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saison 5, Chapitre 10 « Esther - Esther » saison 5, Chapitre 10

Elles avaient dépassé l’économat, la buanderie des femmes pour pénétrer dans l’apothicairerie qui baignait dans une atmosphère douce, rendue accueillante par la lumière tamisée par les bouquets d’aromates qui pendaient devant l’unique vitrail rond.

La pièce étriquée ne comportait que de hautes étagères qui recouvraient les murs et débordaient de flacons, un établi encombré d’un fatras de balance, d’outils, de bandes et une couchette aux draps frais.

Marika avait profondément inspiré les odeurs familières d’aromates et de cire pour dégager ses poumons pressés par son corsage. Magdala, encore sonnée, s’était permis de prendre place sur la couche, les mains serrées sur son nez qui saignait de nouveau.

Ici, la cardinale savait qu’elle trouverait de l’aide, sinon de quoi remettre Magdala sur pieds. C’était, avec sa cellule et celle de Simon, le seul endroit de la Maison-Mère où elle se sentait fort à son aise, en confiance.

À bien y repenser, réalisait-elle soudain en prenant elle-même place sur le lit, elle y avait tué une grande partie de son temps depuis qu’elle s’était établie à la cure, quand elle n’était tout simplement point contrainte de s’y rendre pour panser les accès de rage d’Erling. Sans doute parce que la sobriété, le calme, l’intimité des lieux lui rappelaient le couvent dans lequel elle avait grandi ; et par un réflexe tout naturel, elle avait fait de l’apothicairerie son rempart, sa citadelle.

— Dans quel pétrin t’es-tu encore fourrée ?

— Bonjour à toi aussi, avait-elle salué d’un ton jovial, un sourire amusé étirant ses lèvres laquées.

Sans doute également parce que l’apothicairesse était une camarade de longue date, un visage familier dans l’immense mer d’inconnu qui avait manqué la noyer.

— Alors ? À quelle mauvaise affaire t’es-tu mêlée ? Dans quel état es-tu ?! s’était écriée la religieuse en constatant les bandages qui couvraient une large partie de son corps : Oh, Marika ! Qui t’a fait tout cela ?!

— Cela n’a point d’importance.

— Et cette demoiselle-là ?

D’un pas rapide, presque dansant, elle s’était postée devant Magdala, avait pris son visage entre ses mains puis soupiré :

— Vous êtes dans un triste état, miss. Attendez, laissez-moi voir. Vous ne saignez plus, vous voyez ? Voyons si votre nez est cassé…Non, point. Et votre mâchoire ? Ouvrez bien, s’il vous plaît… Bon, vous vous êtes bien mordue la langue. Je vais vous donner des feuilles de basilic à mâcher. Et vous serez quitte d’une belle ecchymose sur la joue.

Magdala avait obéi, mâchouillé les feuilles consciencieusement sans quitter des yeux la médicastre qui allait et venait, son voile immaculé virevoltant derrière elle.

— Alors, que s’est-il passé ?

— Oh…Une altercation avec Abel…

— Très-Haut tout puissant, pour quel motif ?!

— Pour la demoiselle que voici.

La religieuse lui avait à peine adressé un regard, feignant de ne point s’étonner des propos de Marika. Mais cette dernière n’était point dupe : elle savait qu’Esther –c’était le nom de l’apothicairesse- domptait sa curiosité avec toute la pudeur qu’imposait son statut mais qu’elle mourrait d’envie de questionner son hôte.

— Abel n’a vraiment point d’éthique, avait grondé Esther, le visage fermé. Quelle que soit la raison, il n’a point à agir ainsi. Quelle immonde personne ! Oh mais souffres-tu de la tête ? Veux-tu que je te prépare un remède ?

— S’il te plaît.

Le son du pilon écrasant du pavot, ceux plus cristallins des flacons qui s’entrechoquaient résonnaient tant dans son crâne que Marika, dans un dernier aveu, y avait porté la main. Sa gorge, à chaque déglutition, la lançait comme si la corde de la potence y était serrée courte. Elle avait ainsi accepté le breuvage avec un enthousiasme inattendu, attendant de lui qu’il, à défaut de soigner véritablement ce mal, endorme ses sens et lui donne l’illusion d’être soulagée.

— J’ignorais que les femmes pouvaient être doctoresse. L’on m’en a entretenue, pour ^sur, mais je pensais que cela tenait plus du conte que de la réalité.

Esther avait dardé sur elle un regard suspicieux.

— Vrai, vous êtes singulière. Votre phrasé, votre maintient…Le fait que vous vous travestissiez en servante, que vous soyez si ignorante des choses pourtant connues…

— Tu as entendu parler de Däm Magdala ?

— Si fait mais je n’ai point eu l’honneur de la rencontrer.

— Tu viens de le faire.

— Pardon ?

— Tu viens de la rencontrer.

Il y avait eu un silence durant lequel Esther, les yeux ronds, dévisageait Magdala ; et Magdala, avec un calme presque morose, Esther. Puis, prise d’un éblouissement, celle-ci s’était laissé tomber sur le siège le plus proche.

— Je sens que je vais aussi avoir besoin d’un remède, avait-elle gémi d’une voix pâteuse, et Marika ne s’était point faite davantage prier pour lui tendre sa coupe à moitié pleine.

Ayant vidé le gobelet d’un trait, elle s’était reprise :

— Alors…voici à quelle affaire tu t’es jointe…

— Pas que.

— Surprends-moi ?

— Nous allons voir Erling.

— Jusque-là, rien ne m’étonne.

— Pour plaider la cause de ceux qui sont à nos portes. Pour le faire renoncer à son pouvoir et le pousser à se destituer de son statut de pontife.

— As-tu perdu l’esprit ?

— Toujours point.

— Marika !

Esther s’était jetée sur la cardinale, lui avait saisi les épaules gravement. La commissure de ses lèvres tremblait nerveusement.

— Pourquoi ?

Comme Marika attendait une toute autre question – « Es-tu folle ? » ou « Crois-tu véritablement que l’on t’écoutera ? » dans la pis des occurrences.-, elle était demeurée muette, le souffle court.

« Pourquoi ? », lui demandait-elle. Cette question lui semblait absurde, et pourtant…elle avait dû réfléchir un court instant à la réponse qu’il était opportun de fournir.

— Pour que tu puisses sortir de ces quatre murs et vivre enfin.

Elle avait pu lui faire un long discours sur la misère du peuple, la cruauté de l’Église, sa propre répugnance de son emploi, son besoin de justice, sa soif de rebâtir l’Église, son Église, celle dans laquelle le Très-Haut n’était point une menace mais une source de vie, irriguant l’ordre d’amour. Elle aurait pu discourir à loisir de cela, comme elle le faisait avec Simon ou ses confrères cardinaux.

— Moi ?

Mais seule cette motivation avait fait le chemin de son cour à ses lèvres.

— Toi.

— Mais je suis bien, moi.

— Pas à moi, Esther.

Le visage d’Esther s’était fané le temps d’un infime instant puis raidi. Magdala avait tiqué, enveloppé la religieuse d’un regard bienveillant, quoique curieux. Instinctivement, elle avait tendu une main assurée vers elle, effleuré du bout des doigts son ventre. Esther avait tressailli, s’était dérobée vivement au toucher, les bras entourant sa chair comme si les seuls doigts de la vestale l’avaient marquée au fer rouge.

Au regard haineux qu’elle lui adressait, à la lividité soudaine de son teint, à ses tremblements légers mais qui ne lui échappaient point, Magdala avait compris. Comme si ce savoir surhumain, celui des Magdala, affluait à toute vitesse en elle. Comme si toutes les Magdala lui murmuraient à l’oreille, l’instruisaient de ces choses qu’elle ignorait et qui la glaçaient.

Elle avait compris.

— Vous…, avait-elle murmuré d’une voix blanche.

— N’en dîtes rien, s’il vous plaît.

Esther s’était rembrunie, le teint blafard, prostrée contre ses étagères. Le sang semblait avoir quitté son visage puis s’y épanouissait, l’empourprant, comme un aveu de sa faute passée, comme un témoignage pudique du malheur qui l’avait frappée et inscrit dans son cœur son sceau douloureux.

— Je suis désolée…

Était tout ce que Magdala était parvenue à articuler dans un souffle, sans savoir si elle s’excusait pour son omission ou pour ceux qui l’avaient brisée.

— Je n’en voulais pas…c’est mieux ainsi…

— Esther.

Marika pressait son bras dans une étreinte emplie de compassion, et elle s’était tue, acceptant seulement l’épaule de son amie pour s’y reposer un instant.

— Ce qu’ils ont fait….Je refuse que cela arrive de nouveau. Ils n’avaient pas le droit. Ni de te faire du mal, ni de te faire porter la faute, ni de te condamner pour leur péché.

— J’ai seulement été trop bête…

— Esther ! Par pitié ! Pitié, ne dis pas ça ! Ils t’ont piégée ! Ce sont eux les coupables, bon sang ! Regarde ce qu’ils t’ont fait ! Regarde où ils t’ont enfermée ! Tu vis ici comme une recluse alors que tu n’as rien fait !

— J’ai commis un crime, il est bien normal que je sois punie.

— Punie d’avoir été déshonorée par la force ? avait murmuré Marika pour que seule Esther ne l’entende. Arrête de dire pareille idiotie. S’il te plaît… S’il te plaît, Esther…

Les épaules d’Esther frémissaient, mais Magdala n’aurait su dire, de dos, si elle sanglotait silencieusement ou tremblait face à ses souvenirs. Une douleur vive, comme un coup de poignard, avait irradié son bas-ventre tandis qu’elle-même imaginait l’horreur qui avait dû la saisir face à ceux qui allaient lui faire du mal.

Si Ana ne l’avait pas rencontrée…Elle avait secoué la tête. Elle ne voulait point y penser.

— Je veux que cela change. « Pourquoi », me demandais-tu ? Pour que pareille injustice ne se reproduise plus jamais. Pour que tu n’aies plus peur de quitter ton cloitre, ni de croiser un homme. Pour qu’aucun homme ne nous écrase impunément, caché derrière les lois. Pour que les massacres, les rapts, les violences de ces dernières semaines restent des ombres de notre Histoire. Je veux que Sveeriagë, merveilleux Sveeriagë, devienne une nation juste, et non point le terrain de jeu d’un pape qui a oublié les préceptes du Très-Haut !

Un éclat brûlant dévorait ses yeux bruns, tant qu’Esther avait un instant omis les contestations qui montaient à ses lèvres.

— Tu pourrais y laisser ta vie…Et celle de Däm Magdala…

— Si cela peut te permettre d’être heureuse et me permettre de me racheter auprès de toutes celles que j’ai laissé périr…Je suis prête à payer ce prix.

— Nous sommes préparées, avait corrigé Magdala en souriant avec assurance, à cette éventualité, miss.

— Vous êtes…

— Folles ? avait ri Marika en rendant à Esther son étreinte puissante et désespérée. Tu devrais le savoir, depuis le couvent.

Un rire étranglé suivi d’un reniflement.

— Idiote…

Marika l’avait serrée plus tendrement encore, le cœur tambourinant de peur. Le regard de Magdala ne lui avait point échappé. Il fallait partir vite. Car si l’on les trouvait là, tout jusqu’à cet instant serait réduit à néant. Et Esther payerait le prix de leur folie. Elle avait mordu sa lèvre, serré plus fort son amie pour la protéger de ce funeste sort.

— Attends-moi, l’avait-elle priée en s’arrachant à ses bras.

La cloche de la cathédrale sonnait la onzième heure à l’instant où elles pénétraient en hâte dans le grand hall de la Maison-Mère et gravissaient les degrés menant aux appartements pontificaux.


Texte publié par Yukino Yuri, 6 décembre 2021 à 22h14
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