Ana et Linnea étaient demeurées deux jours durant au sanctuaire sans qu’aucune raison particulière ne les y oblige, leur seule sympathie pour Magdala les retenant irrésistiblement.
Linnea, selon les us que revêtait le deuil religieux, se rendait chaque jour dans le tombeau des porteuses du voile pour s’y recueillir et remplacer bougies et allumer encens. Elle rythmait ainsi ses journées avec une piété nouvelle que le lieu lui inspirait. Dans le silence, devant la douce figure de Sina, elle se sentait purifiée de ses angoisses, toute à son aise.
Ana et Magdala s’adonnaient à diverses activités en l’absence de la prêtresse et s’étaient surtout affairées au métier à tisser. La navette allait et venait dans la chambre à coucher silencieuse, l’ouvrage s’allongeait de quelques mesures, dévoilant un rouge pourpre éclatant. Lorsqu’elles se lassaient de tisser, filer, teindre à s’en colorer la peau – elles avaient usé d’un plein pain de savon pour retirer le pigment de garance de leurs pieds et mains-, elles passaient le plus clair de leur temps dans le cloitre à converser, à lire, à s’apprendre mutuellement des chants, des poèmes, des jeux enfantins. Magdala, en s’essayant au patois Hiynöer, faisait la moue face aux sonorités gutturales de cette langue, et Ana de bonne grâce lui traduisait en Swalüet chaque strophe en riant.
Magdala sautait à cloche-pied de case en case d’une marelle imaginaire dans le déambulatoire, la cascade de boucles couverte par le voile s’agitant à chaque impulsion, ses pieds nus découverts, son aube de soie relevée à sa ceinture. Elle s’amusait avec des balles en tissu remplies de riz qu’Ana lui avait cousu, tentait de les faire passer d’une main à l’autre. L’une avait rebondi sur sa tête avec mollesse, la seconde avait chuté sur ses genoux et roulé dans l’herbe. La troisième prenait son envol haut, très haut, encouragée par le rire mélodieux de la vestale.
Ana, depuis le muret où elle s’était établie pour lire, l’observait à la dérobée se divertir avec rien, elle qui avait tout. Elle était redevenue cette enfant, cette jeune fille à peine nubile que le devoir avait tenté d’étrangler. Elle était elle-même, loin des attentes du clergé. Alors Ana, capturant ce tableau romantique, le gravant dans la chair de son cœur, souriait.
Que le monde à l’instant s’écroule lui importait autant que son premier biberon. Il n’y avait que Magdala.
Sa contemplation clandestine s’était brusquement achevée lorsqu’elle avait réalisé que Magdala l’appelait, ses balles reposant dans les plis de sa chasuble relevée en compagnie de feuilles de menthe et de giroflées.
— Je vais les faire sécher, s’exclama Magdala après qu’Ana se soit enquise de leur usage. J’en ferai des sachets pour parfumer le linge.
Puis s’agenouillant dans le carré de simples, invitant Ana à en faire de même, elle avait posé sa joue sur la terre humide, son regard pétillant de plaisir fixant les herbes folles. Ana, bien qu’étonnée par cette fantaisie, obtempéra. Et à travers la végétation, elle les distingua.
Quelques petites maisons miniatures, construites en bois et écorce collés, demeuraient dans leur berceau de verdure, loin des curieux. Un moulin à eau était logé dans un large sillon creusé, mimant une rivière. Une chapelle veillait du haut de sa colline sur le bourg, attendant patiemment que les fidèles gravissent les gravillons qui y menaient, entourée de tiges de lavandes dont les plus basses fleurs frôlaient la flèche. Une parfaite reproduction miniature d’un village nordique. Ana en était épatée.
— Min Däm…
— C’est mon petit jardin secret, lui déclara Magdala en réajustant séant sa coiffe. J’ai essayé de recopier vos villages avec autant de fidélité que je le pouvais… Mais mes livres n’en mentionnant guère, cela est en grande partie le fruit de mes inventions. Je ne puis savoir si les demeures sont bel et bien pourvues de toits et de murs en bois.
— Dans le nord, toutes nos maisons sont faites ainsi, exceptés les ateliers ; Mais peu importe, Min Däm ! C’est fantastique ! Jamais je n’aurais su réaliser de si petites choses avec autant de délicatesse !
— Je les ai conçues quand j’étais bien jeune, les longues veillées de la saison chaude passaient plus vite ainsi. Dès lors, dès que la solitude me gagnait, que la tristesse s’insinuait dans mon cœur, je me transportais là et restais des heures durant à observer ce tableau de vie miniature. J’imaginais y demeurer, fantasmais des voisins, des amis logeant dans les chaumières… J’y prends toujours autant de plaisir, je me dois de vous l’avouer.
— Vous sentez-vous…triste en ce moment ?
Magdala s’était tenue silencieuse, son éternel sourire courtois peint sur ses lèvres pour toute réponse. Les giroflées dans sa chasuble laissaient retomber leurs têtes fleuries en dodelinant, cruelles délatrices de ses sentiments dissimulés. Elle les réprimanda en les réajustant dans le carré de coton couleur ciel.
— Nullement.
Cette tromperie lui laissait en bouche un goût âcre, comme si en traversant ses lèvres elle avait écorché sa langue, en faisant jaillir du pus nauséabond. Son sourire s’était fait plus crispé, plus atroce : elle craignait qu’en le brisant, l’odeur fétide de son mensonge ne la trahisse honteusement.
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