Il dut faire trois fois le tour de la clôture pour trouver une entrée : un barreau à demi décelé, qu’il écarta pour se frayer un chemin vers la cour des tuyaux. Mais à partir de là, les choses se compliquèrent.
Il régnait sur les lieux une étrange puanteur, mélange de végétaux en décomposition, d’eau stagnante, de charogne… mais Jonas avait bien souvent dormi dans des ruelles qui ne dégageaient pas un meilleur parfum. Le sol gras collait à ses souliers rafistolés de toutes parts, au point qu’il craignait d’en laisser des morceaux dans la fange. Tandis qu’il s’avançait dans cette forêt artificielle, il entendit le bruit d’un liquide poisseux qui gouttait dans la boue. Des ombres aux yeux luisants filaient autour de lui en piaillant. Quelques formes plus grandes sautaient d’une canalisation à une autre. L’une d’elles bondit juste devant lui et planta ses griffes dans le corps d’une proie, dont retentit la clameur d’agonie.
Troublé, Jonas s’accrocha au tuyau le plus proche. Le métal corrodé s’effrita sous ses doigts. Il sentit couler sur sa main une substance visqueuse à l’odeur méphitique, qui lui rappela celle du sang pourri. Dégoûté, il s’essuya sur ses vêtements. De toute façon, s’il trouvait la richesse de ce « château », il pourrait se payer toute une garde-robe !
La lumière descendait rapidement. Il ne devait surtout pas s’attarder ! Une fois la nuit tombée, sa misérable lanterne ne suffirait pas à éclairer le chemin.
À présent que l’ombre gagnait cette étrange « forêt », Jonas pouvait voir les pointes qui hérissaient les tuyaux crépiter comme si des éclairs miniatures en émanaient. Par deux fois, il en effleura une et ressentit un choc qui laissa son corps engourdi une poignée de secondes. Il décida de se montrer plus attentif.
Enfin, le vagabond parvint au bâtiment central. Mais hélas, même après en avoir fait le tour complet, il n’aperçut aucune issue pour y pénétrer. Il commençait à désespérer quand il entendit le bruit d’un ruisseau qui coulait.
Une tranchée qui canalisait le trop-plein d’eau se déversait dans un conduit, assez large pour qu’un humain s’y faufile. Jonas le contempla un moment, le visage renfrogné, avant de se décider. Au moins, il serait lavé de cette puanteur ! Même si c’était pour la remplacer par une autre. Il éteignit sa lanterne, en espérant qu’elle résisterait au plongeon, et bondit vers l’égout.
Le flot glacé le saisit si vivement qu’il crut en mourir. Malgré le courant, il s’en dégageait des remugles de vase et de décomposition. Il ferma les yeux et la bouche aussi fermement que possible, avant de faire enfin surface, dans un espace envahi par l’obscurité, mais vaste et haut de plafond – c’était du moins ce que lui suggérait l’écho qui y résonnait.
Le vagabond s’aperçut vite qu’il avait pied ; l’eau atteignait ses épaules, mais c’était toujours mieux que nager dans ces remous. Péniblement, il avança tout droit, jusqu’à rencontrer une margelle sur laquelle il prit pied.
C’est alors qu’il perçut la lueur. Juste un fil ténu qui courait dans la pierre et qui semblait définir un rectangle de la taille d’une porte. Encore trempé et puant, le jeune homme se hâta de gagner cette issue providentielle. Il sentit sous ses doigts une surface métallique qu’il poussa fermement. Après un peu de résistance, le battant finit par céder.
La lumière déferla sur lui, si intense qu’il dut lever le bras pour se protéger les yeux, le temps de s’y accoutumer. Petit à petit, il commença à discerner une vaste salle dont les murs d’acier s’ornaient d’arabesques étincelantes, encombrée par endroit de débris de ferraille rouillée. Jonas s’avança, pas à pas, regardant autour de lui avec déception. C’était donc ça, le château ? Où étaient les richesses promises ? Et cette soi-disant princesse ?
Un grincement de métal attira son attention. Ce qu’il avait pris pour une pile de déchets venait de s’animer. Une à une, les pièces corrodées se déployèrent ; il se trouva devant une étrange créature construite de bric et de broc, massive comme un cheval de trait, munie de quatre pattes et d’une face allongée, mais aussi de grandes excroissances ornées de plaques de tôle qui évoquaient des ailes. Jonas éclata d’un rire nerveux…
Un château… Et un dragon, à présent ? Le vieux schnock était un sacré farceur.
L’automate ouvrit sa gueule de guingois. Il s’en échappa une flamme puissante, comme celle d’un chalumeau. Jonas fit un saut en arrière, bien décidé à fuir. Mais avant qu’il pût s’exécuter, le dragon mécanique avait bondi, bloquant l’accès par lequel il était entré.
Le vagabond n’eut d’autre solution que de poursuivre sa route vers le cœur de la tour. Devant lui, il aperçut un vaste escalier. Le rebord des marches s’illumina dès qu’il posa le pied dessus, d’une lueur verdâtre qui lui donnait le frisson. Les murs de métal brossé renvoyaient cet étrange éclairage en vagues fantomatiques. Des bruits bizarres s’élevaient dans le bâtiment, comme si toute une machinerie se mettrait progressivement en mouvement. Jonas se sentait comme un intrus, même si les mots du vieux conteur jouaient en boucle dans son esprit :
… tu suivras une musique silencieuse qui ne parlera qu’à ton cœur.
Mais il devait admettre que son cœur n’entendait pas grand-chose. Ses tripes, par contre, se nouaient douloureusement. Des grincements plaintifs s’élevèrent derrière lui ; il n’eut pas besoin de se retourner pour constater que le dragon l’avait suivi.
Enfin, il prit pied sur un palier, en face d’une gigantesque porte couverte de rouages, de pistons et d’autres éléments mécaniques dont il ne comprenait pas l’utilité. Il avisa un levier peint en rouge et le tira. Le contact du métal glacé sur sa paume envoya un frisson dans son corps trempé.
Les pièces se mirent en mouvement dans un cliquètement furieux ; les deux battants s’écartèrent, dévoilant une vaste salle entièrement blanche, aux murs parcourus par des dizaines, des centaines de tuyaux luisants. Certains étaient opaques, mais d’autres, translucides, transportaient toutes sortes de fluides de couleurs et de textures variées. Jonas frissonna, saisi par un mauvais pressentiment.
Autour de lui, il n’apercevait aucune des richesses annoncées !
Il remarqua alors un énorme coffre ouvragé, constitué d’une matière noire et lisse, incrustée de filaments d’or et d’argent et de joyaux qui brillaient d’une étrange lueur. Un sourire avide apparut sur son visage : il l’entendait enfin, cette satanée musique ! Et tant pis s’il ne trouvait pas de princesse. Bien au contraire ! Pourquoi s’embarrasser d’une femme inconnue quand il pouvait quitter l’endroit les poches pleines ?
Le vagabond sortit un couteau, le déplia et s’appliqua à dessertir les gemmes et le métal précieux. Alors qu’il était plongé dans ce travail, une série de cliquètements et de sinistres grincements s’éleva derrière lui. Il tourna lentement la tête pour se trouver face à face avec le dragon, qu’il avait oublié dans l’affaire. La machine s’était arrêtée à l’entrée de la pièce et le fixait de son regard rouge et brillant. De temps à autre, il secouait ses ailes dans un bruit de mécanique grippée.
Terrorisé, Jonas lâcha le couteau et se redressa en levant les deux mains. Le dragon s’avança de quelques mètres, pour s’immobiliser de nouveau.
Un claquement retentit dans son dos. Malgré la menace qui pesait sur lui, il lança un coup d’œil par-dessus son épaule et constata que le couvercle s’était soulevé, dévoilant une forme allongée sur du satin blanc.
Pouvait-il s’agir de la princesse du conte ? Il avait quasiment cessé d’y croire !
Jonas se rapprocha pour la contempler ; il s’étonna d’éprouver un peu de trouble devant ces traits d’une grande pureté et d’une merveilleuse délicatesse. Il admira la peau claire et veloutée, la légère roseur de ses joues, les cils d’argent sombre qui frangeaient ses paupières, la chevelure qui coulait le long du corps gracile comme une rivière brillant sous le soleil…
Mais en examinant ses bras et ses jambes, que laissait à nu sa robe blanche, il réalisa que les articulations de ses coudes et de ses genoux se composaient de pièces emboîtées, certes merveilleusement polies et agencées, mais qui révélaient que cette « princesse » n’était qu’une poupée à taille humaine.
Il réprima un sourire soulagé : tout s’arrangeait au mieux, finalement ! En vendant cette merveille, il pourrait se faire un beau pactole !
Mais tout d’abord, il fallait la sortir de sa caisse ! Il repéra des sangles qui retenaient le corps artificiel et s’appliqua à les détacher. Malheureusement, elles semblaient tissées de fils d’acier ; même avec tout l’acharnement possible, il ne parvint ni à les défaire ni à les arracher. À quatre pattes, il chercha son couteau tombé au sol, mais il ne le retrouva nulle part. Dans son dos, le dragon faisait claquer sa gueule et bruire ses ailes rouillées, mais ne manifestait aucune intention – pour le moment du moins – de le griller sur place. La lueur blanche qui envahissait tout l’espace semblait pulser au rythme d’un gigantesque cœur. La pièce devenait de plus en plus oppressante.
Un pas retentit derrière lui, fatigué, traînant. Jonas se releva d’un bond et regarda autour de lui : le dragon n’avait pas bougé de l’entrée… Comment quelqu’un d’autre avait pu pénétrer dans la place ? À moins, bien sûr, de se trouver sur les lieux !
Enfin, il aperçut une silhouette qui s’avançait vers lui. Celle d’un vieillard aux longs cheveux blancs, vêtu d’un sobre costume gris. Le jeune vagabond le dévisagea avec un étrange sentiment de déjà-vu. Il connaissait cet homme, mais d’où ?
Le nouveau venu l’accueillit d’un sourire :
« Soyez le bienvenu en ces lieux. Je vois que vous avez prêté attention au conte, finalement, contrairement à vos camarades ! »
Il tendit une main, dans laquelle brillait quelque chose. En se rapprochant, Jonas reconnut une petite pièce de monnaie, semblable à celle qu’il avait lancée au vieux conteur dans le tripot.
Le conteur ! Se pouvait-il que… ?
En détaillant le visage qui lui faisait face, à présent rasé de près, il vit son hypothèse confirmée – même si l’individu n’avait plus l’apparence d’une loque humaine. Jonas s’avança, mi-curieux, mi-irrité ; il croisa ses bras sur sa poitrine, malgré ses vêtements mouillés qui collaient désagréablement à sa peau.
« Quelle est cette blague ? Vous m’avez attiré ici ! Pour quelle raison ? »
Le vieil homme esquissa un petit sourire :
« Je vais tout vous dire ! Mais laissez-moi tout d’abord m’asseoir… »
Il s’approcha du mur et effleura une commande invisible. Aussitôt, une trappe s’ouvrit dans le lointain plafond de la tour. Suspendu à quatre montants métalliques, descendit un fauteuil ; ou, du moins, ce qui y ressemblait vaguement. Seule l’assise se dégageait d’un amas de tuyaux, rouages, ampoules clignotantes, tubulures de toutes sortes… Jonas contempla avec angoisse cette monstruosité.
Le conteur s’y installa et toisa Jonas avec malice :
« Je ne puis hélas vous proposer le même confort… Mais si vous avez des questions, je peux à présent y répondre ! »
Jonas sentit une vague d’inquiétude monter dans ses entrailles. À quoi jouait donc ce vieux schnock ?
« Vous pouvez garder ma pièce, déclara-t-il hâtivement, et me laisser repartir de cet endroit ! Je n’ai rien à faire de cette… poupée ! »
Visiblement irrité, le conteur se raidit dans son siège :
« Une poupée ? Comment cela, une poupée ? »
Sous l’assaut de sa colère, Jonas recula.
« Vous ne savez rien ! Laissez-moi vous raconter une tout autre histoire, et vous verrez les choses autrement ! »
Aussitôt, il entama son récit.
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