Ce ne fut qu'une fois en bas de la tour que Simeon, essuyant soigneusement ses mains sur un chiffon, aborda le sujet.
« Pourquoi teniez-vous à m'accompagner ? »
Il posait sur Gerhart un regard incisif, comme s'il pouvait lire au cœur de ses pensées. L'ingénieur ne s'était pas attendu à ce qu'un homme d'apparence aussi rustre montre autant d'intensité. Mais il avait sans doute oublié un peu vite que Simeon bénéficiait de la confiance de maître Zweig... et des connaissances nécessaires pour prendre soin des mécanismes de l'Horologue. Après tout, ne venait-il pas de passer deux heures à le regarder les vérifier, les huiler par endroit, noter quelles pièces montraient des signes d'usure... ? Il était clair que la précieuse mécanique n'avait aucun secret pour lui, et cela dénotait une capacité de réflexion et une culture – au moins dans ce domaine – tout à fait indéniable.
Il alla s'asseoir sur l'un des bancs ouvragés qui longeaient l'intérieur de la coupole et expliqua posément :
« Comme vous le savez, je suis concepteur et fabriquant d'automates. Les mécanismes montrent assez de similitude et de... complémentarité pour que la curiosité me pousse à contempler au moins une fois le cœur de mon monde... »
Les yeux de Simeon se plissèrent, clairement soupçonneux :
« Est-ce pour ça que vos yeux étaient plein de... convoitise ? Pour une seule pièce du mécanisme ? »
L'ingénieur sentit une sueur froide poindre entre ses deux omoplates.
« En effet, déclara-t-il avec autant d'aplomb qu'il était capable d'en invoquer. Je dois avouer que... cette pièce maîtresse me fascine. Je me demande s'il serait possible, pour mes propres créations, de pouvoir bénéficier d'une... réalisation similaire.
— Un projet particulier ? »
Gerhart baissa la tête, tandis que brûlait devant sa rétine l’image du corps inerte de Maria, reposant sur le couvre-pied fleuri que jamais il ne réchaufferait.
« En quelque sorte... » murmura-t-il.
L'ouvrier secoua lentement la tête :
« Il n'en existe aucun autre. Maître Zweig pourrait vous le confirmer... Il a été créé avant la guerre. Un alliage particulier dont le secret s'est perdu. Il vous faudra trouver une autre solution. »
La main de Gerhart se crispa sur l'étoffe de son pantalon :
« Je... Non ! »
Sa voix se fit farouche, désespérée. Sa main agrippa presque d'elle même l'épaule solide de Simeon, tandis que ses prunelles gris-vert sondaient celles, noyées d'ombres, de l'ouvrier:
« Dites-moi, lâcha-t-il avec désespoir, qu'est-ce que ce monde représente pour vous ? Nous ne sommes que des privilégiés, des égoïstes retranchés dans notre Éden... Vous êtes de l'Extérieur, que vous importe l'Horologue ? »
L'homme demeura silencieux, les yeux mi-clos, considérant son interlocuteur gravement. Face à son silence, Gerhart se trouvait curieusement démuni. Il s'humecta les lèvres et passa une main tremblante dans ses courts cheveux bruns :
« Écoutez, balbutia-t-il, je... je suis sûr que l'Horologue n'en a pas forcément besoin... Sans doute serait-il possible de faire un autre ressort. Si vous avez besoin de le changer régulièrement, cela vous fera plus de travail, plus de revenus. Pour vous.... ceux de l'Extérieur...
— Vous voulez récupérer le ressort ? »
Il n'y avait pas vraiment d'étonnement dans la voix grave. Simeon se contenta de froncer un peu les sourcils, tout en poursuivant :
« Est-ce que vous réalisez ce qui se passera si vous provoquez l'arrêt de l'Horologue ?
— Mais qui parle de l'arrêter... ?
— Ce n'est que grâce à cette pièce que l'Horologue tourne. Jour après jour. Nuit après nuit. Que votre monde perdure hors du temps.
— Je le sais... »
Les mains de Gerhart se crispèrent dans ses courts cheveux sombres :
« Mais... La vie m'importe peu, sans Maria.
— Maria ? »
L'ingénieur se redressa et laissa ses mains retomber sur ses genoux :
« Je sais ce que vous allez dire. Qu'à cause d'un seul souhait égoïste, c'est un monde entier que je condamne. Mais... »
Il se força à prendre une longue inspiration, à décrisper ses poings :
« … je dois choisir entre ce monde... et mon monde. Et si je ne peux pas... réparer Maria, c'est mon monde qui s'écroule, car il n'existe que par elle. »
Il s'attendait à ce que Simeon demande qui était Maria, mais l'ouvrier lui posa une toute autre question :
« Et les autres ?
— Les autres ? Quelle importance ? »
Le regard de Gerhart se fit farouche :
« Ont-ils seulement pensé à vous, ceux de l'Extérieur ? Comme je vous l'ai dit, ils seront prêts à payer pour que vous mainteniez l'Horologue. Après tout, à part maître Zweig qui se fait vieux, qui connaît l'existence de cette pièce ? »
Un sourire ironique, mais non dénué de douceur, apparut sur le visage de Simeon, comme une érosion dans la pierre :
« Eh bien, peut-être avez-vous besoin de voir ce à quoi vous allez vous condamner... et peut-être condamner tous les vôtres au même temps. Accepteriez-vous de me suivre... à l'Extérieur ? Si vous osez le faire, je réfléchirai à votre demande... »
Gerhart sentit la peur l'étreindre : pas tant à l'idée qu'il puisse lui arriver quelque chose – il n’accordait au fond que peu de valeur à sa propre vie – mais si, dans ce monde en guerre, il lui arrivait quoi que ce soit, qu'adviendrait-il de Maria ? Elle était sa seule motivation à poursuivre sur ce chemin chaotique.
Et cependant, si pour l'aider à survivre, il devait arracher le cœur de l'Horologue, ne serait-il pas obligée de l'emmener à l'Extérieur avec lui ? Simeon n'avait pas tort : il devait s'y préparer. Surtout si c'était le prix de son aide.
Il humecta ses lèvres, s'arma de courage et déclara d'une voix qui ne tremblait presque pas :
« Montrez-moi l'Extérieur ».
* * *
Simeon lui avait laissé deux jours : c'était bien peu pour s'habituer à l'idée de quitter ce havre bien enclos, où les yeux ne reposaient que sur un monde artificiel soigneusement discipliné... Que trouverait-il au dehors ? Y avait-il autre chose que le chaos et la mort ? Probablement, puisque les usines tournaient encore, qu’elles disposaient d'ouvriers et de matières premières, et que le monde sous la coupole était encore ravitaillé en nourritures et biens de toutes sortes.
Les journées dans l'Horologue s'écoulaient vite, plus vite que celles de l'extérieur, mais ces deux là semblaient mettre un étrange plaisir à égrener les heures, les minutes, les secondes... Le sommeil prenait un soin particulier à l'éviter Gerhart. Au terme de la seconde nuit, debout devant sa fenêtre, il regarda la coupole s'illuminer lentement, d'abord d'un doux éclat argenté avant de resplendir d'un azur profond.
Quand le heurtoir de sa porte résonna, il se tira de sa contemplation pour ouvrir à Simeon ; l'ouvrier lui passa sans mot dire un ballot de tissu grisâtre. Devant le regard perplexe de l'ingénieur, il expliqua:
« Vous avez besoin de vêtements plus... simples pour ne pas vous faire remarquer à l'Extérieur. Vous feriez mieux d'aller vous changer maintenant...»
Gerhart saisit maladroitement le paquet ; il se dirigeait vers ses appartements, quand il s'arrêta net, mal à l'aise à l'idée de laisser l'ouvrier attendre debout devant sa porte, encore une fois.
« Entrez », lança-t-il par dessus son épaule.
Sans mot dire, Simeon accepta l’invitation et suivit son hôte dans la maison. Il regarda d'un air emprunté les salons joliment arrangés et les meubles délicats.
« Vous êtes mariés ? » demanda-t-il abruptement.
Gerhart baissa la tête et murmura à contrecœur :
« Je... je suis veuf.
— Désolé, je... »
— Attendez-moi ici », le coupa l'ingénieur, plus brutalement qu’il ne l’entendait.
Il fila dans sa chambre, abandonnant cette présence incongrue dans le petit salon précieux de Maria. Il claqua la porte derrière lui et contempla la figure inerte sur le lit. Si semblable à une véritable femme endormie. Ou morte.
Il s'obligea à détourner les yeux et enfila la chemise de toile rude, la veste grossière, le pantalon de toile... pour réaliser qu'il n'avait pas de chaussures adéquates. Après un temps de réflexion, il saisit dans son placard les souliers usés qu'il portait dans son atelier, même s'ils semblaient encore trop distingués par rapport aux godillots de Simeon.
Avant de quitter la pièce, il laissa ses doigts errer dans la chevelure de Maria, avant de retirer sans main comme s'il s'était brûlé. Il se hâta de retrouver l'ouvrier, qui n'avait pas osé s'asseoir sur les fauteuils délicats. L'homme lui porta un regard un peu critique, avant de déclarer :
« Allons-y. Vous avez bien pris votre certificat de citoyenneté de l'Holologue, afin qu'on vous laisse rentrer de nouveau ? »
Gerhart hocha la tête. Il avait pris toutes les précautions nécessaires. Même s'il n'était pas vraiment prêt... et ne le serait sans doute jamais.
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