Une fois la lettre partie, Naan’see demeura un long moment prostrée. Son esprit s’évertuait à rejeter ce qui s’était passé. Comment son père avait-il pu tomber dans un tel délire, sans qu’elle ne s’aperçoive de rien ?
Ses yeux se posèrent sur l’anneau qui encerclait son doigt : une merveille d’orfèvrerie, due au savoir-faire des transmutateurs. Il était enchâssé d’une pierre de sirrz, une gemme qui se gorgeait un peu plus chaque jour de son essence. Le temps venu, il lui montrerait la personne dont l’énergie vitale vibrait à l’unisson de la sienne. Les anneaux de sirrz étaient devenus une mode romantique dans la bonne société de tout le continent. Elle y avait aussi cédé, en portant celui de sa mère. Son essence résiduelle avait dû provoquer le phénomène qui avait conforté Tortam dans son délire malsain.
Son père s’était laissé guidé par le sien quand il avait épousé sa mère, sans savoir qu’il avait été la victime d’une supercherie. Tortam n’avait jamais pu se résoudre à un mariage politique. Il cherchait le véritable amour au sein des plus grandes et des plus riches familles du continent, en vain. Jusqu’au jour où, dans un parc du royaume voisin d’Abanaxis, son anneau l’avait mené à une ravissante jeune fille qui se promenait en compagnie de sa servante.
Sous l’ombrage bleuté des paranariers et dans la senteur parfumée des outrelles incarnats, le souverain avait découvert deux fines et pâles créatures, très différentes des Estuariens vigoureux et colorés. Pour peu, elles auraient pu passer pour des Compromises, si ce n’était l’extrême distinction de leurs manières. L’anneau de la jeune dame étincelait de mille feux ; à son approche, sa lumière s’était intensifiée, avec tant de puissance qu’il en avait été presque aveuglé. Enchanté d’avoir enfin trouvé sa promise, il ignorait qu’il avait été la victime d’une subtile tromperie.
La douce Ell'See, qui était devenue sa compagne, n’était pas la maîtresse, mais sa servante choyée. Les deux jeunes filles avaient laissé le doute planer pour ne pas faire fuir le prétendant dont Ell'See s’était éprise – autant que de la perspective de monter sur le trône, elle, une orpheline qui portait le sang maudit des Compromis. Plus encore, elle possédait des pouvoirs de transmutation, d’un genre singulier : sa spécialité résidait dans l’altération du vivant, dont elle avait usé pour effacer la pointe caractéristique de ses oreilles et l’angle trop affirmé de ses yeux. La famille de Zellin'aa, sa maîtresse, avait décidé que cette alliance s’annonçait trop importante pour rétablir la vérité, au risque d’un scandale pour les deux royaumes.
Ainsi, durant les seize années qu’avait duré son mariage avec Tortan, roi d’Estuare, Ell'See avait protégé son secret. Contre toute attente, l’union bâtie sur un double mensonge s’était révélée incroyable heureuse : pourquoi la jeune reine aurait-elle détruit un tel bonheur par quelque chose d’aussi futile que la vérité ? Elle n’avait eu qu’un seul enfant, car elle n’avait pas voulu courir le risque d’être découverte, avant de transmuter ses propres organes pour se rendre stérile. La reine avait modifié en cachette les oreilles de sa fille pour dissimuler son ascendance. Elle s’était montrée suffisamment discrète pour que personne ne puisse deviner ce secret si honteux, qui aurait pu coûter la vie à Naan’see comme à elle-même, et remettre en cause la position de son époux. Tortan avait regretté cette naissance unique, mais ne lui en avait pas tenu rigueur ; il aimait sa fille tout autant que si elle avait été l’héritier mâle que prisaient tant les Estuariens, et l’avait officiellement désignée pour lui succéder le jour de ses douze ans, quand il était devenu clair qu’aucun autre enfant ne verrait le jour.
La jeune fille avait reçu tout ce que qui pouvait être offert à une princesse : une éducation parfaite, des bijoux, des vêtements, des serviteurs. Elle n’avait pas plus d’état d’âme que sa mère sur le mensonge qui était à la source son existence : en quoi n’aurait-elle pas mérité le bonheur du fait de ses origines ? Elle avait toujours éprouvé énormément de reconnaissance pour les anciens maîtres de Ell'see et, tout comme elle, elle avait contribué à consolider leur position en tant que fournisseurs exclusifs de plumes, de papier et d’encre du palais.
Zellin'aa avait été mariée par sa famille à un négociant de la côte Ouest de Perambreen, à deux jours de chevauchée. C’était à elle que Naan’see avait envoyé son appel au secours. En attendant la réponse de celle qu’elle considérait comme sa tante, la princesse demeura cloîtrée dans sa chambre, prétextant une maladie passagère. Les domestiques, à qui il était impossible de dissimuler quoi que ce soit dans la maisonnée, allaient discrètement en son sens, en dépit de l’insistance de son père pour qu’elle le reçoive en ses appartements. Le choc avait été terrible et elle ne se sentait pas prête à lui faire face. Son regard sombre et noyé de folie hantait ses rêves.
Tortam avait envoyé son propre médecin l’examiner, mais celui-ci avait pris le parti de la jeune fille et lui avait préconisé un repos absolu, compte tenu de l’état de ses nerfs. Hélas, le roi s’impatientait, et Naan'See savait qu’elle ne pourrait pas prétendre plus longtemps. Tortam se montrait insensible à l’avis de ses conseillers et de ses plus proches serviteurs ; les rumeurs qui lui parvenaient le disaient de plus en plus fiévreux et obsédé. Ce n’était qu’une question de jours avant qu’il ne vienne carrément briser sa porte et faire irruption dans sa chambre pour l’emporter vers le temple majeur de la capitale. Elle devait tenir, coûte que coûte, jusqu’à ce qu’arrive la réponse de Zellin'aa : elle avait toujours été de bon conseil.
Les jours s’écoulaient avec une terrible lenteur ; elle résidait dans des appartements vastes et somptueusement ornés de fleur et d’animaux taillés dans des pierres fines, d’arabesques d’or, d’argent et d’électrum, comme une végétation délicate qui s’élançait à l’assaut des murs en entrelacs complexes. Ils avaient été meublés avec un soin infini, afin que chaque pièce soit assortie au reste du décor et que son confort demeure adapté aux goûts et aux besoins de la princesse. Cependant, elle avait le sentiment d’être piégée dans une prison luxueuse, mais une prison tout de même. Elle gardait les yeux fixés sur sa clepsydre, l’écoutant égrener les minutes et les heures avec un son cristallin.
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