Le trouble qui l’habitait ne la quittait plus tandis qu’assise sur les bancs ouvragés de la cathédrale de Lunthveit, Ana entendait avec une feinte assiduité les vêpres. Seule au milieu d’une foule mêlant paysans, modestes artisans, voyageurs, marchands étrangers, elle s’obligeait à prêter une oreille attentive aux saintes écritures dont le prêtre faisait la lecture pour mieux dominer les affres de son âme. Mais rien, hélas, n’y faisait.
Parfois, comme pour se rassurer, Ana levait les yeux, cherchait le regard de Linnea. Mais cette dernière, sévèrement droite dans le chœur, n’avait d’yeux que pour la croix et le tabernacle et Ana, bien que déçue de se retrouver si abandonnée, ne pouvait lui en vouloir. Alors, joignant les mains, elle feignait le recueillement, espérait une épiphanie spirituelle, un miracle de l’âme. Mais elle avait beau supplier, espérer, marchander, s'outrer, la foi avait ses mystères dont les clés lui étaient encore inconnues. Ne restait que cette incroyance qui la rendait si amère, si vide.
Tandis que le clergé récitait à l’unisson le « Veni Creator », repris en chœur par les fidèles, Ana s’était glissée dans l’une des chapelles latérales dont était flanqués les collatéraux. Ainsi, loin de la foule de croyants, elle se sentait à nouveau à son aise, s’entendait enfin penser. Elle demeura ainsi jusqu’à la fin de l’office, fixant sans grand intérêt la figure de plâtre de Saint Kristoffer. Entouré d’ex-votos de voyageurs, il semblait lui accorder sa protection pour le périple futur. Sa poigne se fit plus forte sur son amulette.
— Tu étais donc là ? s’exclama Linnea en la trouvant dans la chapelle. L’office t’a-t-il plu ?
— Tout à fait, menti Ana que le retour de Linnea ranimait un peu. Quelle joie de suivre la messe dans un tel édifice !
— As-tu entendu comme les chants s’élevaient dans la nef ? On se serait cru au paradis ! Comme j’aimerais que la chapelle de Sollnästeå ait une si belle acoustique ! Et que de beau monde ! L’évêque de Lunthveit était charmant !
Ana se mordait les joues pour conserver le sourire amusé qu’elle arborait. Elle ne voulait pas gâcher le plaisir de Linnea avec ses scrupules et sa morosité. Elle avait si peu l’occasion de la voir ainsi.
— Veux-tu que nous allions dîner ?
Ana acquiesça puis la suivit avec un entrain feint sur le parvis rempli d’échoppes.
Avalant à grands bruits le bouillon goûtu de nuae buljed – une spécialité du sud, des nouilles de sarrasin cuites dans une soupe d’épices et de légumes-, Ana contemplait pensivement le ciel étoilé. De temps à autres, les gestes de la danseuse lui revenaient à l’esprit ; et avec une passion qui la déroutait, elle n’avait de cesse de se remémorer son teint de soleil, son port de tête, ses yeux sombres beaux à se damner. Elle regrettait ce spectacle écourté par l’arrivée de la milice, et une question soudain lui montait aux lèvres :
— Dites, est-ce interdit de danser par ici ?
Les lèvres de Linnea quittèrent le bol en faïence, ses yeux se posèrent sur elle. Ana put y lire toute la surprise que lui avait inspirée sa curiosité.
— C’est davantage le fait de faire l’aumône dans la rue qui est mal vu.
— N’est-ce pas ce que font les plus démunis ? Et pourquoi est-ce si grave ici ? De là où nous venons, cela n’a jamais posé problème.
— Certes, sourit Linnea. Mais danser n’a rien à voir avec le fait de tendre la main pour y recevoir une obole.
— Qu’est-ce que cela change ? La finalité est la même.
— Pas pour l’Eglise.
— Que peut-elle avoir contre un si bel art ?
— Un bel art qui s’est longtemps acoquiné avec la prostitution.
— Mais ce n’est plus le cas !
— Comment en être sûr ? soupira Linnea d’un air songeur. Avant, cela allait toujours de pair. La danse au début ne valait guère un seul penga. Alors les femmes, les hommes, parfois les enfants danseurs s’adonnaient à des affaires immorales. Aujourd’hui, cela existe sûrement encore.
Linnea but jusqu’à la dernière goutte son bouillon.
— De fait, le conseil judiciaire a préféré appliquer un décret interdisant aux danseurs de se produire sans licence officielle. Mais une licence est onéreuse, trop pour des artistes qui ne vivent pas avec autant de largesses que nous autres.
Elle observa un instant la fine fumée qui s’échappait du fourneau de sa pipe qu’elle avait bourré d’herbes nouvellement acquises au marché.
— Personne n’a pensé à revoir ce décret ? En l’assouplissant par exemple ?
— Certains clercs ont déploré cette stricte politique en arguant que les danseurs ne causaient aucun trouble, ne se représentaient que le jour dans les rues et plaisaient au peuple. Mais ces clercs-là, l’on a tôt eu fait de les reléguer au rang de paria et de les excommunier. Ils apportaient un vent de modernité que l’Eglise préférait ignorer.
— C’est effrayant..., laissa échapper Ana en mordillant nerveusement ses ongles. Je n’avais pas conscience de cela…
— Ana.
Saisissant dans les siennes les mains brûlantes d’Ana, Linnea entreprit de la rassurer.
— C’est normal de méconnaître ces choses-là. C’est pour cela que le rite de passage existe. Afin que nous autres femmes, nous auxquelles l’on épargne les cruautés du monde, puissions mieux appréhender les difficultés que rencontrent ceux à qui nous souhaitons nous vouer.
— Ce n’est donc pas seulement pour tester notre foi ?
— Pas seulement. Mais voir tout ce que le monde réserve peut parfois être une épreuve spirituelle suffisante, voire décisive pour juger de la solidité de notre vocation.
— Sans doute…
Les scrupules, encore. Ana sentait ses doigts se crisper. Elle voulait les dérober à l’étreinte de Linnea, mais son sourire rassurant l’en dissuada. Elle sentait monter en elle un sourd désir de se confier, de tout confesser… Mais les mots mourraient aux portes de ses lèvres. Elle ne savait comment exprimer la langueur qui l’habitait depuis leur départ d’Hédar. Elle avait peur de décevoir Linnea, peur d’admettre à voix-haute qu’elle n’avait plus la certitude de vouloir entrer au séminaire. Peur d’admettre qu’elle craignait chaque lendemain et les doutes plus sombres qu’il apportait à mesure que le sanctuaire de Magdala se faisait plus proche. Qu’elle ne se sentait plus appelée comme avant, et que cela lui donnait l’impression d’être dépossédée de toute son âme.
Si seulement elle avait été plus forte. Si seulement elle ne s’était pas laissée emporter par son orgueil, s’était davantage préparée spirituellement. Si seulement…Si, si, si ! Avec des « si », on mettrait le pays dans une bouteille !
— Ana.
Linnea avait déposé sur le comptoir une pièce, salué de la tête le tenancier qui lançait à tout-va des remerciements aux clients en Swalüet, en patois. La rue principale déjà se dévêtait de son habit de lumière. Le marché du soir fermait, ses échoppes faisaient retomber sur leurs marchandises les étoffes colorées. Seuls les rires des hommes s’enivrant dans les tavernes se substituaient au chant des grillons.
Elles ne s’adressèrent guère un mot en retournant à l’auberge. Chacune à ses pensées, ni l’une ni l’autre ne désirait briser ce silence intime dans lequel elles s’enveloppaient.
— Quoique tu choisisses, déclara finalement Linnea, saches que je serai là pour te soutenir.
Ana retint son souffle, la fixa avec incompréhension.
— Comment avez-vous su ?
— Je te connais depuis longtemps. J’ai bien vu que tu n’étais pas à l’aise quand nous parlions de religion.
— Pourquoi ne pas m’en avoir entretenue dans ce cas ? rétorqua Ana d’une voix où pointait la colère. Cela vous a-t-il plu de m’épier ainsi, de constater mon désarroi sans lever le petit doigt pour m’aider ?
— Tout ça ne regarde que toi, Ana. Je n’ai aucun droit de m’imposer dans ta vie privée et spirituelle. Tu es une adulte, n’est-ce pas ?
— En effet.
— J’ai confiance en toi, lui confessa Linnea tout en caressant sa joue sale. Je te suivrai les yeux fermés jusqu’au bout du monde.
Ses iris verts pétillaient de tendresse, brûlaient d’une telle sincérité qu’elle fit s’évanouir en Ana les derniers remous d’humeur qui lui soulevaient le cœur.
— Alors, prends le temps de réfléchir. Retrouve-toi avec toi-même, plonge dans le puits spirituel qui nous habite, vois s’il s’est tari ou ne demande que le temps de se ranimer. Tout ira bien.
Ana se mordit la lèvre afin de contenir les transports de tendresse qui montaient en elle face à pareilles paroles. Et alors qu’elle s’apprêtait à la remercier, Linnea s’était engouffrée dans l’auberge pleine du chahut habituel et des rires gras.
— Elle veut boire avec nous, la prêtresse ?
— Boire, sans façon herräres. Mais si vous avez de la bonne herbe à pipe…, entendit Ana tandis que la porte se refermait sur elle.
Elle se retrouva seule dans les ténèbres, abandonnée à la nuit.
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