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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

« Gerhart Kosters ? »

Il détailla l'homme qui se tenait debout devant sa porte : de taille moyenne et de silhouette râblée, il devait être âgé d'une trentaine d'années. Ses vêtements de toile grossière trahissaient brutalement sa condition.

Quelqu'un de l'« Extérieur ».

En dépit des mécaniques sophistiquées qui, sous la couple de l'Horologue, remplissaient les tâches les plus basiques d'entretien et de nettoyage, certaines d'entre elles demandaient encore l'expertise d'une main d’œuvre humaine. La vérification journalière des mécanismes de l'Horologue en faisaient partie.

Gerhart sourit aimablement : il n'avait aucune raison de ne pas se montrer poli sous prétexte que son « invité » venait de l'Extérieur. Les yeux bruns sous les sourcils épais avaient un regard franc et direct, les traits sans grâce ne trahissaient aucune faiblesse manifeste.

« Êtes-vous Simeon Balk ? »

L'homme hocha la tête, fixant toujours l'ingénieur d'un regard insondable. Gerhart se demanda si l'ouvrier s’attendait à ce qu'il l'invite à entrer dans sa demeure, mais ce geste, à première vue courtois, induirait sans doute chez son visiteur plus de gêne que de gratitude.

« Eh bien, laissez-moi prendre mon manteau, et je me joins à vous », déclara-t-il avec une cordialité forcée.

Simeon acquiesça de nouveau, avec une expression toujours aussi neutre. En se tournant vers la patère où son pardessus de laine fauve était suspendu, Gerhart se demanda comment le percevait son visiteur. Était-il envieux de sa situation privilégiée ? Jaloux peut-être ? Ou aussi détaché à son égard qu'envers le personnage un peu ridicule d'une pièce de théâtre ?

Comme tous les Horologiens, il ne connaissait personne de l'Extérieur, au-delà de quelques contacts superficiels avec les contremaîtres des usines qui produisaient les pièces nécessaires à ses réalisations. Il ne correspondait avec eux, sauf cas exceptionnels, que par missives détaillées. Les dix ans passés sous la montagne semblaient avoir délavés les souvenirs de son existence antérieure. Quand il avait quitté la capitale éponyme du petit état de Schwartzberg, dix ans plus tôt, la ville portait déjà les premiers stigmates de cette guerre sans fin.

Il gardait en mémoire le souvenir un peu vague des alertes, des explosions, des mutilations béantes au cœur des bâtiments et de cette vie qui se poursuivait, malgré tout, aussi normalement que possible. Jusqu'au jour où Maria et lui avaient reçu cette convocation miraculeuse à venir résider dans l'Horologue.

Il était conscient du fait que tous ses concitoyens n'avaient pas eu cette chance ; que la plupart d'entre eux résidaient toujours dans les immeubles rendus à l'état de montagnes burinées et caverneuses, nouveaux troglodytes organisant autour d'eux les fragments de leur existence éclatée. Il n’était jamais revenu pour constater les dégâts causés par les déluges de feu et d'acier qu'une demi-douzaine de nations belligérantes déversaient sur le neutre et inoffensif Schwartzberg, pour de subtiles histoires d'alliances vaguement oubliées.

Quand il regagna la porte, Simeon l'attendait toujours, impassible comme un roc mal dégrossi posé dans la vitrine d'un bijoutier. Une fois la porte refermée et verrouillée, par soucis de protéger le fragile trésor conservé dans ses appartements, Gerhart lui emboîta le pas.

Ils croisèrent un landau, tiré par un cheval automate de métal doré, dont la crinière soyeuse flottait doucement au rythme de son trot mécanique. Mais Simeon n'accorda pas même au regard à cet équipage, si étonnant devait-il paraître aux yeux de quelqu’un de l'Extérieur.

De part et d'autre de la rue, s'élevaient des immeubles exquis, pas plus haut que deux ou trois étages ; dans les boutiques du rez-de-chaussée, on pouvait trouver de tout : les biens de luxe qui avaient fait la renommée des grandes villes comme Paris, Londres ou Rome était encore accessibles, si l'on y mettait le prix. Au-dessus des façades de bois sculpté ou peint, se dressaient des murs de calcaire blanc agrémentés de marbre coloré, de hautes fenêtres aux carreaux de verre biseauté, des toits de tuiles vernissées qui brillaient comme des joyaux multicolores sous le soleil artificiel.

Les habitants qu'ils croisaient contemplaient curieusement le spectacle étrange que présentait un des habitants de leur ville, un homme encore jeune d'une élégance racée, en pantalon et redingote de fin lainage, chemise de baptiste immaculée et cravate de soie grenat fixée par une épingle d'or, accompagné d'un ouvrier de l'Extérieur. Cependant, la gêne que pouvait ressentir Gerhart importait peu face à l'aiguillon de la nécessité – et de la curiosité. Il n'avait eu aucun mal à obtenir l'autorisation d’assister à la révision de l'Horologue, signée de la main même du grand maître- horloger Johannes Zweig. Mais il ne s'était pas attendu à ce que ce dernier le confie aux bons soins de son ouvrier.

« J'ai toute confiance en maître Balk », avait rédigé la main tremblante du vieux maître.

L'ingénieur, une fois remis de sa surprise, s'était dit que son éducation supérieure et sa situation privilégiée joueraient en sa faveur pour persuader Simeon Balk de l'aider. Il lui aurait paru lâche de profiter du grand âge de maître Zweig ; mais l'homme qui marchait à côté de lui n'était pas sans défense.

Il leva les yeux : la voûte de verre bleu brillait d'une douce lumière argentée, comme toujours à cette heure matinale. Il étouffa un léger bâillement et se tourna en sentant le regard de Simeon posé sur lui. L'homme tenait à la main une montre, un objet très ordinaire, sans la moindre ornementation, attachée à une chaîne d'acier. Il fut presque tenté de demander à la regarder, tant ce style d'objet ingrat et strictement utilitaire était rare dans l'Horologue.

Leur pas rapide les avaient déjà menés au cœur de la ville ; devant eux, se dressaient de hautes grilles dorées, dont les ferronneries figuraient des motifs végétaux délicatement entremêlés. Elles s'incurvaient avec grâce autour d'un jardin étrangement silencieux. Les lumières qui cascadaient de la voûte avaient pris une teinte de clair-obscur, entre l'or et le vert, subtilement mitigé d'une nuance glauque vaguement aquatique.

Simeon se dirigea vers un petit portillon, fondu dans les motifs de la grille. Il tira de sa poche une clef, un bel objet dont l'anneau rappelait, par son travail exquis, les décors de la grille, et l'inséra dans la serrure ; les gonds pivotèrent sans bruit. Ils pénétrèrent dans un étroit tunnel, sous les branches artificielles qui s’arquaient en dôme au-dessus de leur tête ; les rameaux de bronze patiné supportaient des feuilles cristallines qui se frôlaient doucement en émettant un son ténu, comme le bord d'une flûte à boire qu'on heurtait doucement. Au sein de cet enchantement, le bruit des pas de Simeon semblait... si ordinaire.

Extérieur à ce monde.

De lourdes semelles de cuir clouté, qui tapaient l’une après l'autre avec une obstination jamais détrompée.

La forêt artificielle s'écarta sur une paroi entièrement couverte de plaques de bronze, décorées de motifs répétitifs d'étoiles et de constellations stylisées. En levant les yeux, il vit que la structure s'arrondissait en dôme à son sommet.

Il peinait à croire qu'il n’était jamais venu en ces lieux.

Le sanctuaire de l'Horologue.

* * *

En entrant dans le bâtiment, il fut submergé par la pénombre ; jusqu'à ce qu'en levant la tête, il ne découvre qu'il se trouvait au cœur d'un planétarium dont le ciel de nuit constellé d'étoiles reflétait celui de la coupole... Une lune pleine se penchait vers eux comme un grand œil opalescent. Et il y avait ce bruit... Intense, profond, majestueux, comme le battement d'un gigantesque cœur mécanique.

Simeon activa un levier et la clarté inonda l'espace, déversée par des lampes à la clarté brutale, alimentées par un générateur caché. Les étoiles et la lune pâlirent, révélant les vastes anneaux et les cercles sur lesquelles elles progressaient. Au cœur de la salle, l'Horologue elle-même surgit brutalement devant eux : une tourelle dont l'armature principale était formée de hauts piliers moulurés en bronze doré, vitrée de cristal biseauté ; en son cœur, comme les fantastiques organes d'un géant immobile, palpitait tout un assemblage d'apparence abstraite, formé d'engrenages complexes dont chaque pièce aussi finement ciselée qu'une œuvre d'art semblait se mouvoir à son propre rythme. A cinq mètres de hauteur, sur chaque face de la tourelle, s'épanouissait un immense cadran d'émail décoré d'entrelacs dorés.

Face à son étonnement muet, Simeon expliqua :

« Le cadran blanc indique les heures... Le bleu, la date. Le noir, les phases lunaires. Et le vert, enfin, avec toutes ses aiguilles, la position des planètes... »

Gerhart hocha la tête :

« Je comprends... Mais à quoi servent-ils, si personne ne peut les voir ?

— A vérifier que l'Horologue fonctionne correctement. C'est elle qui commande la durée des jours et des nuits, le cycle des planètes et des constellations sous la coupole... En bref, qui détermine le passage de votre temps.

— Notre temps ?

— Vos jours sont plus courts que les nôtres. Allez savoir pourquoi. »

Gerhart avait bien une idée ou deux sur la question... Très probablement pour leur donner l'illusion qu'ils disposaient de plus de temps devant eux. Ou leur épargner l'ennui...

Les deux hommes contournèrent la tour pour atteindre la petite porte qui menait au cœur du mécanisme : aussitôt, les claquements, grincements, frottements les environnèrent, dans la lumière parcimonieuse des veilleuses à l'étrange éclat verdâtre.

Au centre de la tourelle, un petit escalier en métal montait en spirale vers le sommet ; suivant Simeon, il posa les pieds sur les marches délicatement ajourées, en craignant vaguement qu'elles ne cèdent sous son poids. Il y avait quelque chose d'enivrant à se retrouver au cœur de ces vibrations intenses et rythmées. Un instant, il se prit à souhaiter que le cœur de Maria puisse battre avec cette belle régularité.

Soudain, il le vit : une longue bande de métal enroulée tel un serpentin, d'un étrange métal bleuté qui tranchait sur le reste du mécanisme. Il garda les yeux fixés sur l'objet, incapable d'avancer, fasciné à l'idée du miracle qu'il pouvait accomplir... donner la vie à Maria, pour des années, des siècles même... Sa respiration se fit saccadée tandis que sa main serrait frénétiquement la fine rampe de métal.

Ne le sentant plus avancer derrière lui, Simeon se retourna et le fixa avec perplexité. Gerhart renonça à lui parler de suite – leur voix auraient à peine porté dans le bruit permanent du mécanisme. Il prit une inspiration et hocha la tête, espérant que l'ouvrier n'avait pas rencontré son regard...

Car on ne pouvait avoir enfin vu l'objet qu'on désirait le plus au monde à porté soudaine sans qu'une flamme particulière ne vous anime, une flamme bien plus intense que la lumière de misérables veilleuses.


Texte publié par Beatrix, 23 juin 2013 à 22h41
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