Enfin, au soir du quatrième jour, on frappa à sa porte. Elle ouvrit à une Ellezee souriante qui lui tendit une enveloppe : elle la lui arracha pratiquement des mains et se précipita sur son lit pour la parcourir avidement.
« Mon enfant, je comprends ta confusion. Les effets de ces bagues provoquent parfois des drames. Comment ton père peut-il songer à briser un tabou aussi ancien et universel ? Vraiment, il doit être est pris de folie ! Peut-être peux-tu tenter de repousser l’échéance en lui imposant une preuve de sa ferveur ? Quelque chose de tout bonnement… irréalisable ? Le temps qu’il se le procure, même avec l’aide de ses transmutateurs, il reviendra sans doute à la raison…
En cherchant bien, j’ai trouvé une idée intéressante : puisque les estuariens semblent accorder tant d’importance à leur apparence, pourquoi ne pas lui demander un habit dans une étoffe impossible à tisser ? Cela devrait lui donner suffisamment à penser, et en attendant, tu seras en paix…
Ta tante qui pense à toi. »
La princesse replia la lettre en fronçant les sourcils ; était-ce une stratégie envisageable ? Après tout, elle n’avait aucune raison de ne pas avoir confiance en la sagacité de Zellin'aa. Il était grand temps qu’elle sorte enfin de cette chambre ! Elle se leva et actionna le cordon de soie qui lui permettait d’appeler sa servante. Elle savit ce qu'elle allait réclamer.
« Un habit… tissé à partir de la vie même ? »
Le visage de Tortram s’était figé dans une expression de perplexité.
« Pourquoi, ma fille, souhaitez-vous ainsi m’éprouver ? N’avez-vous pas confiance en la force de mes sentiments ? »
Naan'see s’obligea à sourire, un masque non moins rigide sur son fin visage :
« Vous m’avez pris de court, père… Vous devez bien comprendre que je dois être sûre qu’il ne s’agit pas d’une lubie quelconque.
— Comment pouvez-vous le croire ? »
Elle entendait plus de chagrin que de contrariété dans la voix de son père, au point d’en avoir de la peine pour lui. Malgré tout, ce n’était pas une raison pour laisser libre cours à sa folie. Il tendit les mains vers elle ; elle dut se faire violence pour lui offrir les siennes, sans reculer ni frémir :
« Vous savez comment sont les femmes, nous avons toujours besoin d’être rassurées quand l’avenir nous fait peur, déclara-t-elle d’un ton sirupeux. N’aviez-vous pas donné à ma mère les magnifiques appartements où je loge à présent ? Est-ce que vous m’aimez moins que vous l’avez aimée ? »
Elle vit dans le regard de Tortram qu’elle avait touché juste ; elle s’en voulait tout à la fois de le blesser et de le conforter dans ses projets déraisonnables, mais elle se fiait à la sagesse Zellin'aa.
« Je vous fais la promesse que je vous offrirai un présent conforme à vos souhaits, à la hauteur de mon amour pour vous », souffla-t-il.
Il leva ses mains à ses lèvres pour y poser un baiser. Une fois encore, elle s’obligea à sourire, avant de battre en retraite.
Dans les jours qui suivirent, elle constata que l’idée de sa tante lui fournissait le répit escompté ; Tortram conservait des manières empreintes de retenue même s’il se montrait particulièrement attentionné. Elle ne lui demandait pas de nouvelles de l’habit fabuleux ; il ne lui en donnait pas plus. Elle finit par s’habituer à cette routine qui avait retrouvé sa douceur… elle baissa sa garde, et commence à reprendre sa vie d’avant, qui n’était pas pleinement satisfaisante, mais tout au moins sereine.
Jusqu’au soir où le roi la convoqua dans la salle d’apparat du palais, une véritable forêt de piliers d’or qui supportait une voûte de feuilles en marqueterie de pierre fine, comme de merveilleuses frondaisons. Son père se tenait debout devant son trône, sculpté dans une seule pièce de cristal de roche. À côté de lui, un serviteur portait un coffret.
« Puis-je vous prier de revêtir son contenu ? » la somma-t-il abruptement.
La jeune fille sentit son cœur plonger. Sa requête déraisonnable remontait à vingt-deux jours exactement, et elle l’avait presque oubliée. Tortram s’était montré terriblement secret ; elle ne s’était pas doutée qu’il travaillait à lui donner satisfaction. Il ne lui restait plus qu’à espérer que la réalisation ne la convaincrait pas. Même si c’était le cas, elle pourrait toujours prétendre qu’il n’avait pas interprété sa demande comme elle l’avait souhaité. Après tout, la boîte était si petite qu’il semblait impossible d’y ranger un habit !
Deux nouveaux serviteurs apparurent pour installer de hauts paravents ainsi qu’un grand miroir, puis deux femmes de chambre prirent l’étrange coffret avant de s’incliner devant Naan’See :
« Si Votre Altesse veut bien nous suivre et se déshabiller… »
La jeune fille s'exécuta avec méfiance. L'étrange éclat qui brillait dans le regard de son père ne lui disait rien qui vaille. Les servantes l’aidèrent à se dévêtir, puis l’une d’elles ouvrit le coffret. À l’intérieur, se trouvait un joyau de la forme et taille d’un coeur, qui pulsait d’une lueur végétale, presque aquatique. Remarquant sa confusion, l’une des femmes de chambre saisit l’objet et le posa sur la poitrine de la princesse. Aussitôt, il parut sombrer dans sa chair. La lumière mordorée s’étendit à tout le corps de Naan'see, tandis que surgissaient de son coeur de longues branches qui encerclèrent son buste, ses jambes, ses bras, et grimpèrent même jusqu’à sa chevelure.
De ces tiges naissaient des feuilles, vertes et tendres, ainsi que des fleurs délicates et colorées, qui éclosaient les unes après les autres pour se détacher et flotter autour d’elle avant de s’évanouir dans les airs. De petites créatures semblaient s’y nicher, de fugaces visions de fourrure, de plumage chatoyant, d’ailes duveteuses et de carapaces irisées qui se déplaçaient entre les rameaux.
En levant les mains, la princesse constata que ses cheveux étaient piqués eux aussi de fleurs et de feuilles. Elle dut se mordre la lèvre pour ne pas crier. Après cet instant de panique, elle tenta de se persuader qu’elle ne devait courir aucun danger. Même si elle ne ressentait aucune douleur, elle sentait que cet étrange habit qui n’en était pas un puisait son énergie dans la sienne. Pas au point de l’affaiblir ni de menacer sa vie, mais elle ignorait comment s'en débarrasser.
Les paravents disparurent, elle se retrouve exposée devant son père, frémissante allégorie d'une nature printanière. Tortam lui adressa un petit sourire narquois :
— Eh bien, ma fille ? Est-ce que cela correspond à vos souhaits ?
Ses yeux sombres la transperçaient, l’empêchant de bouger tant qu’elle n’aurait pas donné sa réponse.
« Je… »
Elle baissa la tête et tenta de discipliner ses pensées frénétiques. Elle serra les poings pour s’obliger à oublier la carapace de végétation et de créatures fugaces qui couvrait presque tout son corps, et se concentrer sur sa situation. « C’est réellement merveilleux, parvint-elle enfin à articuler. Je… suis admirative, vraiment… Et reconnaissante. C’est une véritable merveille, à la hauteur, j’en suis sûre, de vos sentiments… »
Que lui aurait conseillé Zellin'aa dans de telles conditions ? De gagner du temps, sans nul doute !
« Mais…
— Mais ? » répéta Tortam en s’avançant d’un pas.
Naan'See déglutit péniblement, avant de poursuivre :
« Je ne suis pas… pas encore certaine… »
Tortam écarta les mains, agacé :
« Certaine de quoi ? Que puis-je faire de plus pour vous ? Dites-vous que tant que vous ne me donnerez pas une réponse ferme, vous garderez cet habit, nuit et jour. Quand vous aurez accepté ma proposition, je vous donnerai la clef pour l'enlever et le remettre à loisir »
Une sueur froide coula dans son dos – ou peut-être était-ce la rosée qui détrempait les feuilles. Elle devait se libérer de cette monstruiosté. La vie… Comment la contrer ?
Elle releva la tête, prise d’une inspiration subite :
« Un habit de vie, il n’y a rien de plus aisé à faire, pour un transmutateur habile. Mais sauriez-vous m’offrir un habit… tissé de l’essence même de la mort ? »
La princesse tremblait en prononçant ces paroles.
Le roi plongea son visage dans ses mains, comme pour tenter de contrôler le surplus d’émotions qui l’assaillait. Quand il les baissa, son regard était hanté par une étrange ferveur, derrière laquelle, malgré tout, subsistait un écho de rage et d’incompréhension :
« C’est ce que vous voulez ? He bien, vous l’aurez, même si vous pourriez bien le regretter ! »
Il tourna les talons et quitta la pièce, laissant Naan'See seule dans sa gangue végétale, en compagnie des domestiques qui tentaient de faire croire qu’ils n’existaient pas. Elle frissonna légèrement, avant de se tourner vers les deux femmes de chambre :
« Apportez-moi une cape pour couvrir tout cela... »
Elle se sentait bien trop épuisée pour réfléchir à sa situation… Il était clair que son père ne sortirait pas aussi aisément de sa folie ; son effrayant fantasme restait profondément encré à lui, chevillé à son esprit, son âme ; son cœur… Mais elle refusait de se résigner : malgré tout, elle approuvait toujours de l’affection pour lui, même si ses sentiments avaient été déformés et pervertis par le chagrin et la solitude. Elle devait lutter, pour lui comme pour elle.
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