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Station Invalides, direction Créteil

L'alarme retentit. Une, deux, trois secondes puis les portes se claquent sèchement, chopant au passage le sac d'un gars qui s'est glissé de justesse dans le wagon. Il tire dessus, grogne un élégant « connerie de portes ! » et se dégage finalement pour venir s'avachir sur un strapontin.

La rame commence alors son petit bout de chemin quotidien, alternant les virages avec autant de douceur qu'une patate dans la tronche, et laissant échapper des hurlements suraigus au cœur des tunnels tagués ; comme un monstre grognant en rentrant dans son antre.

Vive la ligne 13 dès le matin, avec ses odeurs de gerbe et de clope -sérieux, faut être un sacré connard pour fumer sur un quai de gare ! Honnêtement, c'est bien parce que la Navigo coûte pas cher à l'année, sinon il y a longtemps que j'arrêterai de chauffer un siège tous les matins, 365 jours par an. Ouais, je suis ce que l'on appelle une « habituée du métro » -une façon polie de dire que j'ai pas une thune pour me payer une caisse-, le genre que tu peux retrouver chaque matin avec soit des écouteurs, soit un livre, la gueule enfarinée sous un maquillage approximatif -on fait ce qu'on peut et me peinturlurer la face n'a jamais été un de mes talents, désolée les Youtubeuses beauté !- et les yeux sans cesse en mouvement, incapables de s'accrocher à quoi que ce soit d'intéressant.

Des barres d'immeubles, la tour Montparnasse au loin. Et la Tour Eiffel, ridicule, minuscule, bien planquée par delà la marée de toits que forment Paris.

Paris, Paname, la ville lumière...

J'ai jamais aimé cette ville. Trop bruyante, trop polluée, trop peuplée. Mais bon, quand tu vis en banlieue et que tu comptes aller plus loin que le bac, les alternatives pour la fac se limitent à une chose : Paris. Ou Cergy, si comme moi, tu es assez con pour te dédier corps et âme à l'apprentissage d'une langue rare qui t'offre...que dalle comme carrière si t'es pas pistonné comme pas permis. Mais Dieu merci ! Cergy s'est gentiment abstenue de m'accueillir pour mes années estudiantines ; et Paris m'a gracieusement ouvert les bras à sa place.

Puis une fois mes études laborieusement finies, merci bien ! j'ai continué à fréquenter le métro pour aller à mon travail. Parce que, là aussi, la banlieue n'est pas championne en offres d'emploi intéressantes.

J'ai donc du ranger mes réticences au placard une année de plus et gratifier la RATP d'un abonnement plein tarif -adieu la carte Imagine R moitié prix...- supplémentaire, m'assurant ainsi douze nouveaux mois de rage gratuite envers le métro défaillant, de frustration face aux temps d'attente défiant les lois du Temps lui-même et de perte progressive de foi en l'humanité à force de côtoyer mes semblables. Parce qu'honnêtement... Le métro est sans nul doute le meilleur moyen dete dégoûter du monde et de convertir le gars le plus sociable en un putain de misanthrope psychopathe.

« Malakoff, rue Étienne Dollet. », annonce la voix monocorde dans le wagon, alors que la rame entre en station, attirant vers elle une masse compacte d'individus crevés et dopés au café.

Ce qui est sympa, avec la ligne 13, c'est qu'en dépit de sa propreté discutable, elle parle. Enfin...elle annonce le nom des stations. Ce qui, ne nous le cachons pas, est fort plaisant quand on s'endort et qu'on se réveille tout pile pour descendre grâce à cette voix qui vous répète deux fois le toponyme de chaque quai par lesquels passent les rames. Outre cela, c'est bien pratique pour les malvoyants.

Mais bon, peu de lignes du métropolitain sont dotées de cette formidable faculté. D'ailleurs, je me suis toujours demandée comment les gars de la RATP ont choisi leurs lignes parlantes. Parce qu’honnêtement, ça n'a aucune logique.

La 1 -le repère des touristes, la 2 -le coupe-gorge- annoncent donc leurs stations idem pour la 3 -l'oubliée- quand la 4 se targue d'une voix d'homme fort sympathique. De même pour la 5 et la 9, depuis leur rénovation. La 6, la 7, la 10, la 11 et la 12 sont les grandes perdantes de cette sélection arbitraire, alors que la 14 est l'allégorie même du petit dernier de la famille : chouchoutée, gâtée, avantagée. Le genre qui se fait taper par les plus grands mais qui, au final, est le seul à faire les choses correctement. Et non, je ne compte pas la 3bis et la 7bis, qui se définissent en un seul mot :inutile! Sérieusement, quand même la RATP ne te calcule pas plus que ça et fait tout pour qu'on t'oublie, c'est vraiment que tu te situes dans les bas-fonds de la médiocrité.

« Montparnasse-Bienvenüe. »

La foule se regroupe de chaque côté des portes, attendant fébrilement leur ouverture comme des fashion victimes celle des magasins lors du Black Friday. Et la lutte commence. D'un côté, ceux qui veulent descendre et tentent de se frayer un chemin vers la sortie, se bousculant à grandes effusions de « Pardon ! », « Poussez-vous ! », « Bouge, connasse ! » ; de l'autre ceux qui forcent la montée avant que l'alarme redoutée ne leur arrache tout espoir d'arriver au bureau à l'heure, quitte pour cela à bloquer le passage et à blinder le wagon plus qu'il ne l'est déjà en poussant comme des bœufs en chaleur. Et le signal sonore retentit. Une, deux, trois secondes. Puis la rame repart, emportant avec elle la foule bigarrée, écrasée contre les portes, abandonnant sur le quai les plus faibles, ceux qui n'ont pas réussi à s'imposer dans ce qui ressemble désormais à une boîte de sardines humaines.

Un gars m'enfonce son coude dans les côtes en sortant son portable. Genre, salement ! Et bien-sûr, je peux me faire voir pour les excuses. On est pas là pour être poli, surtout pas un lundi matin en heure de pointe. C'est la jungle, Michel ! Subit ou crève !

Je me cale davantage contre la paroi du wagon, espérant éviter d'autre contact de ce style, serrant mon sac à dos contre ma poitrine. On se protège comme on peut. J’essaye de voir mon reflet dans la vitre de la porte , histoire de checker si mon maquillage est toujours impeccable ou si ma frange tient en place ; mais la coiffure extravagante d'une bonne femme m'empêche de voir quoique ce soit.

« Duroc. »

La voiture se blinde encore plus. Je me découvre une étroite proximité avec le strapontin auquel je suis adossée. Une femme avec une poussette tente une montée mais les regards furax et la barrière compacte que forment les usagers la font renoncer en pestant. Le bon sens est en grève ce matin.

« Saint François-Xavier. »

Les trois portes du wagon s'ouvrent en même temps, comme dans un ballet automatique bien orchestré, libérant les quelques heureux pour qui le périple s'achève enfin. Puis l'alarme brise le silence de mise dans les transports. Oui, c'est aussi ça, le métro : le pack gueule de déterrée désagréable -ne souris pas, c'est malpoli !- avec option silence quand personne ne beugle dans son téléphone, qu'aucun gamin ne pique une colère ou qu'aucun groupe de potes ravagés par l'acné ne se lance dans un débat enflammé sur la légitimité de cette question incompréhensible dans l'interro d'anglais.

De toute façon, un lundi matin, personne ne veut parler à personne. Moi la première.

« Varennes. »

Je viens de réaliser que j'ai oublié la ligne 8 tout à l'heure. Je m'en suis rendue compte en détaillant la listes connexes -je me faisais la réflexion que les lignes 7 et 11 ne correspondaient pas avec la 13, alors qu'elles me conduisent auprès d'amis très proches, et que c'était vraiment regrettable.

« Invalides. »

Quand on parle de la ligne 8, elle vient à nous. C'est là que je descends. Station Invalides, correspondance ligne 8, direction Créteil. Je me faufile entre les silhouettes emmitouflées dans des manteaux épais et m'extirpe finalement du wagon. L'alarme hurle dans mon dos. Une, deux, trois secondes puis les portes claquent, les façades de quai se referment de concert et la rame démarre, m'abandonnant sur le quai à mon trajet solitaire.

J'aime bien la ligne 8. Déjà parce qu'elle est moins blindée que la 13, mais surtout parce que les noms des stations sont assez farfelus et donne matière à l'imagination -rien que Filles du Calvaire et Chemin Vert suffisent à m'emporter dans des histoires pas possibles qui m'occupent un bon moment.

La prochaine rame arrive dans deux minutes. J'observe mes futurs compagnons de voyage, éparpillés sur le quai. Rien de transcendant. J'en reconnais un. C'est rare de reconnaître quelqu'un dans le métro, vu la fréquence à laquelle circulent les trains. Surtout quand ce n'est qu'un simple connaissance « de visu ». Mais ce gars-là prend le métro chaque lundi à la même heure -8 heures 35- et commençant mon travail à 9 heures, je ne peux que le croiser. C'est presque devenu un rituel de le constater au bout du quai, là où s’arrêtera la première voiture, les yeux hagards et les mains dans les poches. Il est devenu une partie du décor matinal.

Le sifflement de la rame entrant en station me fait faire volte-face, juste à temps pour voir le métro fendre l'obscurité du tunnel et se dévoiler bruyamment à la lumière des néons. J'ai une impression de déjà-vu. C'est déroutant. Comme si j'avais auparavant assisté à cette même scène, exactement pareille. Je me sens soudain très mal à l'aise. Le signal sonore me rappelle expressément de monter ;et je manque de me faire écraser sans pitié par les portes de la voiture.

C'est à Opéra qu'elle monte et que le spectacle commence. Lui, le gars de 8h35, bien calé dans son siège, lui fait signe, la salue joyeusement et tous deux commencent à discuter en rigolant.

C'est pile à ce moment-là que la musique dans mes oreilles se baisse de façon draconienne -désolée les Daft Punk !- et que mon attention se focalise discrètement sur eux. Ils sont mignons. Et je dis ça sans aucune pointe de sarcasme. Ils sont vraiment mignons ! Si j'ai bien compris, ils bossent ensembles, maintenant ils sont plus ou moins potes... Lui a commencé il y a trois mois, elle il y a plus longtemps, et ils se soutiennent mutuellement à travers les différents aléas de leur vie respective. Parfois, ils s'échangent des gestes affectueux ; et si pour elle ça a l'air tout à fait banal,pour lui c'est l'apothéose du bonheur.

Ces deux-là me font apprécier la ligne 8 le lundi matin. Parce qu'au milieu des gens moroses, ils sont là à s'aimer -amicalement à mon avis mais je me sens le devoir de préciser pour éviter les idées déplacées !- et à briser le silence matinal en racontant des conneries. Et il rit, elle rit, ils rient. Et moi, je les observe en me retenant de sourire devant une scène aussi attendrissante, comme un spectateur devant un film. Ouais, c'est impoli. Mais honnêtement, je m'en fous! Ils sont un divertissement auquel j'assiste, bien posée sur mon strapontin. Un divertissement qui prend fin à Faidherbe-Chaligny -Faidherbe pour les intimes et les flemmards qui sont gavés rien qu'à l'idée de dire le nom complet, quand ils réalisent qu'ils sont arrivés. Parfois, ils ont fait attention, parfois ils manquent de se gaufrer en sortant de justesse avant que les portes ne se referment sur eux. Et leurs rires me parviennent jusqu'à ce que les quais disparaissent dans les obscures entrailles du métropolitain.

Un type en costard vient s'asseoir à côté de moi, dépliant autant le journal qui l’obnubile que ses jambes, à tel point que mon espace vital s'en retrouve réduit de moitié. Je veux bien que les cerises aient besoin d'espace pour grandir...Mais là, faut pas déconner ! Je toussote pour lui signaler mon mécontentement mais monsieur « je-suis-en-costume-car-je-bosse-à-la-Défense » s'en fiche royalement, le visage enfoui dans les larges pages sentant l'encre. Connard va !

Quelle journée pourrie ! C'est pas humainement possible de se faire chier à ce point, sérieux ! Entre mon job gavant au possible et mes collègues qui ont tous décidé de m'ignorer aujourd'hui -même celui que je considérais comme un bon pote, il peut aller se faire voir la prochaine fois qu'il aura besoin de soutien !-, ma joie de vivre est officiellement morte et enterrée.Reste encore le métro à affronter avant de pouvoir bouffer et me coucher...La flemme!

Je sors ma Navigo, la passe à la borne puis accède aux quais. Je vais vers Balard, comme beaucoup de gens à cette heure-ci. Je lève les yeux vers l’indicateur de temps d'attente, bien placé au dessus de toutes les têtes, avec son lettrage orange criard sur fond noir. Quatre minutes. Classique avec la ligne 8.

Je me pose sur un siège libre, sortant un bouquin pour me faire patienter. Je n'aime pas rester debout près des rails, ça me rend étrangement mal à l'aise. Peut-être parce que ma mère -une flippée de la vie- n'a eu de cesse de me raconter que des tarés poussaient les gens sous les roues du métro. J'étais ado, à l'époque. Genre, l'ado de seize ans qui a jamais pris les transports de peur de se faire agresser et qui n'a jamais vu Paris alors qu'elle habite à même pas une heure. Forcément, ça m'a vraiment marquée. Depuis, je reste bien dans le fond de la station. Je tiens compagnie au mur et au caniveau dans lequel on trouve de tout mais surtout de la pisse et des déchets. On s'y fait, comme pour l'odeur. Ça dégoûte au début, puis on accepte la chose comme une partie du décor. Ça se marrie bien avec les carreaux blancs sur les murs, ça donne une ambiance « chiottes publiques » des plus sympathiques.

« Direction Balard, prochain train dans une minute, le suivant dans quatre minutes. », prévient la voix pré-enregistrée tandis que sur le quai d'en face, son homologue féminin annonce le prochain train en direction de Créteil.

Je quitte mon siège, le faisant grincer sur ses vis pour m'avancer vers les voies, prête à grimper dans le wagon et à me dégoter un siège, dussé-je pour cela sacrifier le peu de civisme qu'il me reste. La lueur des phares fend l'obscurité, redessine les câbles et les tuyaux planqués dans le noir une demi-seconde puis se braque sur la voie, annonçant l'entrée tout en grognements mécaniques de la rame 0861 -c'est écrit sur sa tête- dans la station : les battants s'ouvrent, vomissent une flopée de voyageurs se ruant vers la sortie puis en ravalent une autre prête à entamer un nouveau trajet. Et le signal sonore retentit, les portes claquent violemment, retenant en otage les sinistres usagers qui ont pris place, bon gré mal gré, dans son ventre de fer. La rame démarre, et c'est un défilé régulier de flashs lumineux dans les ténèbres, de tags griffonnés à la va-vite, de boyaux de câbles épais fixés sévèrement contre la chair bétonnée des entrailles du réseau souterrain ; jusqu'à la prochaine station.

Puis ça recommence, encore. Le train direction Créteil nous croise dans le tunnel, vitesse grand V, klaxonne son collègue puis disparaît aussi vite qu'il est apparu. Dans un éclair de lumière.

Arrive Faisherbe-Chaligny, et mes sens se retrouvent en alerte, prêts à s'imprégner clandestinement, une fois encore, du spectacle qu'offrent les deux collègues de travail.

19 heures 15, la rame s'arrête. Ils montent dans ma voiture, comme à chaque fois. Cette fois, il y a une autre fille avec eux, elle a un air un peu sauvage et une assurance qui lui confère une aura d'aînée du groupe.Le genre de nana sur lequel tu te reposes volontiers mais qui peut aussi te rebuter si la franchise n'est pas ta came, surtout quand tu te la prends en pleine poire et qu'elle fait bien mal à l’ego. Ils discutent, pas trop fort, juste assez pour n'être entendus que des oreilles indiscrètes aux alentours-les miennes incluses. Mais il y a quelque chose qui ne va pas. Quelque chose sonne creux dans ce tableau, comme une mauvaise simulation de rencard.

La fille aux cheveux courts descend deux stations plus loin, naturellement, avec ce « à demain » basique que se lancent les collègues de travail sans vraiment réfléchir, du lundi au vendredi. Le vendredi soir, ce sera « bon week-end» s'ils ne prévoient pas de se voir durant les congés hebdomadaires ; la seule variante notable dans le jeu des salutations entre collègues. Bref, elle descend et laisse les deux autres complètement largués, complètement silencieux. Un truc cloche. Je m'adosse aux portes du métro -celles qui ne s'ouvrent pas le sens de la marche-, un peu dubitative. Comme lorsque la RATP annonce un trafic fluide sur toutes ses lignes, tu vois ? Ça sent l'arnaque, on se méfie forcément ! Là, c'est pareil. C'est con parce qu'en soi, je les connais ni d'Eve, ni d'Adam ces deux mômes là et leurs histoires devraient autant attiser mon intérêt qu'un paquet de pâtes. Mais à force de les espionner tous les lundis, j'ai fini par m'attacher à leur relation, comme on s'attache aux personnages d'un bouquin. Et les voir aussi distants, ça fait bizarre. Si vous trouvez que je suis étrange, voir malsaine, je vous emmerde bien cordialement.

« C'était posé aujourd'hui. », lâche le gars après avoir hésité quinze plombes, une fesse sur son strapontin pour éviter tout contact physique avec son interlocutrice.

On va dire que c'est une bonne entrée en matière. Mais la fille l'ignore, les yeux rivés sur son

portable.

« Ouais, tranquille. », daigne-t-elle répondre vaguement, avec une pointe d'agacement dans la voix.

OK, ça craint. Soit elle est juste de mauvaise humeur, soit il a merdé et elle lui fait la gueule. Je parie pour l'option deux parce que le mec a l'air vraiment coupable et semble sur le point de se briser en mille morceaux tellement il est mal.

Un groupe d'étudiants monte à Fille du Calvaire et m'écrase contre les portes avec leurs sacs.Ça ricane, ça chahute, résultat ça fait attention à personne.

Un énième coup de sac me fait sortir de mes gonds, je leur lance un « Vous pourriez faire attention, je suis juste derrière vous ! » mais aucun d'entre eux ne relève mon indignation. J'étouffe une insulte entre mes dents et me décale pour ne plus subir les attaques de ce sac du diable, gardant les deux autres en visu sans parvenir à les entendre. Mes oreilles semblent plus intéressées par les histoires des étudiants. Et même si elles ne s'y intéressaient pas, elles seraient bien forcées de l'être, vu que le volume sonore de leurs voix dépassent largement l'entendement.

« Arrête, je flippe moi !

-Mais vous, les meufs, vous flippez pour rien putain ! Un mec vous regarde et paf, c'est un harceleur ! Un gars vous demande l'heure, il veut forcément votre cul ! Faut arrêter la parano, avec votre #metoo à la con!

-T'es vraiment un connard des fois ! T'imagines même pas à quel point ça stresse de prendre les transports le soir quand t'es une fille ! Moi, c'est mort, je rentre plus seule ! Ou alors avec une lacrymo et un canif dans ma poche !

-Putain mais je comprends pas qu'on puisse autant se pisser dessus. Achetez-vous des couilles, les filles ! Surtout toi, Marine ! C'est moins cher qu'une lacrymo !

-Va te faire. », tranche la susnommée en roulant des yeux.

Les trois filles du groupe éclatent de rire. D'un rire bien cliché, le même que celui des nunuches dans les vieilles sitcoms des années 90.

« T'façon, c'est pas une lacrymo qui peut t'aider si on te pousse sur les voies.

-Arrête, ça me fout la trouille, cette histoire !

-On sait toujours pas qui c'est ?

-Nan.

-C'est même pas dit que ce soit la même personne.

-Ouais enfin....

-Flippettes, c'est sûrement des suicidaires qui se sont jetés tout seuls sous les roues du métro.

-Nan, pas selon les témoins. »

Raison de plus pour se tenir bien loin des voies, un point pour ma mère !

Je savais pas qu'il y avait eu des accidents comme ça récemment, je me demande sur quelle ligne ils ont eu lieu... Sûrement pas la 1 ou la 13, elles ont des portes palières. Il serait temps d'en mettre sur les autres lignes, si leur

absence permet à des psychopathes d'assouvir leurs pulsions de décérébrés.

Le groupe descend à République pour, je cite, « se mettre une race » et je retrouve enfin un minimum d'espace vital.

Bon, ils en sont où, les deux zouz' ? Nulle part visiblement. Leur discussion est aussi plate que mes seins et aussi vide que le néant qui sépare les oreilles de bon nombre d'individus . Le gars tente de faire bonne figure et d'animer le dialogue mais la nana n'est définitivement pas coopérative. C'est un supplice à observer. Heureusement, la rame arrive à Opéra et elle descend, lui lançant un « bye, à demain » cordial mais sec, d'autant plus sec qu'elle l'a déjà

salué avec plus de chaleur et de tendresse auparavant. Lui tient encore un peu, lui renvoie sa salutation avec autant d'énergie qu'il le peut. Les portes claquent, et il devient l'ombre de lui-même,recroquevillé sur son siège.Complètement abattu.

Il n'y a plus rien d'intéressant à voir. Je sors mes écouteurs et je mets ma playlist en route, fermant les yeux pour mieux profiter de la musique, pour kiffer un peu le reste du trajet jusqu'à ma banlieue.

J'ai mal au crane, j'ai envie de pioncer. La rame direction Créteil m'aveugle soudain de ses phares en croisant la mienne. Je sursaute. Une peur dévorante m'envahit soudain.

« Invalides. »

La voix monocorde m'arrache à mon « reste de nuit » et me permet de me réveiller juste à temps pour descendre de la rame. Aujourd'hui, lucky day ! J'ai eu une place assise donc également la possibilité de roupiller de tout mon soûl. C'est ça en moins à supporter sur mon trajet, un lundi matin.

Les portes s'ouvrent, je me fraye un chemin entre la foule grouillante qui se dirige vers le RER C pour atteindre le couloir assurant la correspondance ligne 13- ligne 8. Dans leurs allées et venues, les passagers n’hésitent pas à me piétiner et bousculer sans prononcer la moindre excuse.

J'escalade en courant les escaliers, tente à plusieurs reprises de doubler des p'tits vieux dont la vitesse de marche ne dépasse pas les deux kilomètres à l'heure -pourquoi les plus lents sont toujours en plein milieu des couloirs, bon sang ?!- puis débouche sur le quai de la 8. Pas trop bondé, juste de quoi garder l'espoir de se trouver une place dans l'une des voitures.

La musique pulse dans mes oreilles, suffisamment pour m'éviter d'entendre les annonces de la RATP. Suffisamment pour oublier les carreaux blancs, l'odeur de pisse, les gens, le métro ; mais pas assez pour ne pas percevoir au cœur des notes le vrombissement de la rame entrant en station.

Machinalement, je me tourne vers l'extrémité de la plate-forme, détaillant rapidement chaque inconnu avant de dégoter au milieu d'eux une figure familière. Je l'aperçois. Comme d'habitude : les yeux dans le vague, les mains dans les poches, l'air cependant plus sinistre -faut croire que ça s'est pas arrangé avec sa pote- que les autres fois.

« I'd die to be where you are », proclame la chanteuse dans mes écouteurs.

Les yeux hagards s'écarquillent soudain, horrifiés. Sa bouche se déforme dans une grimace de terreur inhumaine.

« I tried to be where you are. »

Tout son corps se cambre, ses pieds quittent le sol, emportés vers l'avant. Et les mains qui l'ont poussé s'évanouissent dans la foule, comme un mirage.

« Every night, I dream you're still here. »

Le train arrive trop vite.

« When I awake, you'll disappear. »

Je le vois pas remonter.

« Back to the shadows. »

Putain....Putain, putain, putain !

« With all I hold, dear »

Il y a du sang partout sur les rails.

« With all I hold, dear »

Il y a des morceaux de chair sur le quai.

« I dream you're still here. »

Je vais vomir!

« I dream you're still here. »

Mes entrailles me font terriblement mal !

« I dream you're still here. »

J'ai l'impression que c'est moi que l'on vient d'éventrer sur les rails !

« I dream you're still here. »

Je pousse un hurlement auquel personne ne prête l 'oreille. Puis c'est la panique générale. L'avant du train est devenu rouge. Et j'ai mal, j'ai mal, j'ai mal !

« But it breaks so easily. »

J'ai vu le métro me rentrer dedans.

« Direction Créteil, prochain train dans deux minutes. »

Ça fait une semaine que l'accident s'est produit. Le quai est plongé dans le silence. Mais ce silence, d'ordinaire si habituel que l'on n'y prête guère attention, appesantit l'atmosphère dans une ambiance de cruel recueillement. C'était l'accident de trop, celui qui a eu son encart dans la presse, qui était dans toutes les bouches, dans tous les esprits. Les usagers, l'air morose du lundi matin au visage, se tiennent désormais éloignés des voies, plongés dans un livre ou les yeux rivés sur l'écran de leur portable pour mieux ignorer la réalité. J'augmente le volume de ma musique, quitte à m'exploser les tympans. Tout plutôt que de me laisser assourdir par le silence ! Tout plutôt que d'entendre arriver le métro ! Tout plutôt que de me rappeler...ça.

Je lève les yeux vers l'extrémité du quai. Les humains ont parfois des idées, des espoirs farfelus.

Moi, j'espère pouvoir le voir à nouveau attendre la rame de 8 heures 35, même si je sais que c'est complètement con. Je l'ai vu se faire éventrer ; mais je prie un instant pour l'apercevoir au milieu des autres. Les mains dans les poches, les yeux dans le vide...Ouais, comme ce type là-bas, au niveau de la première voiture.

« It's not over. », me crie dans les oreilles Daughtry.

Putain, je suis en train de péter un câble.

Il est là. Juste là.

Les yeux dans le vague, les mains dans les poches, le gars de 8 heures 35 attend son métro, comme tous les lundis matins.

La première voiture s'arrête comme à l'accoutumée, indifférente face à cet usager revenu d'entre les morts. Il tend la main vers la poignée devant lui, la fait pivoter vers le haut. Les battants s'ouvrent automatiquement, l'invitant sans aucune autre forme de considération à prendre place pour le trajet.

« Maman, pourquoi les portes se sont ouvertes toutes seules ? », demande une gamine à sa mère en les pointant du doigts, les yeux ronds et brillants de curiosité.

Sa mère hausse les épaules, le nez dans son portable, lui balance une explication logique et bateau -« parce que ce sont des portes automatiques »- puis lui ordonne de rester tranquille et de bien setenir. Sauf que la ligne 8 n'est pas automatique. La ligne 8 n'ouvre ses portes que sur commandemanuelle. En levant la poignée. Comme il vient de le faire !

Et là, c'est le mindfuck. Je sais plus comment je suis montée dans la rame, je sais plus quand j'y suis

montée, je sais plus à quel moment j'ai commencé à perdre pied au milieu des passagers indifférents, coincés dans leur routine. Je sais plus où je suis allée, si j'y suis allée. Fuck le boulot et tout le reste ! C'est la dérive.

Opéra, la fille monte, les oreilles bouchées par un casque qui semble l'assourdir de musique classique -on entend le son nasillard du violon à quinze kilomètres. Elle s'assoit, l'air décomposé, le visage flétri par l'abattement et reste lasse, comme un automate oublié dans un Disney Land abandonné. Lui s'approche, la salue joyeusement en lui lançant une vanne sur sa tête de déterrée-« bah alors, tu t'es mise une caisse sans me prévenir ?! Égoïste va !»-, dans l'espoir d'apaiser lestensions de la semaine passée. Elle l'ignore, complètement ailleurs. Il s'agace, à juste titre.

« Tu comptes me faire la gueule encore longtemps, sérieux ?! », s'écrie-t-il en posant sa main sur son épaule.

Elle fond en larmes à ce geste. Genre...littéralement. Elle se recroqueville en sanglotant, attirant l'attention de tous les usagers tranquillement assis aux alentours. Un type se lève pour lui demander si tout va bien, si elle se sent mal. Et elle secoue la tête, s'excuse en reniflant, éteint son MP3 et retire son casque, les yeux pleins de larmes.

« Je suis désolée, un de mes amis s'est fait tué récemment. », se justifie-t-elle d'une voix cassée par

le chagrin, « C'est la première fois que je vais au travail sans lui... »

Et la voilà qui repart en sanglots, dans un silence compatissant mais gêné. Personne ne sait vraiment quoi faire dans une situation pareille. On est dans le métro, pas chez le psy ; personne ne veut s'enquiquiner avec ça. Alors tout le monde compatit de loin.

Le type lui présente ses condoléances, lui demande si il peut faire quoique ce soit pour l'aider. Elle lui répond que non, le remercie et se rassoit. Fin de l'échange, tout le monde retrouve sa place. La rame continue son périple avec indifférence.

Son défunt pote, lui, reste sur le cul juste à côté. Il tente de l'appeler, de lui signaler sa présence. Il s'égosille, l'appelle, la supplie de le regarder, lui hurle qu'il est là, juste là ! Paniqué, déboussolé,terrifié avant de croiser mon regard. Une lueur d'espoir. Un sourire vide se trace sur ses lèvres. Il a compris. Il a réalisé. Et il rit. Il rit d'un rire cassé, déraillé, malsain, forcé.

« Putain, c'est pour ça que plus personne ne fait attention à moi. », ricane-t-il.

Puis il éclate en sanglots, lui aussi, maudissant le monde entier. Il a croisé le chemin d'un déséquilibré, et c'est à lui de payer l'addition. C'est dégueulasse.

Un frisson me remonte dans le dos. Un haut de cœur manque de me faire rentre mon petit déj' et de me coller sur le front l'étiquette « déjà bourrée à 8 heures du mat' » ! Il continue de me regarder, un sourire aux lèvres. Ma tête me fait mal. Ça m'arrive souvent ces temps-ci, dès que je suis dans le métro. Je m'adosse aux portes, le crane dans les mains, incapable de le quitter des yeux, lui et son rictus horrible.

La rame s'arrête en plein milieu du tunnel, les lumières s'éteignent. Classique ; et pourtant cette obscurité à peine dérangée par l'éclairage des écrans de portables me remplit d'angoisses irréalistes.L'autre s'approche, se pose à côté de moi puis me lance :

« Je vous connais, vous. On se croisait tous les lundis, non ?! »

Well done, Captain Obvious ! Je hausse les épaules, je tremble de tous mes membres, je sens la nausée me retourner les tripes. J'ai la gorge sèche et la bouche pâteuse.

« Je me demandais où vous étiez passée, ces derniers temps. J'aimais bien votre style. »

Il déconne...là ?

Le train en direction de Balard croise le nôtre, illumine les voitures à l'arrêt. Les ombres des passagers s'étirent dans la lumière, se glissent sur les sièges vides, sur le sol. Aucune silhouette ne se dessine sous ses pieds. Aucune ombre ne s'étire sous mes chaussures à grosses semelles.

Je crois que j'ai sombré à ce moment-là.

« Ça fait trois semaines que vous ne montez plus dans la rame de 8 heures 35. », ajoute-t-il pour m'achever.

Ma tête a rencontré le sol juste après ça.

Et alors, tout me revient, par flashs rapides et déstabilisants.

Je me souviens, je m'étais réveillée avec l'envie de vomir, j'avais envie de rester chez moi. C'était ma punition pour m'être bourrée la gueule la veille, histoire d'oublier mon ex. Puéril mais efficace, j'avais kiffé une soirée, au moins une, depuis notre rupture deux semaines plus tôt. J'avais oublié les mots de mon crush, bien sales, bien lancés au bon moment -quand j'étais au plus mal donc : « Tu veux juste me baiser pour satisfaire ta libido, c'est que pour ta gueule ! », m'avait-il dit en pleine engueulade. Pas faux. Pas complètement vrai non plus. C'est plus compliqué que ça, et j'avais pas les couilles de m'expliquer. J'avais pas les couilles de lui dire que je l'aimais. Complètement con.

Alors j'ai bu. Pour continuer dans ma connerie, et oublier mon envie de me pendre. J'ai bu tout ce que je trouvais.

Mais plutôt que de rester à ruminer et à comater dans mon lit, je m'étais dit que bouger me ferait oublier mes sombres pensées -ayant toutes pour point central : la mort, tralalala !- et je m'étais levée.

Je me souviens, je m'étais glissée dans mes vêtements préférés, j'avais fait l'effort de me maquiller, de faire rougir mes joues et donner des couleurs à mes paupières ; de me coiffer joliment. J'avais des fleurs en tissu pour entourer mon chignon. Je crois que je m'étais trouvée jolie en me regardant dans le miroir et ça m'avait un peu motivée. Puis j'étais partie prendre le métro. J'étais montée dans le T6, toujours aussi bondé à 8 heures, qui m'avait emmenée à Châtillon-Montrouge, terminus de la ligne 13.

J'ai tellement mal au crane !

J'avais pris place dans le carré de six sièges pour avoir la paix. J'avais ouvert un livre, le même que ces dernières semaines, je me sentais mieux tandis que la rame commençait son itinéraire, enchaînant les virages et les lignes droites.

« Malakoff, rue Etienne Dollet », « Malakoff, plateau de Vanves », « Porte de Vanves »,« Plaisance », « Pernetty », «Gaîté », « Montparnasse-Bienvenüe », « Duroc », « Saint-François-Xavier », « Varennes ».

Les stations défilent avec régularité, puis était arrivée ma station.

« Invalides », avait annoncé le haut-parleur, me forçant à quitter mon siège pour changer de ligne.

Mes boyaux se tordent. Je réprime un haut de cœur.

J'ai monté les escaliers menant à la ligne 8 puis ai tourné à droite, vers le quai desservi par les trains allant à Créteil. J'avais le temps, la rame n'arrivait que dans quatre minutes. Je m'étais avancée vers l'extrémité de la plate-forme, là où s'arrêtent les premières voitures. J'avais vu ce gars, celui de 8 heures 35, attendant le métro comme moi. Il m'avait souri en me remarquant et je le lui avait rendu.

C'est si rare dans le métro, un sourire, que lorsqu'on vous en adresse un, vous vous sentez forcé d'y répondre.

« Direction Créteil, prochain train dans une minute. »

Je m'étais avancée près des rails, histoire d'être prête à monter dans la rame et de me trouver

rapidement une place.

Je me recroqueville, terrorisée, la tête prête à exploser.

Le sifflement du métro entrant en station avait retenti dans le silence, je m'étais tournée vers lui pour m'assurer de son arrivée. Quelqu'un me collait. C'était désagréable. Puis soudain, je m'étais sentie poussée vers les voies, violemment, d'un grand coup dans le dos.

J'étais partie en avant, perdant l'équilibre. Je m'étais vue tomber en avant, j'avais entendu les cris des autres passagers me regardant m'écraser sur les rails. Mille pensées m'avaient retournée l'esprit pour me gueuler une chose : « Putain, meuf, tu vas crever ! ».

À cette seule idée, tout mon corps avait tenté de se barrer de ce merdier. J'avais essayé de me relever, mais mes jambes n'arrivaient pas à bouger. Tétanisées. Mon cœur battait tellement fort ! Assourdissant.

Puis les phares du métro m'avaient aveuglée.

Je pousse un hurlement, me tapant le crane contre le sol.

Je n'avais eu le temps de rien faire. Ni de crier, ni de me sauver, ni d'adresser une dernière prière au ciel, dans l'espoir d'un miracle -c'est con, j'ai été croyante pour rien... J'ai juste attendu la Mort,allongée sur les rails. Puis mon corps s'est retrouvé sous les roues du train.

La douleur me déchire. Atroce, insoutenable, inhumaine. Je vomis, je me tords au sol. Et dans mon esprit, mes derniers instants me reviennent dans un dernier flash agressif.

Je me vois partir, je ne sens plus rien. La tête du métro est rouge. Les rails ont une odeur de rouille.Les autres passagers poussent des cris paniqués. Puis plus rien.

Je me relève, pliée en deux par la douleur. Je chiale en me tenant la tête, trop déboussolée pour penser, pour parler, pour faire quoi que ce soit. Mes yeux tombent sur l'une des vitres dégueulasses du métro. Et je ne m'y vois pas.

L'air me manque, je me sens partir.

Mon chemin a croisé celui d’un déséquilibré lundi 4 février 2019. Je suis morte il y a trois semaines, vers 8 heures 35, sur la ligne 8. Station Invalides, direction Créteil.


Texte publié par Yukino Yuri, 7 août 2020 à 15h35
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