L’auberge dans laquelle Ana et Linnea s’étaient installées à leur arrivée se situait à quelques pas de la porte nord de Lunthveit et donnait sur l’artère principale menant jusqu’à la porte sud.
Forte d’une réputation qu’elle s’était forgée au fil des générations, elle offrait aux voyageurs un vin surplombant en qualité ceux que servaient les maisons d’accueil voisines, ainsi qu’une vue agréable sur la grande rue.
Chaque soir, une fois le soleil retiré à l’horizon et le ciel rougi par ses rayons, les foyers et les lampes s’allumaient dans de joyeux crépitements, annonçant comme une rumeur se propageant dans les ruelles l’ouverture imminente du marché. Les échoppes sagement ordonnées sur la chaussée relevaient alors leurs tentures aux teintes chatoyantes, découvrant aux yeux de tous les produits qu’elles destinaient à la vente.
La présentation était toujours extrêmement soignée, mettait en avant chaque couleur, chaque senteur ; à tel point que le marché de Lunthveit était l’un des plus prisés de la contrée d’Öbsteergöt, tant pour la diversité de ses denrées que pour l’émerveillement visuel et olfactif qu’il procurait.
Au-devant de la porte nord qui faisait face aux champs et à la lande, l’on trouvait méthodiquement installés les étals des arboriculteurs auprès desquels pouvait-on se procurer agrumes, baies mures, fruits juteux veillés avec attention toute la saison froide. Les maraîchers étaient placés après eux, suivis des poissonniers –dont les produits étaient importés du nord-, les bouchers, les marchands d’épices. Fermaient cette farandole ordonnée les droguistes, les artisans –vaisseliers, tisserands, drapiers et joaillers- et les armuriers.
Sur la grande place qui étreignait la cathédrale toute en pierres ocres, à l’architecture fine et aux vitraux minutieusement peints qui traduisaient de la richesse dont la ville s’enorgueillissait, se tenaient de minuscules roulottes. Il était aisé de manger à sa faim pour un demi-penga dans ces restaurants ambulants qui, une fois la nuit avancée et les dernières chandelles éteintes, se retiraient hors des murs de la ville pour mieux y revenir le lendemain.
Sur les devantures de lin usées par le soleil et le vent était écrite en lettres épaisses la spécialité de chacun tandis que sur les piquets qui tendaient haut la toile au-dessus des fourneaux était fixée une plaque d’ardoise. L’on pouvait y lire les multiples déclinaisons du plat unique proposé, rédigées en patois Ängestäd et en Swalüet à l’intention des étrangers qui ne se faisaient guère rares dans la région.
L’air, en cette demie de Quintiliera, était d’une douceur rafraichissante dans cette contrée où le soleil brillait haut tout le long du jour et les températures ne s’abaissaient guère plus bas que celles de la saison des fleurs au nord. Aussi les habitants de Lunthveit ignoraient-ils le vent glacial de la saison froide et la maladive température sans cesse changeante de la saison des feuilles tombantes. Ils appréciaient allègrement cette tendre fraîcheur qui se glissait entre les étals le soir venu, tout en resserrant sur leurs bras hâlés un châle ou un vêtement du dessus.
Pour Linnea qui, accoudée au cadre de la fenêtre de sa chambre, observait avec intérêt la foire qui s’ouvrait comme si elle eut été d’une rare magnificence, l’air n’était guère plus agréable qu’à l’accoutumée, qu’importe à quel point il faisait bouffer les voilages qui décoraient la pièce. La chaleur la faisait transpirer et elle avait espéré que se placer devant la fenêtre lui aurait fait passer l’envie de retirer son aube et sa chasuble. Elle s’en retenait néanmoins malgré son inconfort, craignant par trop d’être vue dans son plus simple appareil par l’aubergiste ou ses employés s’ils venaient à entrer dans la chambre pour quelque motif.
— Puisse la nuit nous être agréable, soupira-t-elle en quittant son balcon.
Les effluves alléchants qui s’échappaient des échoppes s’envolèrent jusqu’à ses narines, portés par la brise, la rappelant à son estomac. Elle irait sans doute s’adresser à l’un de ces restaurants pour le repas du soir, se disait-elle en comptant les nombreuses pièces que renfermait sa bourse. La journée qu’elles avaient passé à marcher sur les sentiers poussiéreux, accablées par le soleil les avait éreintées, et Linnea se sentait l’âme paresseuse à la simple idée de se mettre à l’ouvrage devant l’âtre. Aussi se réjouissait-elle à l’idée de s’offrir un repas complet comme seul le sud savait en faire.
S’asseyant sur sa couche aux draps faits, elle posa les yeux sur Ana qui, dans sa tenue du dessous en désordre, le corset desserré s’était endormie dans le lit voisin. La compresse chaude qu’elle avait appliquée sur son bas-ventre avait laissé sur le tissu léger de sa robe une trace humide mais semblait avoir fait son effet au vu de la paisible expression que peignaient ses traits.
Tout le jour, Ana s’était plaint de douleurs lancinantes, gémissait et se sentait fiévreuse, tant et si bien que Linnea s’était inquiétée de son état. Mais à leur arrivée à Lunthveit, en voyant Ana retourner son sac afin d’en extraire des bandes de popeline rêches et du coton tanné, elle avait compris sans plus d’explications que c’était là le lot mensuel de son élève ; et que la chaleur avait dû en amplifier les symptômes. Elle s’était alors empressée de descendre mander une compresse afin de calmer les crampes menstruelles, que l’aubergiste lui avait cédée volontiers.
Les traits endormis se crispèrent tandis que Linnea entreprenait de préparer un breuvage afin de prévenir les futurs maux, et Ana s’éveilla au son du pilon qui réduisait en poudre fine le pavot.
— Est-ce que tu te sens mieux ? As-tu encore mal ?
— Que de questions au réveil, s’amusa Ana tout en portant ses doigts à ses tempes. La tête me fait souffrir d’avoir trop dormi, mais mon ventre ne m’est plus douloureux.
Comme pour appuyer ses dires, elle avait retiré de sous ses vêtements le carré de tissu humide et l’avait posé près de la fenêtre pour l’y faire sécher ; puis s’était saisie du bol en faïence que lui tendait Linnea. Elle ne put réprimer une grimace de dégoût en ingurgitant la mixture : le goût du pavot s’était rendu acre au contact du vin de cassis utilisé régulièrement pour les médicaments et lui laissait dans la bouche un arrière-goût désagréable.
— Il y a beaucoup d’animation au-dehors, remarqua-t-elle en s’essuyant d’un geste négligé la bouche. Se passe-t-il quelque chose ?
— C’est le marché de nuit. Il vient d’ouvrir.
— Un marché ?!
Ana s’était extraite d’un bond vif de sa couche pour se pencher à la fenêtre.
Au-dessus d’elle, le ciel se nuançait de rose, de violine et du bleu sombre de la nuit. La douceur de la brise sur sa chair nue lui était délicieuse, les effluves inconnus qu’elle portait la grisaient. Un instant, elle laissa son ouïe prendre l’ascendant sur sa vue. Le brouhaha des badauds se pressant dans l’artère, le motif impétueux que des instruments lointains laissaient s’envoler au-delà des murs de la cité, le murmure des peupliers alentour la rappelaient à ses lectures romantiques. Quelquefois, elle avait lu au sujet de ces « soirs d’été » que les auteurs présentaient avec moult détails charmants, sans jamais espéré en vivre de pareils.
Au nord, il n’y avait ni fraîcheur providentielle après la touffeur du jour, ni grillons s’égosillant, ni cette odeur nouvelle qu’elle découvrait alors. Cela sentait les épices, la terre, les herbes aromatiques qui séchaient, le savon parfumé du linge que les femmes étendaient d’un balcon à l’autre. Un mélange subtil que la Nature dosait habilement et qui inspirait à Ana une sérénité douce. Une sérénité qui l’avait quittée depuis son départ de Hédar, muselée par les remords. Elle savait sa foi éteinte dans son cœur, mais n’osait s’y habituer, ni se le pardonner.
Aujourd’hui pourtant, Ana s’autorisait un peu de bonheur.
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