Ana s'était avancée dans la vaste salle principale, le nez froncé de dégoût. L'air était lourd des vapeurs d'encens, des odeurs de parfums, de nourriture, d'humidité, de sueur, de sexe.
Dépourvue de fenêtres, les seules sources de lumière venaient des lustres et des candélabres. Les draperies de velours pourpre, les coussins, les paravents en acajou et en soie ouvragés, les méridiennes au dossier de taffetas et au chevet doré contribuaient à rendre la pièce plus étouffante qu'elle ne l'était déjà. Le plafond était bas, les murs laissés nus, le sol couvert de tapis usés et tâchés.
Quelques femmes somnolaient nonchalamment allongées sur les sofas, d'autres étaient penchées sur un ouvrage, se gavaient de pâtes de fruit et de vin en conversant joyeusement. Aucune ne portait de corsage. Beaucoup avaient juste passé leur tenue du dessous, certaines se dévoilaient dans leur plus simple appareil. Et toutes sans exception, en plus d'être parées de nombreux bijoux bon marché, étaient lourdement poudrées de blanc, fardées de rouge afin d'être aussi séduisantes que possible à la lueur tamisée des bougies.
Quelques filles de joie avaient plus de la trentaine, semblaient lasses et désintéressées par tout ce qui pouvait advenir autour d'elles. La poudre se glissait dans leurs naissantes rides, les accentuaient légèrement aux coins des yeux. Le corps avait encore la fraîcheur de la jeunesse, effacée en quelques endroits par les rondeurs de l'âge. Sur leurs lèvres peintes en rouge coulaient quelques gouttes de liqueur qui enrobait les beignets dont elles se gavaient. L'une d'entre elles avait désignée Ana du doigt. Ses compagnes s'étaient retournées, avaient examiné la nouvelle venue, la détaillant avec intérêt. Puis leur curiosité satisfaite, elles étaient retournées à leurs bavardages.
Les plus jeunes ne lui accordaient que peu d'intérêt, trop sûres de leurs charmes tout juste épanouis, trop fières de leur beauté éclatante que la vie n'avait pas encore tarie, pour s'inquiéter de cette étrangère aux cheveux en bataille et aux yeux ahuris.
Quelques-unes l'observaient avec l'appétit qu'une potentielle cliente attisait en elles, lui adressaient des œillades évocatrices, minaudaient sensuellement à chacun de leurs mouvements pour mieux inspirer à l'étrangère un désir que seules des caresses sauraient calmer.
Ana, que l'air chargé indisposait, pétrie de fatigue, se sentait comme écrasée par cet intérêt que l'on lui portait çà et là, incommodée par l'atmosphère frivole qu'exigeait un tel lieu d'indécence. Dans un même temps, elle se sentait embrasée par une agréable chaleur qui semblait se diffuser dans tout son corps et avec laquelle elle n'était guère familière.
—C'est la pièce de vie, l'avisa Hannele en la délestant de ses armes. C'est là qu'tout se passe, la nuit. Mais toi, tu vas pas dormir là. Sauf si tu veux t'faire du bien. Mais c'est pas gratuit.
—Sans façon.
Elle lui emboîta le pas tandis qu’Hannele la conduisait dans un couloir trop étroit pour deux et que quelques lanternes maintenaient à peine éclairé. Il s'ouvrait sur une seconde salle de passe. Plus étriquée que la pièce principale, elle n'était cependant pas dénuée des mêmes artifices criards, enveloppée dans la faible lumière des candélabres, seulement séparée de l'office par un lourd rideau de velours qui ne laissait filtrer aucun son, aucune odeur. Une ultime pièce à vivre, apprit Ana tandis qu'elle était conviée à pénétrer dans la cuisine, était réservée au confort exclusif de la fille de la propriétaire.
La cuisine était, contrairement aux autres pièces, sobrement décorée : toute en longueur, profitant d'une luminosité qu'elle devait aux nombreuses fenêtres creusées dans la pierre, ses murs avaient été recouverts de chaux pour prévenir la bâtisse des germes et de l'humidité.
À la toute extrémité, l'on avait troué une large cavité que recouvrait une épaisse dalle surplombée de nombreux blocs de roche scellés les uns aux autres, et qui composaient une imposante hotte pyramidale. Devant l'âtre, une tablée s'étendait jusqu'à quelques mètres du seuil, accueillait plusieurs écuelles, divers ustensiles et denrées proprement arrangés.
La blancheur du roc, le calme qui y régnait, l'odeur rassurante du bois consumé et du repas sur le point d'être servi distinguaient le réfectoire des autres pièces de la maison. Il y respirait la sobre sérénité qu’Ana avait toujours connu, celle-là même que Sollnästeå lui avait toujours inspiré, et se retrouver soudain en environnement connu l'apaisa un peu.
—La pièce du fond est bien assez confortable pour une nuit, lui indiqua Hannele en désignant du menton une alcôve dissimulée derrière des voilages. En revanche, ma fille y loge, faudra vous arranger. T'as entendu, Freja ? T'auras une demoiselle à bien traiter ce soir !
Elle intronisa Ana sans autre formalité, la faisant s'avancer d'une tape amicale dans le dos vers la jeune fille qui, inclinée près de l'âtre, taillait consciencieusement des légumes pour les organiser harmonieusement dans un large plat.
—Tu la guideras demain jusqu'au versant sud. Tu l'as déjà fait, hein ?! Ça devrait pas être compliqué pour toi !
Freja s'était redressée, essuyant ses mains sales dans son tablier. Ses yeux cendrés fixèrent Ana presque immédiatement, l'observaient avec insistance ; allaient de son visage sale à sa tenue de bonne facture, du fermoir en étain de sa cape à sa tresse à nœuds de laquelle s'extirpaient des brins d'herbe et des feuilles mortes. Rien ne transparaissait sur ses traits durs, hormis la naturelle curiosité qu'éprouve un être pour un autre, plus encore lorsqu'ils se retrouvent à partager la même couche sans même se connaître.
Ana eut à peine le temps de s'incliner pour la saluer que Freja s'était détournée, posant son regard perçant sur sa mère.
— Ça me va si je suis payée, avait-elle concédée en arrangeant les oignons dans un coin du plat.
—Tu t'arrangeras comme tu voudras tant qu'tu fais ce que je te demande. Le reste ne regarde que toi !
Freja de Bynskögen, ainsi qu'elle s'était présentée à Ana, n'offrait pas son corps pour une menue rétribution. La prostitution était, pour elle qui avait grandi derrière les portes d'un lupanar, un emploi auquel elle ne se serait jamais abaissée ; et lui aurait-il seulement plu que sa disgracieuse physionomie l'aurait condamnée à n'être qu'une prostituée de trottoir, tout juste bonne à haranguer les ivrognes aux sorties des tavernes.
Elle avait le teint blême, le corps tordu par les corvées de l'intendance, les mains gâtées par l'eau de la lessive et les travaux de la cuisine. Plus encore, une large cicatrice scindait en deux sa joue droite, cernée de plusieurs tâches brunes et rougeâtres disgracieuses, et enlaidissait un visage que la Nature avait déjà peu comblé. Un client l'avait un jour attaquée, la prenant pour une prostituée, alors qu'elle refusait de s'offrir à lui. Depuis, Hannele avait interdit les armes dans l'enceinte de son commerce.
Aussi Freja s'était-elle évertuée à se rendre utile aux soins du ménage, à défaut de se donner aux clients de sa mère. Elle était appréciée par les mineurs de Bergstädeä, mais guère désirée en tant que femme ; et cette affection sans arrière-pensée lui avait offert de nombreuses opportunités d'apporter un soutien financier à son foyer et d'en devenir un pilier fondamental.
Lui soufflait-on que les tailleurs de la ville voisine cherchaient des corsetières, que les modistes demandaient après une main d’œuvre ou qu'un voyageur attendait que l'on le guide dans la montagne qu'elle était la première à se présenter pour le poste. Ses journées alors se passaient en deux périodes : la première réservée à l'entretien de la maison et du confort de toutes, la seconde aux travaux d'aiguille qu'elle rapportait chaque semaine de la ville voisine. Elle était libre d'arranger ces jours selon son bon-vouloir, à seule condition que les pièces de passe soient prêtes à accueillir des clients au crépuscule. Cela fait, elle vaquait à ses occupations sans aucun autre chaperon que ses engagements.
—Donc, jusqu'au versant sud ? demanda-t-elle pour confirmation tout en offrant à Ana un siège. Pour aller où ?
Son couteau s'était à nouveau activé, pelant des panais tandis qu'elle veillait d'un œil vif le ragoût qui bouillait dans l'âtre. Ana, s'étant débarrassée de son bagage, fut bien aise de s'asseoir près du foyer et de reposer son corps épuisé.
—À Hjalmar.
—Vous êtes pleins à y aller en c'moment ! Hier, y a toute une caravane de marchands qu'est passée à côté ! Y allaient par Jöntten, qu'il paraît. La reprise des affaires, j'imagine ? Donc toi, tu fais du commerce ?
— Du tout.
—T'as trouvé une place là-bas ? Ou un mari ?
—Non, rien de tout cela.
Décrochant de son bras droit le gant de cuir dont elle usait pour se protéger lors de la chasse, Ana s'étira, délassa ses épaules crispées.
— Je dois aller au centre administratif pour y être recensée et inscrite dans les registres de l’Église comme postulante.
— Tu veux entrer au couvent ?
— Non, au séminaire.
— C'pas mieux.
Freja avait jeté dans le fait-tout les légumes, faisant peu cas de l'eau qui débordait. Ana demeura silencieuse, se contentant de surveiller distraitement le plat dont elle allait profiter, au même titre que les prostituées pour lesquelles il était préparé.
—Je vous demande pardon ?
—J'ai dit : « c'pas mieux ». Mais je n'aurais pas dû. Tes choix n'regardent que toi.
—Non, non ! insista Ana. Dîtes-moi, les avis de tous sont bons à prendre !
— Pas tous, non. Mais puisque t'insistes... Je trouve ça idiot d'entrer si jeune en religion. Désolée hein, mais j'ai du mal à comprendre que l'on puisse se dévouer à quelqu'chose d'aussi peu concret. Et ingrat.
—Ingrat ?
—Ouais.
— Je ne vois pas pourquoi vous qualifiez le Très-Haut « d'ingrat »...Vous ne pouvez dire cela.
— Et pourquoi ? s'enquit Freja sans animosité aucune. Parce que c'est blasphémer ? Peu m'importe. Le Très-Haut, il a qu'à être plus doux avec nous, on lui accorderait plus de crédit !
—Ce n'est pas ainsi que cela fonctionne.
Freja laissa échapper un petit rire moqueur tandis qu'elle ajoutait dans le ragoût une poignée d'épices.
Elle n'avait jamais cru en cette entité divine dont sa mère lui avait enseigné les préceptes. Pour elle, les Écritures étaient autant de contes sur lesquels elle ne pouvait qu'avoir un regard critique en grandissant ; et plus elle constatait la dureté de l'existence que l'innocence de l'enfance avait tenu loin de ses yeux, plus elle se refusait d'accorder au Très-Haut une once de foi. Elle ne voulait pas croire en un Créateur aussi cruel. De fait, qu'une jeune fille à peine plus jeune qu'elle puisse aveuglément se dédier à une pareille cause la dépassait complètement.
Elle voulut exposer à cette étrangère le fond de sa pensée, davantage pour justifier ses réticences que pour obtenir d'elle un consentement, lorsque des gloussements et des chuchotements se firent entendre à travers la tenture.
—C'est elle ? Pas très jolie mais y a quelque chose de charmant chez elle.
—J'avais jamais vu une tignasse comm'ça ! Ni une aussi belle tenue ! Dire qu'y en a certaines qui se pavanent avec moins qu'ça à l'église.
—Si elle veut, je serai partante pour soulever ses jupes...
—Arrêtez de cancaner là-bas ! s'écria Freja d'un ton sévère. Si vous voulez du ragoût, v'nez donc !
Le rideau s'était vivement soulevé, dévoilant un groupe de jeunes femmes pimpantes, apprêtées autant que leur emploi le leur permettait. Le rouge de leurs joues et de leurs lèvres semblait plus outrancier qu'alors dans la lumière brute du jour. Toutes ressemblaient à des figures extravagantes de théâtre, d'étranges créatures aux traits trop nets.
Dans un ballet d'assiettes et de couverts s'entre-choquant que l'habitude avait parfaitement ordonné, les écuelles passaient de mains en mains jusqu'à Freja, repartaient généreusement remplies jusqu'à leur destinataire. Puis chacune prenait place autour de la table, attendait l'arrivée de la maîtresse de maison et, à son signal, satisfaisait sa faim tout en reprenant les bavardages laissés en suspens.
Différents accents se côtoyaient, différentes figures, des teints plus ou moins sombres se mêlaient dans une disparité admise qui témoignait des origines diverses des employées. Ana, qui n'avait jamais pu observer une telle pluralité culturelle au sein de son village, n'avait de cesse de leur jeter des regards curieux. Elle avait à peine eu le temps d'éprouver sa propre faim que Freja lui tendait un bol, l'invitant à partager avec elle le repas près du feu. Le silence qui demeurait entre elles se fit plus assourdissant tandis que dans leur dos les rires enflaient, témoignant de la joyeuse ambiance qui régnait usuellement.
La nuit était tombée au dehors, plongeant la pièce à vivre dans une opaque obscurité. Seules les flammes qui crépitaient dans le foyer perçaient les ténèbres, redessinaient les pierres de l'âtre de leur lueur rassurante.
Freja y avait glissé la mèche d'une bougie, allumé une lanterne puis s'était empressée d'organiser sur la table les différentes pièces qu'elle devait coudre. Elle avait étalé devant elle les différentes coiffes que la modiste lui avait confiées afin d'y apporter des finitions, examinait à la faible lueur de sa lampe les rubans, les ornements en perles, les roses en satin, les plumes. Elle se référait ensuite aux bons de commande que l'on lui avait fournis, aux croquis puis se penchait sur son ouvrage.
Aucune de ces coiffes n'était de bonne facture, ne put s'empêcher de constater Ana en ne jetant qu'un rapide coup d’œil aux modèles. Les matières étaient bon marché, le tissage grossier. Les décorations n'étaient que de simples imitations grotesques de celles qui embellissaient les chapeaux des dames fortunées. Et qu'importait la finesse des points de Freja et son goût pour la composition, ils resteraient toujours de simple couvre-chefs à un demi penga.
—Y sont pas mal hein ? l'interrogea Freja qui se méprenait quant à l'intérêt que suscitaient ses pièces. La modiste qui les fait est populaire, toutes les femmes de Järnståd portent ses créations à l'église ! T'vois où c'est, Järnståd ?
— La ville qui sert d'étape aux marchands, près de Mäladalene ?
—Celle-là. Beaucoup de mineurs qui travaillent ici ont leur famille là-bas. On s'y rend avec les filles les jours de repos. Ça leur permet de se détendre, elles vont à l'église avec les autres, elles s'offrent des bricoles et vont chez l'apothicaire au besoin. Moi, je récupère de quoi travailler.
Ana avait acquiescé, observait sans rien ajouter les allées et venues de l'aiguille dans le tissu.
—Dites, Freja ? Pourquoi considérez-vous que le Très-Haut est ingrat avec vous ?
—Quand je vois ce que vivent les filles ici, je ne peux le considérer autrement. La belle religion, la belle foi qui t'animent, c'est bon pour les bourgeois.
—Pourtant, elles croient.
—Elles ont une foi pratique. Elles savent que ce en quoi elles croient ne les aidera jamais. Mais l'espoir de s'en sortir, ça aide. Ça les rassure. Quand elles vont en ville, elles mettent toutes des cierges pour essayer de se faire remarquer par le Très-Haut. Certaines ont des gosses placés chez les religieux et qui bouffent la moitié de leurs bénéfices, d'autres ont interrompu des grossesses à l'aiguille chez des accoucheuses. Y en a qui ont été violées et vendues à ma mère par la famille. Et elles espèrent toutes mieux. Mais elles n'auront jamais mieux.
—Comment pouvez-vous en être aussi sûre ?
—On sort pas comm'ça d'un bordel. Personne ne voudra d'elles comme épouses. Leur réputation les empêchera de trouver un emploi correct. Mais elles n'auront jamais l'courage de partir d'ici, où elles mangent à leur faim et sont traitées comme des êtres humains. Y a trop à perdre. C'pour ça qu'je veux pas accorder de crédit à une potentielle divinité. Si elle existait, elle nous laisserait pas comm'ça. Puis l’Église...Belle invention ! La majorité des richesses passent par elle, et les prêtres trouvent encore l'moyen de nous sermonner en disant « vivez dans la pauvreté et l'humilité. » !
—Ce sont des préceptes qu'ils suivent également, objecta Ana.
—Ah ? Qu'est-ce que t'en sais ? Tu es allée regarder comment ils vivent ? Tu sais seulement dans quoi tu t'engages ?
Ana lui jeta un regard courroucé, son orgueil piqué par ses réflexions dédaigneuses. Elle se contint néanmoins, s'obligea à répondre le plus calmement possible.
— À vrai dire, je n'ai qu'une vague idée de ce que sera ma condition en embrassant cet état...Enfin... Disons que mon imagination se limite à ce que j'ai pu constater auprès de la prêtresse de mon village.
— Ouais, donc tu sais pas grand chose. Les prêtres, ils ont pas l'air de mourir de faim, ni de manquer de quoique ce soit. À Lathium, la cathédrale et la Maison Mère ont tellement de fatras précieux. Avec ça, on pourrait nourrir toute la population pendant deux saisons. Alors peut-être suivait-elle ses enseignements avant, mais aujourd'hui, l’Église a complètement perdu de sa superbe !
— Si vous le dites.
Ana ne voulait plus continuer cette discussion, incapable d'en extraire des informations dignes d’intérêt. De surcroît, elle craignait de froisser son interlocutrice sous son propre toit et de faire preuve d'inconduite à son égard.
Elle ne connaissait pas cette église dont Freja lui faisait le portait.
À ses yeux, l’Église avait toujours été auréolée de gloire, veillant au développement du pays depuis la région centrale de Lathium. Elle avait permis l'accès à l'éducation dans toutes les contrées, pour toutes les castes -même si l'ouest demeurait récalcitrant à l'idée de se retrouver sous la coupe du clergé, bien que leur capitale régionale en soit complètement dépendante. L'alphabétisation avait entraîné une expansion du commerce et de l'économie régionale ainsi qu'une acquisition des connaissances culturelles qui avaient été favorables à tous.
Ana, en ayant connaissance de tout cela, ne pouvait concevoir pareille amertume.
—Peut-être comprendras-tu lorsque tes yeux auront vu des paysages dont nos montagnes te protègent. Maintenant, laisse-moi travailler, tu veux ? Tu peux prendre mon lit, j'me débrouillerai.
Ana fixait depuis de longues minutes l'étroite fenêtre proche de l'alcôve. À travers le verre sale filtrait la lueur timide de l'aube qui progressivement arrachait l'office aux ténèbres de la nuit. Freja s'était endormie sur son ouvrage, la mèche de sa lanterne consumée jusqu'à la base, enroulée dans un châle.
La nuit n'avait guère été reposante. Elle avait été entrecoupée de phases de sommeil léger, n'apportant aucun rétablissement possible au corps ou à l'esprit, et de longs moments de conscience durant lesquels Ana s'était évertuée à calmer les craintes que sa prochaine étape lui inspirait, sans cesse ranimées par les propos de Freja. « Protégée par les montagnes » ? Était-ce seulement le cas ? Certes, les contrées du nord étaient souvent les dernières à subir les catastrophes venues du reste du pays, comme la pénurie de céréales ou les épidémies, mais elles les subissaient tout aussi durement malgré les mesures préalables. Définitivement, elle ne parvenait à tirer de ces mots quelques conseils utiles. Tout ceci, plutôt que de l'éclairer, n'avait fait qu'insinuer en elle des doutes qui jamais ne l'avaient effleurée.
Elle secoua vivement la tête, tenta de s'apaiser avec des pensées rassurantes. Ses doigts se resserrèrent sur les draps.
N'était-ce pas ce pour quoi elle s'était toujours réservée, ce pour quoi elle n'avait eu de cesse de se cultiver encore et encore, de connaître parfaitement les textes sacrés ? Ne s'était-elle pas jurée de devenir prêtresse, de ne jamais se laisser distraire par un seul doute ?
La pression qu'elle exerçait sur le tissu se fit plus intense qu'alors : comme elle désirait que ses appréhensions la laissent en paix, retrouver cette inébranlable témérité qui l'avait animée. La prêtrise soudain lui semblait chose étrangère à laquelle elle se vouait aveuglément. Et cela, en plus de la déstabiliser, l'effrayait.
Comme elle avait clôt ses yeux, Freja vint la secouer rudement, pensant qu'elle dormait encore, déclarant que le jour était sur le point de se lever et qu'il était temps de partir. Elle ajouta, tandis qu’Ana passait sur sa tenue du dessous et son corset, qu'il fallait se dépêcher car d'autres tâches urgentes l'attendaient et que le trajet jusqu'au versant sud couvrait deux bonnes lieues.
Une fois Ana prête, Freja se glissa derrière la tenture et traversa discrètement les salles de passe plongées dans le silence. Tout était calme, là où une heure auparavant résonnaient les échos d'ébats enflammés. Les prostituées s'étaient endormies derrière les paravents, les portes étaient closes jusqu'au soir prochain.
L'arc et la dague d’Ana l'attendaient près des battants comme cela le lui avait été promis.
—Récupère vite ça, que l'on s'en aille.
—Vous remercierez votre mère pour moi.
—Parle pas si fort, tu vas réveiller tout le monde.
Freja sortit de sa poche une clé usée qu'elle introduit dans la serrure, fit sauter le verrou et invita sa commensale à la précéder, se glissant à sa suite à l'extérieur de son foyer.
Dehors, le soleil ne s'était pas encore levé. L'air frais apportait l'odeur revigorante des pins ensommeillés portée par le borée venu de la mer. Ana crût y percevoir une légère odeur de sel tandis qu'elle entreprenait l'ascension de la montagne, veillant à ne guère s'écarter du chemin et à suivre de près Freja.
L'escalier qui avait été taillé dans la pierre était recouvert de mousse, ses marches abîmées et humides empêchaient une parfaite stabilité. Ana de fait veillait consciencieusement à ne pas glisser, tout en maintenant une cadence similaire à celle de sa guide. Freja avait tant de fois mené des voyageurs sur ce chemin qu'elle en connaissait tous les pièges, allait à bonne allure sans même regarder où elle posait les pieds. Ana peinait à la suivre, ralentie de surcroît par son bagage et son armement. Le vent qui soufflait ne facilitait pas sa progression, dérangeait sa toilette, se glissait sous ses jupes et s'amusait avec sa chevelure, lui obstruant la vue.
La température baissait sensiblement, l'obligeant à resserrer sa cape contre elle. La végétation s'était peu à peu retirée à mesure qu'approchait le sommet, le froid se faisait plus mordant, l'ascension plus laborieuse.
— On y est, annonça finalement Freja.
Ana releva la tête, reprenant son souffle. Le soleil brillait à l'ouest, le ciel s'était éclairci et teint d'un bleu léger. La contrée d'Uppsalea s'étalait dans sa splendeur estivale, la mer du nord renvoyait l'azur du ciel et scintillait sous les rayons de l'astre du jour.
Elle détourna le regard de sa contrée natale, fit face au paysage qui s'offrait à elle au sud.
— Hjalmar...
Fut tout ce qu'elle parvint à articuler, calmant sa respiration autant que possible.
La contrée d'Hallangöt s'étendait au-devant d'elle, sublimée dans la lueur du jour. Au loin, ridiculement minuscule, la haute tour du centre administratif se dressait orgueilleusement, dépassait les murs de Hjalmar.
Ana ne parvenait à y croire. Elle ne pouvait s'autoriser à concevoir qu'elle allait bientôt fouler les terres d'Hallangöt. Certes, elle s'y était déjà rendue par le passé avec son père, mais s'y déplacer bien à l'aise dans un chariot et y marcher seule sans autre aide que sa détermination étaient deux voyages qui n'apportaient pas la même satisfaction.
Sa poitrine se gonfla de fierté. Ses doigts vinrent se saisir de ses joues, les tirer sans ménagement. La douleur vive lui confirma que ce qu'elle vivait dans l'instant n'était ni un songe, ni un mirage offerts par son esprit pour la ravir.
Son souffle lui revint tandis que Freja lui désignait l'escalier qui serpentait sur l'autre flanc, se perdait un peu plus bas dans une épaisse forêt de pin.
— T'es prête à redescendre ?
— Plus que jamais, assura Ana en lui emboîtant le pas, ivre de joie.
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