Naïtine Galle avait peine à croire qu’elle ne rêvait pas. À ses yeux, le palais de l’empereur ressemblait à une véritable petite ville. L’immense bâtiment de pierre ocre, large et massif, formait un U autour d’une cour dallée. Tout autour s’étendait un parc aussi vaste que Luscine. Le logis qu’on lui avait alloué se situait dans la même aile que l’opéra : une suite aux murs pastel et aux meubles de bois blanc, plus luxueuse que tout ce qu’elle avait connu jusqu’à présent. Elle y avait trouvé des partitions et un piano laqué noir, grand comme un bateau. L’empereur lui faisait souvent porter d’autres présents : vêtements, bibelots, instruments de musique… La jeune fille n’osait lui dire que tous ces cadeaux l’embarrassaient.
Lors des réceptions données au palais, le souverain conviait Naïtine à venir chanter. Les invités se moquaient de son apparence frêle et de son allure maladroite, même s'ils appréciaient de l'écouter. Tout d’abord interloqués par le caprice de l'empereur, les notables de la cour et les membres du gouvernement avaient fini par se masser dans le petit théâtre. Naïtine éprouvait de la gêne face à cette foule qui s’intéressait plus à l’approbation de son maître qu’à son talent supposé.
La jeune fille se sentait seule, au point que même Pillot lui manquait. Des serviteurs venaient lui apporter ses repas, aussi variés que délicieux, mais en dehors des spectacles, elle se résignait à pratiquer son chant, dormir, manger et se distraire comme elle le pouvait. Sa bibliothèque bien fournie ne pouvait remplacer les contacts humains. Les musiciens impériaux logeaient non loin de là, mais elle les croisait peu. Jamais ils ne lui accordaient plus qu’un rapide salut, souvent associé d’une grimace, comme si sa présence les indisposait.
Au fil des semaines, Naïtine prit l’habitude de quitter sa retraite pour explorer le parc. Au début, elle ignorait si elle avait le droit de s’y rendre, mais personne ne l’arrêta. Parfois, elle était tentée de poursuivre sa route jusqu'à la ville, mais une vague crainte la retenait dans l’enceinte du palais.
Ce jour-là, le soleil brillait, tempéré par une légère brise ; dans la cour, des promeneurs habillés avec élégance profitaient de cette belle journée. Naïtine avait revêtu la plus simple de ses robes, en toile beige avec un peu de dentelle écrue autour du col et des poignets. Personne ne lui prêtait attention. La jeune fille admirait les arbres vénérables et les statues moussues qui apparaissaient au détour des bosquets. Elle en oubliait presque sa solitude.
Naïtine s’enfonça dans un labyrinthe de petites allées qui lui rappelaient un peu Luscine. Derrière un énorme massif de buis, elle découvrit une alcôve où s’élevait une gloriette de métal sombre, sur laquelle grimpaient des rosiers rouges. Une fontaine sculptée d’angelots chantait juste devant l’entrée. La chanteuse s’assit sur le banc et s’assoupit dans le parfum des fleurs.
Elle s’éveilla en entendant quelqu’un pénétrer dans son refuge. Quand elle ouvrit les yeux, elle aperçut un homme mince, jeune encore, au visage étroit et à la mine sévère. Il la dévisagea avant de demander :
« N’êtes-vous pas la chanteuse, mademoiselle Galle ? »
Naïtine se redressa, surprise :
« Oui, c’est bien moi. Et vous êtes… »
Elle blêmit en reconnaissant l’empereur. Bondissant sur ses pieds, elle esquissa une révérence hâtive. Quand elle releva la tête, elle rencontra un sourire amusé :
« Inutile de faire tant de manières, mademoiselle Galle. Voilà plusieurs semaines que vous chantez pour moi et que vous avez ramené l’émotion au sein de mon cœur. J’ignore par quelle magie une petite chose telle que vous peut m’apporter autant de réconfort. Y a-t-il quelque chose que vous désiriez plus que tout ? »
Naïtine baissa la tête, les doigts crispés sur ses genoux :
« De la compagnie… » avoua-t-elle sans réfléchir.
Aussitôt, elle plaqua ses deux mains sur sa bouche, rouge de confusion. L’empereur fronça les sourcils :
« Vous vous sentez seule ?
- Je n’ai plus personne, répondit-elle tristement. Tous ceux que j’aimais sont morts ou ont dû fuir… »
Le souverain la dévisagea, interloqué. Cela faisait bien longtemps que personne ne lui avait parlé avec tant de naturel.
« On m’a dit que vous étiez une réfugiée, se souvint-il pensivement.
— Ma ville d'origine, Luscine, se situe dans un état neutre… mais elle se trouvait au mauvais endroit. Quand le champ de bataille s’est étendu… »
Oubliant à qui elle s’adressait, elle lui raconta l’invasion, sa fuite, sa rencontre avec Pillot et sa longue route vers la capitale. Enfin, elle secoua la tête avec tristesse :
« À quoi cette guerre a-t-elle servi ? Ceux qui l’ont décidée ne se rendent pas compte des malheurs qu’elle entraîne pour le peuple ? »
Aussitôt, Naïtine s’aperçut qu’encore une fois, elle n’avait pas su retenir ses paroles.
« Je ne voulais pas critiquer Votre Majesté ! s’écria-t-elle, paniquée.
— N’ayez aucune inquiétude, mademoiselle Galle. Vous avez traversé tant d’épreuves… Je comprends mieux d’où viennent les sentiments que vous insufflez dans votre voix. Que diriez-vous de nous rencontrer tous les jours ici, à cette même heure ? Rien ne vous empêche de chanter pour moi seul. Votre voix se suffit à elle-même. »
Profondément soulagée, Naïtine sourit timidement.
« Ce sera bien volontiers… »
Adrian ignorait ce qui l’avait poussé à proposer cet arrangement à la jeune fille. Il comprenait à présent à quel point sa position l’avait tenu loin des souffrances et des aspirations du peuple.
Même si certaines décisions ne pouvaient être remises en cause, il s’intéressa un peu plus au déroulement des conseils ; il prit la parole de plus en plus souvent, pour s’inquiéter de la sécurité des civiles. Le général en chef des armées, le comte Zark, s’irrita des interventions de l’empereur :
« Je ne voudrais pas offusquer Sa Majesté, mais pourquoi douter ainsi de notre compétence ? Votre Majesté nous a toujours accordé sa confiance jusqu’à présent !
- Général, ma confiance vous reste acquise en tout ce qui concerne la conduite des hostilités. Malgré tout, je constate que pour vous, ces villes ne représentent que des drapeaux sur la carte. Pourtant, à chaque fois que l’une d’elles est rasée, des personnes perdent au mieux leur logis et leurs biens, au pire leur vie. »
Tandis qu’il défendait ses positions, il sentait une énergie nouvelle affluer en lui. Son ennui teinté d’amertume s’évaporait. Il s’éveillait chaque jour un peu plus à la vie et attendait avec impatience le moment où il pourrait s’évader vers la gloriette nimbée de roses, où il écouterait mademoiselle Galle chanter pour lui seul.
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