Après avoir constitué tout son univers, le monde au sein de l'Horologue lui paraissait soudain bien étrange. Confiné, artificiel. Et ce temps raccourci, qui y filait si vite, qui ne laissait ni le loisir de la recherche ou de la réflexion... Comment avait-il pu s'y faire ?
Mais encore et toujours, il demeurait ferme dans sa résolution.
Sa main effleura la surface parfaite du visage d’émail.
Maria...
Simeon se tenait derrière lui, grave et silencieux : c'était la nuit sous le dôme de l'Horologue. La dernière des nuits factices dans le cycle du monde sous la montagne. Sans un mot, il se redressa et suivi l’ouvrier hors de sa maison.
Ils ne croisèrent personne sur le chemin qui les mena, pour la seconde fois, au cœur du dôme, dans la tourelle qui renfermait le précieux mécanisme d'horlogerie. Ce fut en toute impunité que les deux hommes, qui avaient bénéficié de toute la confiance de maître Zweig, démontèrent le précieux ressort, ainsi que quelques pièces complémentaires.
Et à trois heures du matin, heure de l'Horologue, la lune se figea dans le ciel, et les étoiles se glacèrent ; les aiguilles s’immobilisèrent sur les quatre cadrans émaillés. Avec un peu de peine, ils enfouirent le ressort dans le grand sac de toile cirée préparé à cet usage et se dirigèrent une dernière fois chez Gerhart.
Il ne prépara qu'une besace, contenant les quelques possessions qu'il prisait encore et plusieurs de ses plans originaux. Il l'accrocha en bandoulière et souleva Maria dans ses bras, pour l'emporter vers l'Extérieur.
Cet extérieur triste, détruit, où les heures étaient longues et grises.
Cet Extérieur cependant si plein de vie.
Mais il demeurait serein.
Il avait fait le bon choix.
Une année entière s'était écoulée depuis cette nuit, la nuit où le cœur de l'Horologue avait cessé de battre, plongeant ses habitants dans une nuit perpétuelle. Quand les autorités du monde clos avaient découvert que le défilé des nuits étoilées et les journées courtes et brillantes s'était subitement arrêté, elles avaient convoqué d'urgence Johannes Zweig, qui n'avait pu que constater la disparition de la pièce maîtresse de l'horloge. Simeon avait été aussitôt soupçonné, mais personne n'aurait jamais fait le rapprochement avec la disparition de Gerhart Kosters si maître Zweig ne s'était pas rappelé l'avoir recommandé.
Mais quand le gouvernement de Horologue avaient réclamé que les deux hommes leur soient livrés, celui de l'Extérieur avait refusé se soumettre à ces exigences. Tolérer l'existence de ce monde privilégié, voire même travailler pour lui était une chose, mais c'en était une autre de l'aider à appréhender deux « criminels » que la population avait pris en sympathie, dans l'espoir douteux de retrouver... quoi, une simple pièce d'horlogerie ? … qui avait sans doute été depuis longtemps réutilisée.
D'autant que les deux hommes avaient bénévolement rénové le beffroi de la ville, le symbole de la résistance contre la guerre et l'adversité.
Les habitants de l'Horologue avaient bien essayé de remettre l'horloge géante en route, mais au bout de quelques jours, elle retombait toujours en panne. Johannes Zweig était mort dans le mois suivant, emportant avec lui sa connaissance intime du monstre au cœur de la montagne. Par la suite, tout était allé très vite : les Horologiens étaient sortis progressivement de leur caverne, pâles et hagards dans leurs habits fins, clignant des yeux sous le vrai ciel : les gens de l'extérieur s'étaient alors décidés à investir ce monde protégé et s'emparer des biens de luxe si soigneusement préservés. Pour tenter d'endiguer ce mouvement, le gouvernement de l'Horologue avait essayé de négocier quelques miettes de pouvoir au conseil de l'Extérieur, en vain. Quelques mois plus tard, un armistice avant été signé entre les puissances belligérantes, ouvrant la voie à des années de négociations.
Gerhart n'était pas retourné sous l'Horologue : le jour anniversaire son départ, il trouva enfin la force de marcher dans la campagne, serrant contre son corps la forme inerte de Maria, à la recherche d'un lieu approprié ; il trouva enfin, au cœur de la campagne, un bosquet empli de chants d'oiseaux, où fleurissait une aubépine odorante. C'est là qu'il creusa la tombe de la seconde Maria, qu'il allongea tendrement sur un lit d'humus, dans sa robe de dentelle crème, après avoir une dernière fois caressé son visage figé dans un sourire rêveur. Jamais, depuis qu'il l'avait emportée avec lui vers l'Extérieur, il ne l'avait éveillée.
Quand il revint vers la route, Simeon l'attendait, en compagnie de Karla et de Jan. Il sortit de sa poche la montre à l'heure de l'Horologue, étonnée de la voir marquer minuit alors que le soleil était à son Zénith. Il s’apprêtait à la jeter dans les buissons, quand une main se posa sur son bras. Une main artificielle, à la fois fine et forte, toute en métal admirablement ciselé. Il avait mis une année entière à créer une pièce satisfaisante, remettant sans cesse l'ouvrage sur le métier pour parvenir à la perfection, tout en sachant que Karla ne lui en demandait pas tant. Cette main était la première d'une longue série de prothèses : la guerre avait fait assez d'infimes et de mutilés pour que son nouveau travail ne se tarisse pas de sitôt.
« Pourquoi la jeter ? demanda Karla en lui offrant un sourire, dans un visage où le seul émail était celui qui brillait doucement entre ses lèvres. C'est un bel objet ! Je suis sûre que Simeon pourrait la mettre à la bonne heure... »
Il lui rendit son sourire, hocha la tête et rangea la montre tout au fonds de sa poche. Elle avait sans doute raison, mais peu lui importait, en fait.
L'heure serait toujours exacte au beffroi, pour les siècles à venir.
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