Les interventions de l’empereur indisposaient le conseil, qui s’était fort bien accommodé de sa passivité. Même si le souverain n'apparaissait plus à la salle d'opéra, certains prétendaient qu’il rencontrait en secret cette jeune chanteuse maigre et noiraude. Quelles idées cette fille sortie de rien avait-elle plantées dans sa tête ? Le général Zark et les autres membres du gouvernement s’accordèrent sur le fait qu’il fallait écarter au plus vite l'intruse. Si un accident devait lui arriver, l'empereur en concevrait une grande fureur. Mieux valait détourner d’elle son attention. En écoutant les musiciens du palais, ils apprirent qu'un inventeur venait de présenter au conservatoire de la ville une réalisation extraordinaire. Sans doute Adrian Phos Gantulga III apprécierait-il d’en voir la démonstration.
L’intéressé voulait refuser, mais Naïtine elle-même l’encouragea à découvrir cet étrange instrument dont tout le monde parlait.
« Qui sait ? Peut-être trouverez-vous cela amusant ? Vous pourrez me dire si cet appareil est aussi fabuleux qu’on le raconte ! »
Bien que sceptique, l’empereur finit par suivre son conseil et se rendit à l’opéra du palais pour assister à la présentation. Une foule de notables s’était déplacée pour admirer cette supposée merveille. Il commençait à s’impatienter quand le rideau bleu s’ouvrit sur une étrange structure, alimentée par un câble électrique : elle ressemblait à un assemblage de volutes métalliques, qui formaient une vague silhouette humaine, comme une danseuse stylisée. Le souverain fronçait les sourcils, interloqué.
Le créateur de la machine abaissa un levier. Elle s’éveilla à la vie : un lent frémissement se propagea le long de ses armatures, puis des arcs de lumière fusèrent en un balai de couleurs ravissantes. Un chant d’une pureté céleste s’éleva ; même s’il ne contenait aucun mot articulé, elle émettait une mélopée si aérienne qu’Adrian en resta sidéré…
Un premier air monta jusqu’aux fresques du plafond, lui fit songer à de douces soirées d’été… Puis un second, plus rythmé, lui évoqua des milliers de chevaux lancés au galop. Un par un, les morceaux s’enchaînèrent, accompagnés de lueurs sans cesse changeantes.
Adrian ne vit pas le temps passer. Il se laissa porter par la magie de cette musique insolite, jusqu’au milieu de la nuit. Enfin, les lumières moururent ; un tonnerre d’applaudissements retentit. Adrian lui-même se dressa dans sa tribune pour ovationner le spectacle, sans remarquer les regards satisfaits que lui jetait son entourage.
Le lendemain, quand il retrouva Naïtine sous la gloriette, l’empereur lui parla avec enthousiasme de l’étrange engin.
« Cela doit vraiment être merveilleux ! murmura la jeune fille, qui n’en pensait pas grand-chose.
— Pourquoi ne m’accompagniez-vous pas, la prochaine fois ? »
Elle lui adressa un sourire timide :
« Je ne me sentirais pas à l’aise au milieu de cette assemblée. Souhaitez-vous que je vous chante quelque chose, à présent ?
— Volontiers. »
Elle s’exécuta, mais dès les premières notes, l’empereur fronça les sourcils :
« J’ai déjà entendu cet air. N’avez-vous rien de nouveau à me faire entendre ? »
Naïtine baissa la tête, confuse :
« J’ai commencé à étudier un air, mais ce n’est pas encore parfait...
— Peu importe ! Je veux l'écouter ! »
Naïtine avait à peine eu le temps d’en assimiler la moitié. Peu sûre d’elle, elle donna une prestation si imparfaite que la honte la submergea. Sous le regard déçu de l'empereur, elle sentit sa voix se briser et s’éteindre.
« En effet, vous aviez raison. Il aurait mieux valu ne pas l’interpréter », déclara-t-il, inconscient de sa dureté.
Ce jour-là, il la quitta bien plus tôt que d’habitude, la laissant seule et abandonnée sous la gloriette.
Durant les jours qui suivirent, l’empereur ne semblait plus la visiter que par devoir. La solitude rattrapa de nouveau Naïtine, plus désespérante encore qu’auparavant. La fin de l'été arrivait à grands pas, les roses se fanaient et pleuraient des pétales couleur de sang autour d’elle. Elles abandonnaient derrière elles des ronces grises et épineuses, qui s’insinuaient dans le treillage métallique de la gloriette. La cage d’or devenait une cage de fer dans laquelle la jeune chanteuse, frêle oiseau, s’était laissée emprisonner. Aux premiers jours de l’automne, elle attendit en vain le souverain. Le temps était venu de regagner sa liberté. Après tout, qui irait l'en empêcher à présent que plus personne ne s’intéressait à elle ?
Naïtine monta dans sa chambre, emballa quelques affaires et se dirigea vers les communs. Elle avait soigneusement économisé ses gages. Cette somme lui permettrait de chercher sa voie sans se préoccuper du lendemain.
Personne ne fit attention à la mince silhouette qui se faufila au petit matin hors de l’enceinte du palais. La jeune fille courut à travers les rues qui sentaient l’essence et le crottin, les immondices et les fleurs fanées… Qui sentaient la vie. Elle éprouvait un pincement au coeur, mélange de regret, de culpabilité et de tristesse… mais elle était enfin maîtresse de son destin.
La machine avait hypnotisé l’empereur. Il se gorgeait des spectacles sans cesse renouvelés qu’elle lui offrait. Il suffisait de glisser dans son socle une carte perforée pour qu’elle interprète une nouvelle symphonie. Les musiciens de la cour veillaient à lui en proposer une nouvelle chaque jour.
Quand sa passion pour l’instrument se fut un peu assagie, Adrian songea de nouveau à mademoiselle Galle, à ses yeux noirs et brillants, à sa voix d’ange. Peut-être accepterait-elle de chanter en duo avec l'appareil ? Il apprit alors qu’elle avait disparu, dans l'indifférence générale. L’empereur sentit au fond de son cœur la morsure de la trahison. Était-ce ainsi qu’on récompensait ses largesses ? Il aurait pu la faire rechercher et traîner devant lui, mais l’ingrate ne méritait même pas son attention. Il savait, au plus profond de lui, qu’il était responsable de sa fuite, qu’elle lui avait fait confiance et qu’il l’avait négligée, mais il refusait de se l'avouer.
Seule la machine lui resterait toujours fidèle, en dépit de ses errements. Il passait des heures à l’écouter en contemplant le jeu de ses lumières vibrantes, la nuit comme le jour. Il se désintéressa de nouveau des conseils et de la guerre qui s’éteignait au cœur des champs de ruine. Le comte Zark et ses complices en éprouvèrent un grand soulagement : à présent que les lubies d’humaniste du souverain s’étaient dissipées, le gouvernement pourrait négocier la paix selon ses termes, sans se demander ce que pouvaient symboliser les drapeaux sur la carte.
Une nuit où il s’était enfermé dans la salle de spectacle avec la machine, Adrian vit une gerbe d’étincelle surgir du mécanisme. Un son discordant déchira l’air, puis les lumières moururent, en laissant derrière elle une obscurité quasi totale. Paniqué, l’empereur secoua la carcasse de métal, l’invectiva, la supplia… en vain. Seul le silence lui répondit.
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