Depuis dix ans qu'il vivait dans l'Horologue, Gerhart avait oublié la luminosité du véritable ciel... et son ampleur aussi. Il s'étendait à l'infini au-dessus d'eux, d'un étrange teinte blanc-grisâtre, noyé d'une lumière diffuse qui brûlait ses yeux. Il renfonça sa casquette sur sa tête et ajusta les lorgnons aux verres fumés dont il s’était sagement équipé.
En quittant la coupole, ils étaient passés par une caverne presque aussi vaste que la coupole, si énorme que son plafond se perdait dans la pénombre, malgré les rampes de lumière qui parcouraient le sol. Il s'était plusieurs fois rendu dans cet envers du décor, pour aller y chercher des pièces rares, soulagé de ne pas avoir à aller plus loin : cette zone grouillante d'activité, investie par les gens de l'Extérieur l'inquiétait, comme un monde frontière instable et peu sûr.
Une fois passées les grandes doubles-portes renforcées de métal, ils s'étaient retrouvés dans une vaste cour murée, flanquée de baraquements : des sentinelles revêtues de l'uniforme de Schwartzberg gardaient l'entrée, tandis que plus haut, sur le chemin de ronde, se détachaient les formes distinctives de mitrailleuses. Au-delà de la porte cochère, une route pavée rejoignait l'horizon. De minces brins d'herbe pointaient entre les interstices de pavés ; Gerhart faillit s’accroupir pour les effleurer du doigt. Il sentait un souffle d'air sur sa peau, portant à ses oreilles un frémissement étranger : celui du vent agitant les feuillages, mêlé au chant diffus des oiseaux cachés dans les branches.
Il s'était armé contre la vision d'horreur qu'il s'était attendu à trouver, mais il n'apercevait, d'un côté, que le flanc de la montagne au cœur de laquelle était nichée l'Horologue, et de l'autre, à perte de vue, des champs cultivés qui étendaient leur patchwork de brun et de vert. Le fond de l'air lui semblait doux en dépit de l'absence de soleil.
Quelque chose lui chatouilla la joue, comme un petit morceau de glace liquide.
Une goutte d'eau...
Il secoua la tête, perplexe. Cela faisait tant d'années qu'il n’avait pas senti la pluie sur sa peau.
« Il n'y a personne, sur ce chemin ? » demanda-t-il pour dissimuler son trouble.
Simeon secoua la tête :
« Pas à cette heure du jour. Il ne dessert que l'Horologue... Les livraisons se font à heures fixes. »
Après ce bref échange, le silence retombe entre eux. Gerhart sentait chaque pierre du chemin à travers la semelle trop fine de ses souliers. Retenant une grimace, il s'efforça de penser à autre chose, mais il devait se rendre à l'évidence : il avait perdu l'habitude de l'inconfort physique.
« Sommes-nous encore loin ? » s'entendit-il dire un peu plaintivement.
L'ouvrier secoua la tête :
« Plus très loin. Nous devrions trouver un avant-poste dans un quart d'heure, derrière ce bois... »
Pas un village, ou une ferme, ou une auberge...
Un avant-poste.
Voilà qui en disait long sur le type de monde qu'était l'Extérieur. La pluie s'était intensifiée : encore légère, mais persistante, elle faisait monter du sol une odeur d'herbe, de terre, par-dessus cette indéfinissable senteur de pluie... Une odeur depuis si longtemps oubliée.
Le quart d'heure annoncé par Gerhart semblait s'étirer à l'infini, comme s'il obéissait à une règle exponentielle. Puis, enfin, l'avant-poste annoncé apparut au détour du bois : une simple enceinte et des casemates qui s'enfonçaient profondément dans le flanc de la montagne, assemblées à partir des débris de bâtiment plus prestigieux. Une poignée de soldats fatigués, en uniformes usés, les accueillit avec des regards blasés. Simeon négocia une paire d'épais souliers pour Gerhart en échange de ses chaussures fines, avant de reprendre la route.
Les godillots ferrés étaient lourds à ses pieds, mais plus adapté à affronter une route pavée. Quelques charrettes les croisèrent, roulant au pas, traînés par des chevaux fatigués... Sur leur passage, des oiseaux s’abattaient sur la route, picorant le crottin. Gerhart les observa avec curiosité : il n'existait dans l'Horologue que des créatures mécaniques, qu'il avait fabriquées ou du moins conçues. Des créatures qui ne s'alimentaient pas et ne laissaient aucune déjection.
Enfin, les premiers faubourgs apparurent : une poignée de maisons jetées contre les murs de la ville, alternant bois, pierre et torchis, au fur à mesure des réparations diverses, de sorte qu'il n'était plus possible de distinguer le matériau d’origine. Au-delà de la route principale, des rues de terre battue serpentaient au hasard, grouillant d'activité : un marché désordonné s'étaient monté sur une petite place. Des marchandises de toute sorte figuraient sur des étals bancals : fruits et légumes rabougris, vêtements plus ou moins neufs, ustensiles de cuisine, pièces de bois et de métal usinées d'origine indéfinissable...
Les habitants se massaient tout autour : probablement les plus pauvres et les plus déshérités, à leurs vêtements usés et leur mine affamée. Leurs mains n’étaient pas toujours bien propres, pas plus que leur visage, leur peau se constellait des cicatrices de vieilles blessures et de maladies. Un unijambiste passa, supporté par deux béquilles. Un adolescent faillit les percuter : avec un haut le cœur, Gerhart réalisa que son bras gauche était amputé au niveau de l'épaule. Une femme portait un bandeau sur l’œil, ne dissimulant que partiellement la profonde cicatrice qui creusait le côté de son visage. Un homme les croisa pesamment, chaque partie visible de sa peau couverte d'anciennes brûlures. Un vieillard, plié en deux, était secoué d'une toux déchirante qui semblait lui arracher les poumons.
Gerhart était bouleversé par ces visions : manipuler des membres épars ne le troublait nullement quand il s’agissait d'automates, avec des rouages en lieu et place de chair. Mais cette indifférence ne s'étendait pas aux humains... Personne dans l'Horologue n'était aussi... abîmé. A part, peut-être, ce vieux général à qui il avait fabriqué une jambe artificielle cinq ans plus tôt. Et cependant, tous ces gens... les pauvres, les estropiés, les malades, vivaient... Ils discutaient les uns avec les autres, et riaient même parfois, donnant à la rumeur qui s'élevait du faubourg un accent étrangement chaleureux.
Il se prit à les contempler avec un mélange de fascination et d'horreur, comme des monstres dans une foire. Aucun d'eux ne semblait lui prêter la moindre attention, pas même Simeon qui regardait autour de lui avec concentration. Bientôt, la porte de la ville s'ouvrit devant eux, son décor de pierre depuis longtemps érodé par l'âge et les projectiles venant du ciel. De ce qui existait à l'intérieur, rien n'était visible, si ce n'était ces lourds panaches de fumée grises qui montaient en colonne vers le ciel. Le bruit d'un train cahotant sur des rails s'éleva, trop loin pour qu'il puisse réellement en déterminer la position.
« De l'autre côté, indiqua Simeon en désignant du menton une vague direction. Vers les usines. »
Gerhart garda le silence, absorbant chaque information d'un monde oublié.
« Ici, ce sont les survivants, poursuivit l'ouvrier. Ceux qui ont tout perdu, quand leur ville a été rayée de la carte par un bombardement...
— Mais... pourquoi bombarder un village ?
— Pour l'empêcher de ravitailler les troupes... Mais ces attaques ont fini par cesser. Elles étaient inutiles sur un petit pays neutre comme Schwartzberg. Depuis, les ennemis se limitent aux usines. C'est bien plus efficace... »
L’ingénieur s'arrêta, fixant son compagnon avec stupeur :
« Mais... Nous obtenons quand même les pièces dont nous avons besoin... Comment est-ce possible ?
— La plupart des installations sont souterraines... Ainsi, elles n'ont pas besoin d'être sans cesse reconstruites. »
Comme les troupes du fortin, les gardes de faction ne leur adressèrent qu'un vague regard. La ville était en meilleur état que les faubourgs : certes, il y avait encore des carcasses vides, calcinées, ou des bâtiments rafistolés tant bien que mal, mais rien de comparable au chaos du dehors. La population, ici, semblait moins désolée, un peu plus aisée, un peu plus soignée. Un peu plus furtive aussi, peut-être parce qu'elle avait plus à perdre, que ce soit l'ancienne bourgeoisie de Schwartzberg, celle qui n'avait pas assez de biens ou de talents pour pouvoir entrer dans l'Horologue, ou le petit peuple de commerçants, d’artisans, d'ouvriers qui travaillaient au coeur de la ville.
Gerhart s'arrêta un moment, levant les yeux vers les murs éventrés, tâchant de se rappeler à quoi ressemblait cette ville quand il la parcourait avec Maria, sans réellement y parvenir. Était-ce là qu'il avait vécu ? Quand il y avait encore des arbres et des fleurs dans les allées ? Il n'en restait que des tronçons tailladés. Avaient-ils été détruits par les bombardements, ou coupés pour alimenter les cheminées de la ville ? Il réalisa qu'il ne se souvenait même pas du chemin de la petite maison de ville qu'il avait hérité de ses parents, où il avait vécu un an avec Maria avant d'entrer dans l'Horologue.
Une construction plus haute que les autres attira son regard : un beffroi, qui avait jadis fait partie d'un bâtiment plus étendu, réduit désormais à quelques pans percés de fenêtres béantes. Seule la tour était restée à peu près intacte, même si elle avait été renforcée par des madriers sur l'un de ses côtés. Tout en haut, un clocheton bravait la destruction, surmontant un vaste cadran à la surface écaillée ; deux aiguilles s'y promenaient, indiquant qu'il devait être quatorze heures dans le monde du dehors.
« C'est ici que je travaille habituellement, fit-il d'un ton serain. Je révise et je répare cette horloge, grâce à l'argent que je gagne en entretenant l'Horologue. Je me partage entre le beffroi et l'usine... »
Une fierté manifeste avait redressé ses épaules :
« C'est la preuve que nous survivons encore. Que nous pouvons faire d'autre face à cette situation qui nous dépasse... »
Gerhart hocha la tête, observant pensivement le beffroi. Soudain, la cloche retentit, brisant l'air de sa résonance.
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