Pourquoi vous inscrire ?
De dentelle et d'acier - Contes revisités
icone Fiche icone Fils de discussion icone Lecture icone 0 commentaire 0
«
»
tome 3, Chapitre 1 « La Princesse, le Roi et l'Âne » tome 3, Chapitre 1

La tour blanche s'élevait comme une immense aiguille d'ivoire par-dessus l’océan des toitures vertes de Prynn. Elle s'évasait légèrement en son sommet, comme pour recueillir dans une main impérieuse une assemblée choisie et l’objet de son attention : un être masqué et vêtu d'un habit d'or, qui se tenait, les bras levés, au centre de la terrasse.

Assise sur l'un des deux trônes d’albâtre à l'abri du dais de velours incarnat, Naan'see observait la scène, immobile et bouche close. Seule sa livrée resplendissante prêtait une certaine prestance à la silhouette maigre et anguleuse du Transmutateur. Le masque traditionnel reflétait, voire amplifiait la laideur de son visage : oreilles effilées, grandes dents, long nez… Il avait été surnommé l' « Âne » par la noblesse Prynnienne. Plus personne ne se souvenait de son nom, s'il en avait jamais eu un. Il ne se distinguait pas seulement par son physique disgracieux, mais aussi par sa spécialité rare, même chez les Transmutateurs : le métal.

Ses mains, la seule partie apparente de son être, brandissaient une délicate couronne d’étain, en forme des feuilles de saules entrelacées. Sous le regard médusé de l'assistance, une nuée lumineuse naquit autour de l’objet, parcourue d'éclairs bleus provoqués par la réorganisation des corpuscules à l’intérieur de la matière. Les crépitements et les lueurs suscitèrent quelques hurlements de terreur de la part des dames les plus sensibles. Très vite, ils laissèrent place à des cris d'admiration : la couronne étincelait de l'or le plus fin, le plus pur que l'on pouvait trouver à Prynn, et même dans tout le royaume de Revvel. Avec des mouvements saccadés, l'Âne s'inclina puis gravit les marches qui montaient vers le dais ; les yeux baissés, il offrit à Naan'see le résultat de la transmutation. Elle l'en remercia d'un léger hochement de tête. Ses lèvres se pincèrent quand elle remarqua les cloques et les rougeurs qui couvraient les mains du Transmutateur. L’Âne pivota et s'éloigna du parterre de soieries frémissantes, suivi des seuls regards de la princesse et de son père. L’attention générale demeurait captivée par la couronne que tenait toujours Naan'see.

Un serviteur en livrée cinabre apparut devant elle pour la soulager de l'objet précieux. La jeune fille s'en aperçut à peine. Les yeux fixés sur la silhouette longiligne de l'Âne, elle ramena machinalement sa coiffe d'argent filé par-dessus ses oreilles. Un geste inutile : leur partie supérieure s’arrondissait avec délicatesse sous sa lourde chevelure grenat. Rien en elle ne trahissait le moindre lien avec les races compromises, qui avaient accepté la perversion de la Transmutation pour servir le peuple dominant de Revvel. Un métissage entre les deux communautés demeurait tout bonnement impensable, d’autant plus au sein de la famille royale.

Elle tressaillit légèrement quand la main de son père se posa sur son épaule :

« Naan'see ? C’était un spectacle admirable, tu ne trouves pas ? »

La princesse s'obligea à lui sourire. Pour une fois, l'engouement de son père n’était pas feint. Depuis la mort de sa mère, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Certes, il gouvernait encore son royaume, mais l'énergie, la flamme intense qui l'avait toujours caractérisé s’était presque éteinte. Deux choses seulement la ranimaient parfois, quoique brièvement : la présence de sa fille, et les merveilleuses prouesses de l'Âne. Le souverain éprouvait même un certain attachement envers le Transmutateur, semblable à celui qu'on pouvait témoigner à un chien fidèle, un cheval de race ou un autre animal familier.

Elle avait cru un moment que la situation s’améliorerait, quand il parviendrait à faire son deuil. Malheureusement, il ne faisait que s'éloigner de la réalité, un peu plus chaque jour. Il avait repoussé les avis de ses conseillers, qui lui enjoignaient de se remarier et d’engendrer enfin un héritier mâle. Une perspective qui ne gênait pas Naan'see : l'exercice du pouvoir ne recelait aucun attrait pour elle ; elle serait ravie de le céder à un jeune frère et de vivre sa vie… voire quitter la cour, si cela ne causait pas trop de peine à son père.

« Il est temps que nous rentrions, Naan'see ».

Le souverain lui tendait la main pour l'aider à se lever ; en dépit de son chagrin incurable, il était resté bel homme, élégant et vigoureux d'allure. Si ses larges yeux sombres n'avaient été si ternes, il aurait pu encore faire tourner bien des têtes sur tout le continent.

Les gardes se disposèrent en haie d’honneur jusqu'à l'engoulevent-titan qui les attendait sur le rebord de la tour. Tortam dut assister sa fille pour s'installer dans la nacelle, tant ses amples jupes pourpres, son corset acajou et son col rigide l’engonçaient. Le souverain s'assit à côté d'elle et saisit sa main, tandis que le dresseur faisait décoller l’oiseau gigantesque. Il glissa sans heurt sur les courants aériens, en direction du palais royal qui s'élevait au sommet d'une haute montagne noyée de végétation colorée. À chaque fois qu'elle le voyait à distance, Naan'see avait l'impression qu'il avait été réalisé en sucre filé ; chacune de ses parois se doublait d'une délicate dentelle de pierre ; les entrelacs de marbre blanc resplendissaient dans le pâle soleil automnal. Les meilleurs Transmutateurs de roche l'avaient créé à partir de calcaire ordinaire pour en faire cette merveilleuse pâtisserie. Elle le trouvait même bien trop beau pour y vivre.

L'oiseau au plumage moucheté se posa en douceur sur la large rampe ornementée. Des domestiques se précipitèrent pour assister la famille royale. Naan'see émit le souhait de regagner ses appartements, malgré le désarroi de son père qui aurait voulu bénéficier un peu plus longtemps de sa compagnie. La jeune fille s’inquiétait de le voir si dépendant d’elle, autant parce que cette attitude la peinait que parce qu’elle tenait à sa liberté. Elle fila vers sa chambre, aussi vite que son costume pesant le lui permettait. Sa servante comprit son inconfort et vint aussitôt lui ôter corset et jupons, qu'elle remplaça par une simple robe blanche avant de s'éclipser. Soulagée, Naan'See se retira dans son jardin privé,

Elle s'assit sur le petit banc ouvragé à côté d'un ruisseau artificiel qui gargouillait au milieu des massifs de fleurs multicolores. Elle en cueillit une, un œillet pourpré, et appela en elle la force chaotique dont usaient les Transmutateurs pour modifier la matière ; les pétales effilochés se parèrent d'une nouvelle teinte azur. C'était un exercice simple, qui lui permettait de conserver un entraînement nécessaire. Elle ne pouvait l’effectuer qu’avec la plus grande discrétion, au risque de révéler sa véritable nature.

Déjà, le jour commençait à baisser. Son père solliciterait sa compagnie pour le dîner et, cette fois, elle ne pouvait décemment la lui refuser.


Texte publié par Beatrix, 20 mai 2021 à 00h37
© tous droits réservés.
«
»
tome 3, Chapitre 1 « La Princesse, le Roi et l'Âne » tome 3, Chapitre 1
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2836 histoires publiées
1285 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Fred37
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés