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»

« Votre Altesse ? »

Naan'see frotta ses yeux ensablés avant de les lever vers sa servante. Ellezee était une métisse, tout comme elle, mais issue d’un mélange différent : elle possédait le physique vigoureux des Estuariens, mais sa mère Ténéréenne lui avait légué un teint pâle et des cheveux brun clair. Elle la servait depuis leur enfance et la princesse savait qu’elle pouvait se fier à elle… mais pas assez, malgré tout, pour lui confier son secret.

« Votre père vous attend… »

La jeune fille s’étira et se leva de sa couche de satin pêche, pour aller s’asseoir devant sa coiffeuse ; Ellezee démêla soigneusement sa longue chevelure, puis releva ses mèches grenat pour les arranger en un chignon compliqué.

« Mais… que fais-tu ? s’alarma la princesse. Ce n’est pas l’une de mes coiffures habituelles !

— C’est votre père qui l’a demandé, s’excusa la servante, mal à l’aise. Il a aussi exigé que vous portiez cette robe… »

Naan’see reconnut le tissu bleu aérien que sa mère aimait tant porter. Elle fronça les sourcils, troublée. La reine était morte depuis des années. Pourquoi Tortam exigeait-il soudain cette mascarade ? L’idée lui déplaisait… Plus encore, elle instillait en elle un sentiment de malaise, voire de crainte.

« Il y a bien d’autres tenues qui me siéent mieux… déclara-t-elle d’un ton nerveux. Cette teinte ne me met nullement en valeur. Passe-moi plutôt la robe rouge, je te prise… »

Ellezee se mordilla la lèvre :

« Je… je suis désolée, Votre Altesse. J’ai beau être votre servante, je ne peux désobéir à la volonté du roi… »

Naan'See serra les poings de frustration. Tout la portait à refuser, mais elle ne voulait pas faire punir sa suivante. Peut-être s’inquiétait-elle pour rien.

« Soit. Fais comme on te l’a demandé… »

Quand, enfin, la servante eut terminé d’arranger sa toilette, elle se contempla avec une certaine gêne : certes, elle ressemblait à sa mère par sa fine silhouette et les traits de son visage, mais la couleur de ses cheveux et de ses yeux mitigeait cette similitude. La princesse caressa du bout des doigts la coiffe brodée d’or qui ornait sa tête. Contrairement au reste de sa tenue, elle n’était pas issue de la mode estuarienne : la reine avait commencé à la porter pour dissimuler ses oreilles effilées, les jours où elle ne se sentait pas le courage de les transmuter. Un bon nombre de dames nobles avaient fini par la copier, autant par goût que dans un but servile.

Naan’See devait admettre que cet accessoire mettait plus en valeur des traits délicats comme le sien que ceux, plus larges, de la plupart des estuariennes. Cependant, la mode n’avait nul besoin d’être seyante pour être suivie.

Ellezee rajouta un peu de far sur ses paupières et de couleur sur ses lèvres trop pâles, puis attacha autour de son cou un collier massif avant de juger son œuvre parfaite. La princesse enfila une paire de fines mules ornementées et se leva dans le bruissement de ses amples jupes.

La salle où était dressée la table avait été la préférée de sa mère, un jardin intérieur aux murs de cristal mouvant qui coulait comme de l’eau. Son père l’y attendait, les bras derrière dos, resplendissant dans un pourpoint assorti à sa propre tenue – un détail qui ne manqua pas d’approfondir le malaise de Naan’See. Elle décida malgré tout d’agir comme si de rien n’était, en espérant s’alarmer pour rien.

Tortam se retourna pour la contempler avec un regard d’une intensité dérangeante. Il tendit une main chargée de bague ; elle y posa ses doigts fins.

« Vous tremblez, mon enfant ? demanda-t-il avec une sollicitude qui lui fit presque oublier sa méfiance.

— Un peu de fatigue, père. Je veux sans doute devoir me retirer tôt…

— Je comprends. J’ai commandé un dîner léger afin que nous puissions nous consacrer pleinement à la conversation.

— Cela me semble parfait… »

Ils s’assirent avec précaution sur les chaises délicates pour ne pas froisser leurs beaux habits ; une cohorte de serviteurs silencieux vint leur apporter des mets sous des cloches d’argent ciselé et des boissons raffinées dans des carafes de cristal. Finalement, ils se retrouvèrent seuls. En dépit de ses tentatives pour lancer la conversation, son père se contentait de réponses laconiques. Gênée, elle laissait errer son regard, tripotait ses couverts… aucune bouchée ne parvenait à ses lèvres. Sa gorge trop serrée ne lui aurait pas permis d’avaler quoique ce fût.

« Naan'See. »

La jeune fille sursauta, laissant échapper sa cuillère qui tinta sur le rebord de l’assiette d’albâtre. Une petite fissure apparut dans la matière translucide.

« Pè… Père ? »

Lentement, il leva sa main, lui montrant sa pierre de Sirzz… Après bien des années, elle étincelait de nouveau, d’un éclat scintillant à nul autre pareil. Soulagée, la princesse esquissa un large sourire :

« C’était donc cela qui vous perturbait, père… c’est une merveilleuse nouvelle !

— En effet… répondit-il d’une voix atone.

— Et qui est l'heureuse élue ?

— Celle dont la bague brille de mille feux… Celle qui deviendra ma prochaine épouse »

C’est alors qu’elle baissa le regard, pour s'apercevoir que son propre anneau, assorti à celui de Tortam, avait pris vie, avec une fulgurance qu’elle ne s’était jamais attendue à voir. Effarée, la jeune femme poussa un cri et se leva d’un bond pour prendre la fuite. Au passage, ses jupes accrochèrent la nappe de fine étoffe et elle entendit toute la vaisselle précieuse tomber au sol dans un gris fracas. Elle courut sans se retourner, aussi vite que possible dans ses mules brodées, vers la chambre où elle s’enferma à double tour. Elle resta prostrée, l’esprit en proie aux pires tourments, sans pouvoir fermer l’œil…

Quand enfin elle reprit un peu conscience d’elle-même, elle attrapa une plume, du papier et commença à composer une lettre à destination de la seule personne à qui elle pouvait se confier depuis la mort de sa mère. Après avoir scellé l'enveloppe, elle demanda à Ellezee de la porter à un coursier rapide et discret. Tant qu’elle ne recevrait pas la réponse, elle demeurerait cloîtrée dans la pièce, loin des avances et de la folie de son père.