Quand le tintement grave déchira l'air, Simeon sursauta et attrapa le bras de Gerhart :
« C'est une alerte... Vous ne pouvez pas rester ici...
— Une alerte ? »
Suivant le regard de l'ouvrier, il les vit apparaître : des formes oblongues qui avançaient dans le ciel gris, légèrement voilées par les nuées de l'altitude. Il lui était impossible de déterminer quels étaient les symboles plaqués sur les flancs des aérostats. Ils portaient avec eux une aura de destruction, de danger, d'autant plus cruelle venant de ces formes si lisses, si anonymes, si silencieuses malgré les vastes hélices qui les propulsaient vers la ville. Le temps semblait s'être arrêté...
Et du beffroi, la cloche sonnait, encore et encore. Gerhart s'aperçut, sans vraiment le comprendre – pour le moment – que les habitants de la ville se dirigeaient tous vers le même point, au rythme de la cloche, sans montrer pour autant la moindre panique. Sans doute avaient-il l'habitude de vivre sous cette menace... Il plongea machinalement la main dans sa poche et en tira sa propre montre, si joliment ciselée, toujours à l'heure de l'Horologue. Il fut étonné de voir que là bas, une journée avait déjà presque filé. Il sentit Simeon le prendre par l'épaule pour le pousser dans la direction vers laquelle tout le monde semblait converger.
Le ciel s'était assombri, comme si les aérostats avaient apporté avec eux des nuées d'orage. Les pensées de Gerhat étaient devenues cotonneuses ; il secoua la tête, tentant de dissiper cette sensation. La cloche sonnait toujours, mais tout autour de lui, le mouvement du temps semblait s'être ralenti. Il se laissa faire sans protester, dans le bruit des dizaines, des centaines de souliers qui frappaient le pavé, entre les immeubles mutilés et les tas de décombres qui avaient été repoussés sur le côté des rues et se recouvraient lentement d'une végétation rase.
Simeon l’entraîna vers la bouche béante d'un grand entrepôt qui avait connu des jours meilleurs, accolé à une usine de brique, dont aucune verrière n'était restée intacte. Il sentit sous ses pas crisser le verre et rouler les gravas. L'air sentait l'humidité et le renfermé, ainsi qu'une odeur plus douceâtre de choses qui se décomposaient lentement, mais discrètement. Il entendit des charnières grincer, et ses pieds jouèrent maladroitement dans le vide avant de retrouver une stabilité précaire sur des marches de bois qui gémissaient sous son poids. Il fut bousculé et ne dut son salut qu'à la poigne ferme de Simeon.
Des lampes à huiles brûlaient autour d'eux, comme des îlots de lumières qui flottaient dans la pénombre, trop ténus pour lui permettre de distinguer les lieux. Et là, dans ces ténèbres aux senteurs de décomposition, s'élevaient d'autres odeurs, de sueur et de peur, celles des humains qui les entouraient ; il entendait leur voix chuchotant dans le noir, leur respiration haletante qui semblait les déchirer de l'intérieur.
Enfin, la surface dure d'un couloir tapissé de dalles branlantes accueillit ses pas. Lentement, ses yeux commencèrent à s'habituer à l'obscurité. Un plafond voûté, scandé de poutrelles d'acier, couvrait le passage de part et d'autre duquel se succédaient des portes de bois blanchies par le temps. Différentes personnes s'engouffraient par ces ouvertures, ralentissant parfois leur course : quand il voulut en faire de même, Simeon l'attrapa par la manche.
« Non, ce n'est pas notre refuge. Comme vous n'en avez aucun, vous pouvez partager le nôtre...
— Le... le vôtre ?
— Chaque famille possède un abri attitré. »
Il esquissa un sourire, à peine visible dans l'ombre.
« Le terme de famille n'est pas lié au sang. D'ailleurs, beaucoup de gens ici ont perdu tous leurs proches... »
Gerhart baissa la tête, songeant à Maria. Maria, la première, la vraie... Ils n'avaient eu qu'eux deux, l'un pour l'autre. Maria avait encore une vague tante en Autriche. Et lui, un couple de cousins. Il réalisa avec un choc qu'il ne s'était jamais préoccupé de savoir ce qu'il était advenu d'eux...
« Nous y voici... »
Simeon déverrouilla un cadenas et le fit entrer dans une pièce plus petite que le plus petit salon de sa demeure. Un assortiment de chaises rafistolées et de tabourets boiteux longeaient le mur, une caisse servait de table ; elle supportait encore un paquet de cartes usées, une bouteille à moitié vidée au contenu indéfinissable à travers le verre ambré. Des couvertures mitées s’entassaient dans un coin. Une vieille lampe à huile pendait d'un plafond à peine assez haut pour leur permettre de tenir debout.
« Cave 23B7, annonça Simeon. Notre domaine... »
En temps normal, Gerhart se serait soucié de l'état de propreté de l'endroit où il s’asseyait. Mais cette fois, il n'y prêtait pas vraiment attention. Il se laissa tomber sur une vieille chaise mal rempaillée qui gémit sous son poids et lui enfonça vicieusement quelques fétus sous les cuisses.
« Mais... qui vous l'a attribué... ? »
Simeon haussa les épaules :
« Le gouvernement.
— Celui... de l'Horologue ? »
Simeon laissa échapper un éclat de rire ironique :
« Non. Les gens qui sont partis dans l'Horologue se gouvernent eux-même... Ils ont cessé de s'occuper de ce qui nous concernait. Et de toute manière, je ne vois pas qui ici les écouteraient encore vu les circonstances. »
Il s’assit sur l'un des tabouret, posa un pied sur la caisse :
« Les gens qui sont restés dans la ville se sont organisés... Ça n'a pas été facile. Entre les ouvriers et la bourgeoisie, c'est devenu presque sanglant. Ils en oubliaient presque qu'on nous lançait des bombes sur la tête... »
Il haussa les épaules :
« Mais au final, ils ont quand même fini par comprendre que ce n'était pas les lapins réfugiés dans leur horloge géante qui allait les aider... Certains voulaient même entrer dans la grotte et piller tout ce qu'il y avait. Mais ça ne s'est pas fait, parce que beaucoup d'intérêt sont encore aux mains des nantis de l'Horologue. Alors, ils ont fait avec. »
Gherat hocha gravement la tête, réalisant non sans un certain trouble qu'il ne s'était jamais posé la question. Il n'eut pas le temps de pondérer longuement ce fait : déjà, des coups retentissaient à la porte. Sans vraiment réfléchir, il se leva pour ouvrir : il se trouva face à un groupe de trois personnes, dont le visage était à peine discernable dans le noir. Mais à leur posture et leur silhouette, il devinait que l'un d'entre eux était un vieil homme, et les deux autres des adolescents. Il se retourna pour consulter Simeon, qui hocha la tête dans sa direction. Il s'écarta pour les laisser entrer.
L'ouvrier se leva pour les accueillir, avec un sourire qui transfigura son visage grave. Les nouveaux venus s'installèrent, le plus jeune des garçons par terre, le vieil homme et l'aîné sur les chaises bancales.
« Qui c'est, lui ? » demanda l'enfant, qui ne devait pas avoir plus de treize ans. A la lueur impitoyable de la lampe, Gerhart vit qu'une myriade de petites cicatrices grêlait sa joue gauche et le pourtour de son œil, couvert d'un voile blanchâtre.
« C'est un collègue, répondit Simeon. Il est en visite.
— Vous n'avez pas d'abris à vous ? demanda suspicieusement le vieillard, plissant les lèvres autour de sa bouche édentée.
— S'il n'est pas d'ici, c'est peu probable », fit le jeune homme à côté de lui, d'une voix amusée et étrangement mélodieuse.
En y regardant mieux, l'ingénieur réalisa que sous la casquette informe, le visage doucement arrondi, constellé de tâches de rousseurs, était celui d'une jeune femme. Un peu surpris, il esquissa un mouvement de recul, pour se voir gratifier d'un sourire amusé.
Après tout, dans cet univers où l'on pouvait tout juste survivre, il paraissait logique qu'une femme soit vêtue d'une chemise et d'une veste de drap, et qu'elle porte culotte comme un homme. Peut-être...
« Voici Dietrich, fit Simeon en désignant le vieil homme. Et ses petits enfants, Jan et Karla. »
Gerhart inclina la tête :
« Je... je m'appelle Gerhart... », déclara-t-il évasivement, omettant son nom de famille par un excessif soucis de prudence.
Dietricht le fixa avec un mélange de curiosité et de soupçon dans ses petits yeux plissés :
« Vous êtes un horloger, comme Simeon ? »
Il faillit répondre affirmativement, mais ignorant tout des compétences de l'homme qui lui faisait face, il craignit de se faire découvrir et se décida à dire la vérité :
« Je... je suis un... créateur d'automates. »
Il se raidit, attendant la réaction qui bien souvent, dans son univers, suivait cette révélation : un rire un peu moqueur, un sourcil froncé... même sous l'Horologue, dont les automates constituaient le quotidien.
« Vous travaillez pour les gens sous la montagne ? demanda Karla. Simeon m'a dit qu'il n'y avait aucun animal dans la caverne, juste des pantins animés. Est-ce que vous les fabriquez ? »
Il perçut de la curiosité dans sa voix, un intérêt réel et aimable pour ce qu'il faisait. Il se prit à la regarder un peu plus intensément, lui qui n'avait pas vraiment contemplé une autre femme depuis que son regard avait croisé celui de Maria : elle n'était pas belle – du moins comme Maria l'avait été, de façon classique, canonique – mais incontestablement jolie. Ses grands yeux bruns au regard chaud brillaient doucement dans la pénombre.
« Oui. Des oiseaux... et des petits animaux parfois... Des chiens, de chats... Des chevaux, même... Et... »
L'image de Maria s'imposa devant ses yeux, avec son doux visage d'émail et son corps parfait, ses robes de dentelles et de soie, ses mains de bois fin et de métal ciselé.
« … et des automates humains, aussi, parfois... » ajouta-t-il évasivement.
Il regarda autour de lui, les murs couverts de salpêtre, les planches blanchies d'humidité, la bouteille de ratafia et les cartes usées, le regard abîmé de Jan, le faciès ridé de Dietricht. Le silence tomba sur la pièce, un silence lourd d'attente et de non dits. Ses accents distingués l'avaient-ils trahi ? Avaient-ils compris qu'il n'était pas l'un des leurs ?
Qu'il étaient l'un de ceux qui s'était enfui de ce monde en les abandonnant à leur sort ?
Il sortit sa montre, plissant des yeux pour voir le cadran dans la pénombre. Il s'étonna de constater que les aiguilles avaient tourné aussi vite. Ici, le temps était comme suspendu. Le temps était impitoyable, et précieux.
« Mais... A quoi ça sert, des automates humains ? demanda Jan avec curiosité. Les êtres humains, y'en a partout.
— Plus simple, répondit Simeon. Les automates n'ont pas besoin d'être nourris, de dormir, ils ne se plaignent pas, et quand ils sont abîmés, ils peuvent être réparés. N'est-ce pas, Gerhart ? »
Il y avait quelque chose de presque malicieux dans cette question. L'ingénieur dut admettre qu'il n'avait jamais abordé les choses sous cet angle. Seules l'avaient animé la passion de créer et de la nécessité de travailler... et celle de faire revivre Maria.
Simeon prit la bouteille, en fit sauter le bouchon, puis la passa autour de lui. Dietricht s'en empara, prit une grande lampée, avant de la passer à sa petite fille. Quand elle tendit la main pour le prendre, il fronça les sourcils, à l'idée de la voir poser ses lèvres pleines à l'endroit où le vieil homme avait appuyé sa bouche édentée.
Il ne réalisa pas immédiatement que la main qu'elle tendait n'était pas faite de chair et d'os...
Il demeura interdit, le regard fixé sur cette mécanique d'acier aux rouages apparents.
Karla s'arrêta dans son geste, tournant vers lui un regard un peu confus. Elle baissa le bras, pas assez vite cependant. Le regard de Gerhart demeurait braqué sur la prothèse, la détaillant sans retenue. La jeune femme ramena sa main artificielle contre elle, en murmurant :
« Je... J'ai perdu mon avant-bras dans un bombardement... C'est Simeon qui a fabriqué ma prothèse, c'est comme cela que nous l'avons connu... »
Elle baissa la même :!
« Je sais que c'est hideux, mais... »
Comme sortant d'une transe, Gerhart sursauta à ses paroles ; il se leva pour prendre la main métallique dans la sienne, observant attentivement le mécanisme de la prothèse.
« Je pense que je pourrais l’améliorer... C'est mon travail. »
Il esquissa un sourire maladroit : même s'il ne pouvait nier avoir été choqué, de prime abord, il ne voulait pas qu'elle croit qu'il la trouvait monstrueuse, ou repoussante du fait de sa mutilation. Il ignora le regard soupçonneux de Dietrich et celui, indéchiffrable, de Simeon.
« Que faites-vous, dans la vie ? Avez-vous un métier ? »
Elle haussa les épaules :
« A cause... de cela, on ne veut pas de moi à l'usine. Alors je donne des coups de main, par ci par là... si on peut dire... »
Elle sourit à cette plaisanterie involontaire.
« Je prends ce qu'on me donne... »
Il hocha la tête: les mains de Maria, si finement ouvragées, lui étaient venues à l'esprit, mais il était clair qu'une œuvre d'art de ce style ne conviendrait pas à Karla. Elle avait besoin de quelque chose de plus robuste. Les matériaux qu'on lui allouait à l'Horologue étaient certes de qualité, mais pas forcément adaptés à un usage utilitaire. Et il se doutait que dans ce monde, les matières premières devaient être difficile à trouver. Et pourtant... Pourtant, le défi lui paraissait étrangement passionnant.
Ses doigts habiles s'attardèrent sur le métal râpeux, les articulations grossières. On pouvait toujours faire mieux, et la solidité n'avait pas à écarter la grâce...
« Je pense étudier le problème... murmura-t-il.
— Cela veut dire que vous reviendrez ? » demanda Simeon avec un regard de sphinx.
Gerhart baissa la tête, brutalement replacé face à ses responsabilités. Maria. C'était ainsi que tout avait commencé. Elle était la seule, l'unique raison de sa présence en ces lieux. Il releva la tête, le regard brûlant de résolution :
« Je n'ai pas renoncé à mes projets, déclara-t-il d'un ton décidé. Je vais les mettre à exécution. Le plus tôt possible. »
Karla lui lança un regard perplexe. Dietrich fronça les sourcils et même Jan se fit soupçonneux. Mais Simeon hocha la tête d'un air entendu :
« Eh bien... Soit. »
Au dehors, loin au dessus-de leur tête, parvenait le faible écho de la cloche qui annonçait la fin du bombardement.
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