À la nuit tombée, les instruments s'étaient tus pour laisser place aux mystérieuses mélodies de la nuit, aux chœurs de la forêt. Les rassurantes lueurs des lanternes en fer forgé s'allumaient une à une à mesure que chacun s'en retournait à sa demeure, profitant de l'air frais qui balayait la touffeur du jour, plein des effluves délicieux des pins et des vagues.
La famille d'Ana, qui demeurait excentrée aux abords du quartier des drapiers, profitait plus encore de cette agréable nuitée, foulant les sentiers qui menaient aux collines d'Uppsalea. Les cadets emplissaient de chants festifs le silence nocturne, leur frère aîné les surveillait d'un œil distrait tout en se remémorant les courbes délicieuses de la fille du cartonnier avec laquelle il s'était adonné à bien des caresses.
—J'ai refusé la demande en mariage.
Ana, en retrait auprès de son père, levait haut sa lanterne, parlait bas afin de ne pas être entendue du reste de sa famille.
—Je n'en suis pas surpris. Le fils du pelletier n'était pas pour toi, cela sautait aux yeux. Mais ta mère...Elle l'aime bien, ce jeune homme. Tes épousailles auraient profité à notre famille, de surcroît.
—M'en voulez-vous ?
—La loi veut qu'une jeune femme majeure choisisse son époux. Je n'ai rien à dire quant à ta décision.
—Malgré cela...
—Ana, la coupa Tomas d'un ton qui n'encourageait aucune réplique. Tu as fait ton choix, je n'ai pas à t'en féliciter ou t'en blâmer. Que cela te mène à la réussite ou à l'échec, c'est à toi et à toi seule de faire face aux conséquences. Tu n'as pas choisi la voie la plus aisée, nous verrons ce que cela donnera à l'avenir.
Ana coinça dans sa tresse à nœuds d'un blond sale une mèche qui lui obstruait la vue, n'osant objecter, ses lèvres pincées par crainte de laisser échapper une parole pouvant lui causer du tort.
Les yeux levés vers le ciel d'encre, elle quêtait silencieusement dans la lueur timide des étoiles le courage dont elle allait avoir besoin, espérant qu'en cette fin de Veevgärn, ses parents grisés par la fête et le vin soient plus enclins à l'écouter. Ce soir, s'était-elle promis tout le jour, elle reconnaîtrait devant eux son désir d'entrer dans les ordres, de s'émanciper des attentes liées à son genre, de suivre sa voie, enfin !
Eut-elle seulement pénétré dans la modeste chaumière qui avait toujours été son foyer qu'elle osa demander d'une voix enrouée par l'angoisse :
—Père, mère...Puis-je m’entretenir avec vous ?
Ses frères s’étaient éclipsés sans un bruit, avaient disparu par l’échelle menant à l’étage où ils couchaient tous. Tout à fait silencieux. Ana ne doutait pas que leur curiosité les pousseraient à tendre l’oreille afin de ne manquer aucune bribe de la conversation.
Plantée sur le seuil, sa cape en laine bouillie encore sur ses épaules, elle fixait tour à tour sa mère puis son père, tentant de paraître la plus calme possible malgré le flot de sentiments qui roulait dans sa poitrine. Elle se sentait rougir de honte en constatant que ses mains tremblaient, que son corps même trahissait ses appréhensions tandis que son orgueil de jeune fille lui murmurait d’agir dignement.
Tomas s’était assis en signe de consentement, sortant de son veston brodé sa longue srör en cerisier qu’il bourrait généreusement, ouvertement au fait de ce dont sa fille désirait l’entretenir.
—Solveig.
Les yeux rivés sur sa femme, il avait constaté qu’elle s’affairait soudain inutilement, remettant de l’ordre là où il était déjà souverain, faisant se cogner les écuelles et attisant vainement l’âtre. Elle aussi avait compris. Elle savait d’instinct que l’annonce n’était en rien en rapport avec les fiançailles qu’elle avait espérées. Mais ne souhaitant admettre cette réalité qu’elle répugnait de toute son âme, elle se complaisait dans une pesante indifférence qui freinait l’éloquence d’Ana.
—Solveig, s’il te plaît.
—Mère, insista Ana en s’approchant de Solveig d’un pas décidé. J’ai à vous parler. Pouvez-vous m’écouter ?
Leurs regards se croisèrent furtivement, dans un sursaut d’agacement. Ana y avait lu toutes les craintes, toute la colère et la frustration qui malmenaient sa mère. Solveig y avait entrevu les espoirs et les rêves contraires aux siens qui grandissaient sa fille au-delà de ce qu’elle était capable d’envisager.
Toutes deux, dans une silencieuse confrontation, se jaugeaient, sentaient leur sang-froid les quitter tandis qu’elles sentaient des intérêts incompatibles les opposer.
—De quoi souhaites-tu nous entretenir, Ana ?
Des volutes bleutées s’étaient échappées de la bouche de Tomas, glissaient avec légèreté dans l’air pour le parer d’une entêtante odeur d’herbes mélangées et de tabac.
—Père, préluda Ana d’une voix faussement assurée. Je sais ce que je veux faire de mon destin. Je me suis décidée il y a des années et j’ai eu le temps depuis de réaliser que j’avais raison : je ne suis ni faite pour reprendre votre atelier, ni pour fonder un foyer.
—Si seulement tu t’en donnais les moyens !
—Non, mère. Même avec toute la volonté du monde, je ne serai jamais heureuse en donnant la vie et en étant épouse. En revanche…
Elle déglutit, inspirant d’autant plus difficilement qu’elle constatait l’intérêt que sa mère portait à ses propos. Son cœur butait violemment contre sa poitrine. Ses battements sourds résonnaient comme autant de tambours fous dans ses oreilles.
—Je suis intimement convaincue que le bonheur me sera accordé en suivant la voie ecclésiastique. Je désire ardemment devenir prêtresse. Voulez-vous bien sacrifier votre fille et lui permettre de servir le Ciel ?
Un lourd silence s’en suivit, Tomas peu surpris par cette annonce qu’il n’attendait néanmoins pas de sitôt, Solveig horrifiée par cette confession qui s’opposait à tous ses projets pour son enfant.
—Hors de question !
Ana avait soutenu le regard enragé de sa mère avec autant de désinvolture qu’elle dépréciait cet emportement inapproprié. Certes, elle aurait été par trop candide d’espérer une bénédiction directe et chaleureuse ; aussi tentait-elle de se justifier le plus calmement possible.
—Mère, laissez-moi vous expliquer…
—Prêtresse, toi ?! Ah, la belle affaire ! C’est Linnea qui t’a mis cette idée dans la tête, n’est-ce pas ?! C’est elle ?! Comme si la vie de prêtresse était faite pour toi !
—Je vous en prie…
—Cette femme devrait se mêler de ses affaires plutôt que d’influencer les jeunes filles crédules en leur soufflant d’être prêtresses ! Quelle honte pour notre Église !
—Mère Linnea ne m’a jamais influencée !
Ana s’était avancée davantage, posant sa main sur le bras de sa mère, la priant silencieusement de cesser d’activer en vain les cendres du foyer.
Solveig, dans un élan de rage incontrôlée, avait violemment repoussé Ana. Tous ses membres tremblaient malgré elle, secoués par une rancœur sourde. Elle avait l’impression que sa tête allait exploser, usée par la journée passée, les cris, les inquiétudes, les soucis. Elle ne savait plus comment agir, quoi dire. Oubliée cette autoritaire ascendance qu’elle avait sur sa fille. Elle réalisait douloureusement qu’elle était sur le point de perdre la chair de sa chair, qu’elle ne pouvait s’y soustraire et la laisser volontairement se condamner à la précarité.
Ana, revêtue de l’aube des vierges célibataires ? Lui permettre de gâcher un avenir bien plus radieux qu’elle s’était évertuée à construire pour elle? Jeter au feu des années d’efforts, de courbettes afin d’être introduite dans la bonne société de Sollnästeå, d’unions concrétisées afin de forger pour sa fille une place de choix parmi les plus opulents ? L’imaginer être dévisagée, traitée différemment ? Solveig refusait d’accepter cela.
—Mère, je vous en prie ! Vous me pensez donc si sotte, si faible de caractère pour me laisser embrouiller l’esprit par autrui ? Surtout au sujet de mon avenir ?
—Ton avenir, dis-tu ?!
Dans un sursaut de consternation, Solveig frappa d’un coup sec sur la table.
—Vivre dans la pauvreté, sans aucune famille ? Passer à côté de ta vie de femme, te priver de la maternité, de l’amour d’un mari ? Voilà ce qui te fait rêver, Ana ?! N’est-ce pas là la preuve que tu n’es qu’une enfant égoïste, incapable de se projeter et de s’organiser un avenir stable et sécurisant ?!
—Une enfant ! cracha Ana avec mépris. Ah, une enfant ?! N’est-ce pas vous qui n’avez de cesse de m’infantiliser en choisissant vous-même de quoi ma vie future sera faite ?
—Ce n’est pas choisir pour toi, c’est te guider de mon mieux pour que tu sois une femme accomplie ! Que tu sois ce que ton statut de femme te demande d’être. Que tu sois respectable, convenable !
—Mère d’une marmaille, gérante d’une armurerie…ou d’un commerce dans le quartier des artisans du textile, peut-être?
Elle avait eut un rictus mauvais. La raillerie semblait avoir empourprée celle à laquelle elle était adressée.
—C’est donc cela ? Voilà ce que vous attendez de moi ?! Que je sois comme vous ?!
—J’attends que tu sois semblable aux autres femmes ! Que tu te montres reconnaissante pour tous les sacrifices, tous les efforts que j’ai fait pour faire de toi « quelqu’un ». Une dame qui sait ses lettres, connaît ses chiffres, est cultivée et capable de tenir un ménage !
—Vous demandez là l’impossible. Jamais je ne pourrais être comme cela. Jamais je ne serai comme vous. Vos attentes sont vaines, vous vous noyez dans une illusion !
—Ana !
Tomas, qui était demeuré coi, tenta d’un ton sec de faire cesser l’impétueux indignement que manifestait sa fille. Rien n’y fit cependant, et les cris reprirent, enflèrent violemment.
—Tu préfères vivre en marge, nous l’avons bien compris !
—Les prêtresses ne vivent plus « en marge ». Elles font partie du clergé, tout comme les prêtres, les religieux et la moitié du Conseil qui gère notre pays. Et cette caste est bien loin d’être aussi misérable que vous voulez bien vous en persuader.
—Nous y voilà ! Mon avis n’importe donc plus !
—Mère, soupira Ana que cet échange stérile épuisait. Je ne me sens pas animée de votre dévotion maternelle. Je n’ai pas le talent de père pour le commerce, je me sens incapable de me dévouer à un homme.
—Qu’as-tu donc contre les hommes ?
—Mais rien, rien du tout ! Je souhaite seulement m’engager par désir et non par contrainte. Et mon seul désir, c’est de me dédier au Ciel. Qu’y a-t-il de mal à cela ?
—Eh bien, fais ! Va donc traverser le pays, participe à ce stupide rite de passage ! Casse-toi le cou dans les montagnes, crève de faim, mendie pour survivre ! Je refuserai de te reconnaître, tu n’auras plus ta place en cette demeure !
—Je vous en prie, écoutez seulement mes arguments !
—Silence !
Le tisonnier qu’elle maintenait fermement vint se planter avec rage dans une bûche noircie. Son autre main fondit sur Ana, agrippa violemment ses cheveux, les tira furieusement.
—Chaque jour, chaque mois, chaque année que le Très-Haut a fait, énuméra Solveig sans se soucier des vives contestations de Tomas et des cris d’Ana, mon unique souci a été l’avenir de ma fille unique. Et voilà comment je suis remerciée ! Par une petite bagasse, une misérable révoltée sans aucune reconnaissance ! Un homme de bonne famille, un excellent parti lui demande sa main, elle lui refuse cet honneur ! Et la voilà qui pleurniche qu’elle ne peut se marier, ni enfanter, qu’elle n’a pas de goût pour cela, qu’elle en est mortifiée ! Petite traînée ! J’aurais donc dû te laisser dans la boue et la bêtise toute ton existence !
—Assez, Solveig ! Perds-tu le sens ?!
Solveig, soumise par la poigne que son mari opérait sur son bras, desserra ses doigts, libéra Ana de son emprise.
—Tu es folle, Ana ! Et je me refuse de tolérer cette folie qui t’habite.
—S’il vous plaît…
—Ne me parle plus, je n’ai plus rien à te dire. Fais ce que tu voudras, car entre toi et moi tout est fini.
Ana, que la violence de sa mère avait tétanisée, manqua de perdre pied, abasourdie par ces cruelles paroles et détruite par le monstrueux dégoût qu'elle lisait dans ses yeux. Solveig, sans rien ajouter, s’était retirée dans la chambre parentale, signifiant que la discussion était, par son refus, close.
—Père, supplia Ana d’une voix tremblante. Dîtes quelque chose…
—Fais ce que ta Raison te suggère, soupira Tomas tandis qu’il quittait la pièce de vie et franchissait le seuil de sa demeure. Mais ne m’en demande pas davantage.
Elle resta là, ahurie, la tenue en désordre, les cheveux plus défaits que d’habitude. Elle comprenait soudain qu’elle ne pouvait compter sur aucun autre appui que sa seule foi. Son père ne ferait rien de plus afin de ne pas envenimer la situation, elle en était consciente. C’était là son caractère. Qu’importe la nature de la dispute, toujours il sortait fumer dehors et s’affairait par la suite à calmer les rancœurs des uns, le désarroi des autres une fois les cris évanouis. Certains auraient condamné cette sage lâcheté ; elle considérait qu’il était sûrement ainsi pour quelques raisons et avait une attitude médiatrice bien plus respectable que celle de furie qu’elle et sa mère endossaient lors d’altercations. Mais dans un tel moment, elle lui tenait rancune de prendre la fuite ainsi. Elle aurait souhaité qu’il la défende, lui donne sa bénédiction pour contrer l’interdiction. Mais rien.
Sentant ses ongles se planter dans ses paumes au fur et à mesure que ses poings se repliaient sur eux-mêmes, Ana s’était extirpée de son état de trouble, respirant à grandes goulées en sentant sa poitrine se contracter à l’étouffer. Sa main cherchait la table, le manteau de la cheminée, atteignit l’échelle qui conduisait à l’étage. Hagarde, elle grimpa jusqu’au dortoir, manqua un barreau, agrippa distraitement la soie de sa jupe aux clous. L’esprit embrouillé par mille interrogations, le cœur lourd et indécis, elle semblait éteinte, amère, vidée de toutes ses forces.
—Sœur aînée, osa John que la violence dont il avait été témoin avait ébranlé. Vas-tu vraiment… ?
Il n’osa continuer, détournant le regard lorsqu’elle se débarrassa de sa toilette de fête, resserra d’un geste sûr les liens de son corsage, passa sa tenue de tous les jours, arracha le ruban qui demeurait noué autour de sa tresse. Ce ne fut que lorsqu’il la vit se saisir de son baluchon de toile pour y ranger tout son trousseau nécessaire à la vie quotidienne qu’il haussa le ton, insista avec ardeur.
—Sœur aînée, que fais-tu ?
—Tu le sais bien, John. Je ne peux pas rester ici.
La voix d’Ana s’était brisée, trahissant cette faiblesse que jamais elle ne s’était autorisée dévoiler à ses cadets et qui ne pouvait plus être scellée sous un sourire ou une orgueilleuse pondération.
—Tu ne peux pas partir ainsi ! Essaye de convaincre mère à nouveau, gagne patiemment sa bénédiction plutôt que de fuir comme une coupable.
—Dois-je attendre une bénédiction qui ne viendra jamais ?
—Obéir et patienter est bien plus confortable que d’être répudié.
—John. J’ai toujours obéi à père et mère, par volonté ou par contrition. Tu as raison, je pourrai m’agenouiller devant eux, leur demander pardon et me laisser régir entièrement par eux. Mais je ne peux me soumettre ainsi à leur volonté au sujet de mon avenir.
—Et si jamais tu n’y arrives pas ? J’ai déjà entendu la Mère Linnea parler du rite de passage pour les femmes…Elle-même a failli cesser son voyage plusieurs fois face aux difficultés. Et elle avait un atelier à reprendre dans son village natal, si besoin était. Elle n’était pas à la rue comme tu le seras en partant ! Reconsidère cela ! En quittant cette maison, tu ne seras plus pour moi qu’une inconnue, une sœur que j’ai connu et que l’on m’a arraché !
—Peu m’importe.
Se redressant, Ana vérifia le contenu de sa bourse –elle avait trente pengüet, l’équivalent d’une saison de salaire dans sa contrée, qu’elle avait gagnés en offrant ses services de brodeuse- avant d’à nouveau la glisser dans sa poche. Si tout se passait bien, elle pourrait subvenir à ses besoins les plus primaires pendant les six mois que durerait son pèlerinage ; et cette seule pensée soulageait les inquiétudes qui l’obsédaient.
—Je m’en sortirai, déclara-t-elle en s’éclipsant brusquement.
Et quittant la pièce, elle s’enfonça d’un pas décidé dans les ténèbres.
L’atelier annexe à la demeure, situé à la naissance des bois, avait toujours fasciné Ana.
Dès l’instant où elle s’y était aventurée pour la première fois, à peine plus haute que le comptoir, elle avait succombé à la beauté des vieilles pierres calcaires, à la permanente animation qui y régnait, aux allées et venues des clients et marchands. Ainsi, quand son père le lui permettait, elle s’installait près de l’établi, entourée des matériaux qu’exigeaient la fabrication des lames et des arcs, pour observer Tomas donner vie à une arme.
Puis une fois adolescente, elle avait quitté l’atelier pour seconder son père, servant, conseillant à son tour les clients, avide de se rendre utile en tant que digne héritière de l’atelier dont elle refusait déjà, dans le secret de son cœur, les clés.
Elle appréciait cet endroit. Elle aimait son ambiance changeante, son animation le jour, son calme religieux la nuit. Lorsque le crépuscule s’éclipsait derrière les montagnes, que le foyer était éteint, quand la pierre à polir cessait de cracher mille étincelles et que les armes avaient retrouvé leur place sur les murs blanchis à la chaux, elle s’asseyait derrière le comptoir. Et de là observait l’atelier endormi avec un délicieux sentiment de sérénité. Son père parfois ouvrait la porte arrière de la forge, laissait entrer l’air du soir. L’odeur de la sylve somnolant se mêlait à celle des herbes à pipe se consumant. Alors tous deux savaient qu’il était temps de retourner se blottir près de l’âtre familial, de s’adonner à d’autres loisirs. Les battants étaient verrouillés, les lieux une dernière fois vérifiés. Puis l’atelier était abandonné à son sommeil, enveloppé dans sa couverture de nuit et d’étoiles. Jusqu’au lendemain.
La forge était chargée de souvenirs qui lui revenaient à mesure qu’elle s’avançait dans la boutique, son regard détaillant avec plus d’attention qu’alors les armes proprement entreposées sur les murs. L’éclat glacé de la Lune en révélait toute la finesse.
Mais Ana n’avait que faire des épées, hallebardes et houes que proposait son père. Elle était tout à fait consciente de sa force, de son endurance ; aussi savait-elle spontanément que des lames aussi lourdes ne seraient qu’un calvaire durant son périple. En outre, elles n’étaient guère recommandées pour la chasse. Et Ana devait être en mesure de chasser pour assurer sa pitance. Pour se défendre, sa dague lui suffirait largement.
L’arc qu’elle avait choisi était réalisé en noisetier, un arbre réputé pour sa robustesse et sa légèreté, comptait parmi les plus longs modèles. La corde en chanvre était solide, résistante, parfaitement tendue. Avec l’habileté que confère l’habitude, elle s’en était saisi, avait bandé l’arc. Celui-ci lui imposait une résistance qui lui brûlait les muscles, la forçant rapidement à relâcher la tension en soupirant. C’était le meilleur arc de l’atelier. Elle s’y ferait avec le temps.
—Je te le déconseille.
Elle avait fait volte-face, retenant un cri de surprise. Dans la pénombre, la silhouette robuste du propriétaire des lieux se glissait dans la boutique, le fourneau de sa pipe fumait encore. Il s’avança jusqu’à sa hauteur, la débarrassa sans une remarque, sans un reproche pour reposer le fruit de son art là où il devait demeurer.
—Les arcs longs demandent bien trop de force. Je les recommande pour les archers de profession ou les trappeurs. As-tu donc oublié jusqu’à cela ?
Ana s’empourpra de honte, humiliée d’avoir omis pareil fait.
—Pour un voyage, qu’importe sa durée, un arc plus court se révèle bien plus pratique à transporter et à utiliser au quotidien.
L’arc qu’il lui avait mis dans les mains était de vingt centimètres plus court, en if clair, une poignée en cuir tressé, une corde en lin plus souple. Personne ne s’était soucié de ce modèle-ci, réservé aux simples novices.
Ana laissait glisser ses doigts sur le bois vernis hautement décoré : le côté droit était gravé de rouleaux floraux, le gauche de motifs anciens qui s’entremêlaient. De la belle ouvrage, comme toutes les pièces qui naissaient sous les doigts agiles de son père. Elle sut sans même le soumettre à un essai qu’il serait la meilleure arme dont elle aurait pu se doter.
—Maintenant, va où bon te semble, lui murmura-t-il en l’attirant contre lui.
Ana n’osa répondre, craignant que le seul son de sa voix ne brise l’étreinte. Sa poigne sur l’arc se fit plus ferme en réalisant qu’il était temps pour elle de se retirer, de quitter son foyer, son village et ses landes avant que l’affection qu’elle leur portait ne l’y retienne.
Elle voulait parler, remercier Tomas lorsque ce dernier, d’une tape dans le dos, la propulsa en avant. Ses adieux étaient faits. Sans un mot, dans un silence que seuls sa fille et lui pouvaient combler de mots, de phrases sans fin pour se saluer.
Elle sourit dans la pénombre, amusée par la trop grande pudeur dont son père faisait preuve, même dans un tel instant.
La colère amère qui l’avait habitée, enflée par la tristesse de se sentir délaissée par ses proches, avait été balayée par une vague de sentiments contraires.
Quittant la cour familiale, elle s’était fougueusement élancée en direction des montagnes au sud de la contrée, dernières frontières entre Uppsalea et Hallangöt. L’un des nombreux obstacles qu’elle devait franchir pour accéder à Hjalmar, la capitale septentrionale du pays. L'on l’y inscrirait alors comme postulante sur les registres de l’Église. D’ici là, elle ne serait qu’une simple voyageuse.
L’odeur délicieusement musquée des sapins portée par l’air frais vint accompagner sa course effrénée.
Au loin, au derrière d’elle, les rideaux de la chambre parentale se rabattaient vivement sur la fenêtre, abandonnant la cour aux ténèbres.
Puis les toits de Sollnästeå, ses lanternes encore allumées, lentement disparurent, engloutis par la noirceur de la nuit.
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