Dans la pièce à côté, il entendait le plancher grincer : quelques pas, lents, laborieux, venaient dans sa direction. Un parfum de magnolia envahit ses narines.
Maria.
Il se leva de son fauteuil, hésita quelques secondes avant de lâcher les accoudoirs d'acajou. Il se pencha légèrement, juste assez pour l'apercevoir par la porte du petit salon.
Elle se promenait autour de la pièce, se penchant sur la cage des serins, effleurant du bout des doigts le bouquet de glaïeuls artificiels. Sa chevelure blond pâle se lovait en boucles compliquées qui retombaient sur ses épaules ; elle portait une robe ivoire festonnée de saumon, ornée de fleurs de tissu qui éclaboussaient son cou, son sein, sa taille de tâches corail.
Il la regarda se mouvoir au long de sa trajectoire bien calculée, en une lente danse maintes fois répétée. Mais cette fois, elle s'arrêta net : ses gestes devinrent saccadés, malhabiles. Sans même y penser, il bondit vers elle et la retint avant qu'elle ne s'écroule. Il la souleva dans ses bras, étonné de la trouver si légère ; en deux pas, il gagna l'atelier et la coucha sur la table, l'étendant délicatement sur la surface capitonnée.
Il souleva une de ses mains, contemplant les phalanges de bois finement polies, protégées à leurs extrémités par de minces plaques de métal ciselé. Ses doigts s'attardèrent sur son visage parfait de métal émaillé. Après l'avoir longuement contemplée, il effleura, pour les clore, les paupières frangées de vrais cils, voilant le regard de verre bleu.
Il ravala le soupir qui palpitait au fond de sa gorge, comme un papillon pris au piège. Tout en s'excusant en silence, il la retourna et commença, de ses doigts malhabiles d'homme, si peu rompus aux délicats travaux du monde féminin, à délacer le dos de la robe.
Dans un frémissement de soie, il l'écarta, découvrant le buste dont l'armature simulait les baleines d'un corset. Il déverrouilla la plaque qui protégeait les délicats mécanismes : les rouages apparurent et, surtout, niché au milieu de cette forêt mécanique, le coupable de cet accès de faiblesse. Un ressort, un unique ressort. Il avait beau le changer, encore et encore, le ruban de métal n'était jamais assez résistant pour remplir son usage plus de quelques mois.
Il referma pudiquement le torse béant, relaça avec soin les cordons de soie avant de la soulever pour l'emporter vers la chambre.
Celle de la première Maria.
Il la coucha sur le couvre-lit brodé de fleurs ; il brûlait d'envie de la ranimer, en tournant la clef qui remontait son mécanisme. Mais ces derniers temps, il ne pouvait se permettre de la laisser fonctionner plus de quelques heures par jour.
Il ravala un sanglot, serrant les dents ; il avait vu partir de la même façon la première Maria, celle de chair et de sang, alors qu'ils se trouvaient encore à l'aube de leur vie commune. Il l'avait sentie, jour après jour, échapper à ses mains, à son amour. Les médecins de l'Horologue, qui comptaient parmi les meilleurs au monde, n'avaient pu découvrir quel était ce mal qui dévorait sa vie. Pour cela, disaient-ils, il aurait fallu l'ouvrir, comme une mécanique, mais les humains de chair et de sang n'étaient pas prévus pour endurer sans conséquences majeures ce genre d'intervention. Un jour, ses gestes s'étaient ralentis et elle était tombée, les yeux grands ouverts, entre ses bras. Il l'avait portée sur le même lit, avait par ces mêmes gestes clos ses paupières.
Il savait, au fond de lui, que sa volonté de la faire revivre à travers l'automate allongé devant lui n'était que le fantasme d'un fou éperdu de douleur, pour tenter de canaliser sa peine. Mais la créature de métal et de bois, d'émail et de soie lui était devenue aussi indispensable que l'air qu'il respirait, que l'eau qu'il buvait.
Les habitants de l'Horologue étaient pour l'essentiel épargnés par les maux susceptibles de les emporter prématurément. Maria – la Première Maria – avait été une exception, ce qui donnait à son destin un tour d'autant plus tragique. Mais il avait la possibilité de sauver la seconde Maria, celle qui parcourait leurs appartements toujours selon le même circuit ordonné, fredonnait les trois mêmes chansons d'une voix grésillante, jouait la même étude de Chopin sur le piano de la salle de musique. Celle qui portait toujours le même sourire figé sur son visage d'émail.
Même si cette présence n'était qu'un vague écho de la première Maria, elle comblait un peu cet horrible vide au fond de son cœur.
Il ferait tout pour ne pas la perdre aussi. Après un dernier regard sur la forme immobile, il referma soigneusement la porte de chambre, puis se rendit dans son bureau, s'obligeant à ignorer le bar et son assortiment de liqueurs fortes dans leurs flacons de verre taillé. Il devait garder les idées claires.
Cette pièce, avec ses boiseries, ses ouvrages, ornée de maquettes et de prototypes, avait toujours été exclusivement la sienne. Un écrin d'acajou, de cuir fauve et de bronze patiné, aux senteurs de santal et de tabac. Sur la surface du bureau, des plans déroulaient leurs lignes absconses ; des crayons, des plumes, des équerres, des règles et des compas gisaient disséminés ça et là.
Les outils de son art, qui lui avaient valu le droit de vivre dans le cœur de l'Horologue, où seuls les plus riches, les plus puissants et les plus talentueux étaient admis.
* * *
L'Horologue était né de la folie du monde.
Vingt ans plus tôt, la Prusse avait déclaré la guerre à la France et, au fil des années, toutes les puissances de l'ancien monde s'étaient engouffrées les unes après les autres dans un conflit meurtrier. Des armes dont le pouvoir destructeur devenait de plus en plus ravageur portaient la mort à travers les champs de bataille et teintaient le sol d'une riche couleur magenta.
Toutes les grandes villes d'Europe, qui avaient jadis brillé comme autant de joyaux, avaient été réduites à l'état de ruines par les bombes lâchées du haut des machines volantes, par les obus tirés par de monstrueux canons qui pouvaient les projeter d'une nation vers une autre. Sentant le feu se rapprocher, les notables du petit royaume neutre de Schwartzberg avaient alors créé ce projet insensé : enfoui sous une chaîne de montagnes, sous des mètres de roches que rien n'aurait pu pénétrer, ils avaient fait naître un refuge enchanté contre le chaos du dehors.
Riche de quelques cinq cents habitants, il constituait la dernière utopie, le conservatoire d'une civilisation et d'un art de vivre, autour de son gigantesque cœur mécanique, une horloge dont la pulsation déterminait les jours, les nuits selon son propre rythme. Et de cette horloge, leur monde tirait son nom d'Horologue.
Une majestueuse coupole de verre bleu s'élevait au-dessus de ce petit monde, piqué d'étoiles qui s'allumaient chaque nuit et d'une lune opalescente et toujours pleine. Le jour, un soleil artificiel, qui brillait d'une énergie puisée au cœur même de la terre, illuminait la coupole de l'Horologue.
Rayonnant en étoile depuis le cœur, s'organisait une ville aux vastes allées, bordées de bâtiments aux murs blancs et finement moulurés et d'arbres qui s'épanouissaient gracieusement même sous cette lumière artificielle : la plupart des passants ne réalisaient pas qu'ils étaient artificiels, tout autant que les fleurs qui ornaient les parcs et les oiseaux qui chantaient sur les branches.
Et ceux qui le savaient s'en accommodaient, comme il s’accommodait d'une Maria de métal, de bois et d'émail.
Une Maria qui se mouvait à travers sa maison, en chantant les trois mêmes chansons.
Et pour pouvoir de nouveau l'entendre parcourir son circuit familier, il n'y avait qu'une seule solution.
Une dernière mesure désespérée.
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