dans son kimono de mariée doublé de satin rouge et brodé au fil d'or de minuscules grues virevoltant dans l'immensité immaculée.

Passant sous les pruniers défaits de leurs atours, tristement nus dans le vent d'hiver, elle leva les yeux, accentua sa poigne sur le bras de son mari afin d'attirer son attention sur l'objet de son intérêt.

—Irons-nous les voir fleurir au printemps ? demanda-t-elle dans un murmure.

Yukio resserra avec prévenance le châle de laine blanche qu'elle avait passé sur son uchikake, faisant glisser ses doigts dans sa nuque dissimulée sous sa capuche.

—Si tu veux.

Elle sourit. Sur la rive d'en face, trois petites filles emmitouflées dans des châles criaient de joie en se lançant des boules de neige, riaient à gorge déployée, louaient, sans trop le réaliser, l'existence.

Sayuri les couva du regard, un kaléidoscope de souvenirs s'affairant à alimenter le petit cinéma de sa mémoire. Les dango, le sourire édenté du vieux Matsumoto, les boulettes de riz fourrées à la prune salée et au miso, le hakama trop voyant de Ami, le ruban sur son haori devenu trop petit, le sourire tendre de Chizuru, ses mains glacées dans les leurs, chaudes et rassurantes.

Ses yeux débordants de larmes quittèrent les petites têtes brunes, s'envolèrent vers les branches sombres. Une tâche de couleur, d'un rose prononcé, s'y était épanouie, déposante de la venue de la nymphe printanière et, avec elle, du retour de l'espoir par trop longtemps dissimulé.

Les pruniers recommençaient à fleurir. Et ce printemps-là, contrairement à tous les autres, elle serait seule à pouvoir en témoigner.

Elle serra davantage la main brûlante de son mari dans la sienne, tentant de trouver dans cette étreinte le courage de surmonter la mordante nostalgie qui l'accablait.

Jadis, elles avaient été trois sœurs sur la rive. À présent, il n'y restait plus qu'elle.


Texte publié par Yukino Yuri, 8 août 2020 à 18h04
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