La croix d’argent glissa des doigts d’Ana, tomba à terre dans un tintement qui se réverbéra sur les murs de pierres glacés. Puis un gloussement amer s’était échappé de la gorge d’Ana, suivi de tant d’autres qui, gonflés par l’affliction un premier temps, ses muèrent finalement en des sanglots honteux.
Un instant, elle s’était imaginée ailleurs, loin des craintes, de l’incroyance, des scrupules que les figures saintes ranimaient sans cesse. Un court instant, elle s’était vue mener une vie fastueuse, une existence facile comme en vivaient les élégantes, les érudites, les sucrées aux atours voyants, les baronnes, les nobles. Une vie isolée de la misère, de la privation, de l’envie sournoise qui s’immisce au plus profond de la chair et ronge l’os dès lors que l’esprit constate l’écart entre le quotidien clérical et celui dont jouissent les plus aisés, ceux que la vie a comblés. À la pauvreté, la caste soudain lui apparaissait plus douce, plus confortable. Elle lui promettait ce que le divin ne pouvait lui assurer : la reconnaissance et le respect de ses pairs. Elle ne serait plus une originale à leurs yeux, elle deviendrait pour tous une femme d’honneur, une femme de valeur ! Le monde et sa facilité avaient tenté son jeune esprit encore influençable, d’autant plus malléable qu’il était à cet instant semblable à de l’argile ramolli par une eau croupie de tristes affres.
À cette simple pensée qu’elle considérait comme une grave offense, Ana sentit enfler en elle un sentiment d’humiliation abominable.
— Tu auras beau pleurer, tu l’as quand-même pensé, lui susurraient ses démons.
Néanmoins, malgré les railleries, elle se débarrassait de ses douleurs, les rejetait-elle en de grands sanglots bruyants, prostrée sur le dallage glacé. Toutes ces vexations, ces épreuves, ses difficultés de l’existence, elle devait s’en défaire, soulager ses nerfs. Sans cela, elles finiraient par avoir raison d’elle.
À mesure que cette étendue d’amertume s’asséchait, son esprit chavirait progressivement dans un état de douce passivité. La nuit des scrupules en elle se retirait, laissait poindre la lumière que les doutes avaient affaiblie. Dans sa poitrine, une chaleur délicieuse qu’elle ne connaissait que trop bien. Quittant sa position d’humiliée, Ana leva des yeux décontenancés vers le visage de Magdala qui tout du long avait été témoin de ses mortifications. Mais elle ne voyait pas la madone de pierre : effrayée, incrédule, submergée par la joie, elle mettait toute son attention au service de son cœur s’embrasant tel un feu réalimenté en bois roulant dans le foyer.
Puis, tandis que la morsure brûlante de son cœur se faisait plus vive, alors que le brasier réduisait en poussière le cercueil de pierre dans lequel il avait longtemps été enfermé, le cœur de chair se dévoilait, palpitant avec ferveur. Une sensation semblable à une violente piqure ébranla son corps entier, la saisissant jusqu’aux os, la laissant pantoise, aussi stupéfaite que si l’on l’avait frappée sans prévenir.
Une félicité incommensurable la combla, délicate plénitude retrouvée ! À nouveau, la source d’eau vive qui irriguait son âme dévalait les reliefs de son être. Sa main se porta à son front, à sa poitrine, remonta jusqu’à son épaule gauche puis lentement se posa sur la droite. Elle ne s’était jamais signée avec tant d’extase auparavant. Un éblouissement l’obligea à rester à genoux tandis qu’un soupir de bonheur se glissait entre ses lèvres. Un instant, Ana s’était crue immolée par l’amour ardent dont son dieu lui faisait la grâce.
L’air chaud lui avait saisi la gorge alors qu’elle traversait le parvis de la chapelle, le triste tableau du quotidien s’était imposé à ses yeux rougis par la fatigue. Les campagnes de la cathédrale sonnaient la demie de la cinquième heure, les premières lueurs du jour perçaient l’obscurité, diluaient l’obscurité, diluaient le noir du ciel.
Ana demeura un instant à contempler ce miracle de chaque jour, profondément reconnaissante. L’amulette des voyageuses qui auparavant lui paraissait aussi lourde qu’une pierre à moudre le grain semblait à sa nuque aussi légère qu’un rêve. Dorénavant, elle n’aurait plus à la supporter comme un condamné supporte ses fers.
Linnea somnolait encore dans sa couchette lorsqu’Ana se faufila sans bruit dans leur chambre. Elle avait constaté en entrant que ses affaires étaient restées en l’état dans lequel elle les avait laissées et cela l’avait rassurée sans qu’elle n’en comprenne la raison. Etait-ce le fait de retrouver un semblant de familiarité alors qu’elle se sentait si différente qui la rassérénait ainsi ? s’interrogeait-elle en s’asseyant sur sa couche. Sans doute un peu.
La sérénité inédite qui la comblait était si déroutante, si délicieusement inconnue. Son visage était bouffi d’avoir trop supporté la morsure de ses larmes, ses yeux la piquaient d’avoir trop pleuré. Il lui semblait que son corps était en coton trop tanné, maltraité à coups de battoir comme l’on maltraite le linge au lavoir. Pourtant, en cette aurore qui redonnait à Lunthveit ses couleurs, son esprit semblait d’une limpidité et d’une stabilité jusque-là insoupçonnées. Elle avait en un soir d’épreuves, quelques heures d’amertume, grandi ; et cette pensée la comblait d’assurance.
Oui, elle n’était plus une enfant. Réaliser cela la fit davantage sourire tandis que le voyage du jour, objet de tant de craintes la veille encore, lui inspirait une hâte grisante.
— Ana ?
À l’appel de Linnea, Ana s’était pressée à son chevet, lui adressant un sourire tendre.
— Ana ! Tu es enfin rentrée !
— Oui, ma Mère. M’avez-vous attendue longtemps ?
— Jusqu’à la première heure du matin ? Puis le sommeil a eu raison de moi ! J’en ai oublié de moucher la chandelle, quel gâchis !
Elle s’était étirée en baillant, repoussant nonchalamment les mèches rebelles de sa chevelure qui s’étaient collées à ses joues humides, puis assise correctement en repassant du plat de la main sa tenue du dessous froissée. Levant les yeux vers son élève, elle lui adressa une œillade pleine de curiosité. Elle savait qu’Ana avait trouvé des réponses à ses questions. Sans quoi, elle ne serait rentrée, n’aurait osé se présenter devant elle comme elle le faisait alors.
Quelque chose frappa soudain Linnea : il lui semblait, et ce sans tenir compte de la fatigue qui tirait ses traits, qu’elle ne connaissait guère la femme –oui, ce fut le mot que lui inspira Ana, tandis qu’auparavant elle ne la considérait que comme une jeune fille intrépide et têtue- qui se tenait respectueusement à ses côtés. Elle lui inspirait de tout autre sentiment dorénavant : alors qu’elle se serait jadis évertuée à la guider, elle désirait à présent la traiter comme son égale. Un sourire satisfait illumina son visage en constatant que la nuit avait été bénéfique à Ana.
— Bien. Qu’en est-il ? s’enquit-elle avec intérêt.
Ana s’était approchée, agenouillée pour se retrouver à même hauteur de Linnea. Sur ses lèvres, la réponse qui trottait dans sa tête depuis l’aube.
— Vous souvenez-vous du chemin jusqu’à la chapelle ?
Voyant l’air circonspect de Linnea, elle s’empressa d’ajouter, appuyant sa requête en s’inclinant humblement.
— Auriez-vous la bonté de me l’indiquer et de m’y accompagner ?
Linnea était restée un instant figée, ne pouvant croire qu’elle venait d’entendre. Elle avait tant espéré, tant prié la veille pour une telle réponse qu’elle n’en revenait pas. Puis dans un sursaut de joie, elle l’avait relevée, avait imprimé sur ses joues deux baisers appuyés.
— Je suis à ton service, lui murmura-t-elle en s’éloignant pour se vêtir.
Le jour s’était levé, une brise légère dissipait l’air lourd qui subsistait. La cathédrale annonçait la huitième heure du matin. Ana et Linnea, déjà loin, se retournèrent avant de s’enfoncer dans l’arrière-pays, goûtant une dernière fois à ce paysage verdoyant et cette vue qu’elles avaient sur Lunthveit.
— Puissions-nous arriver jusqu’au sanctuaire sans encombres, souhaita solennellement Linnea.
— Så är det, lui répondit Ana d’une voix ferme.
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