Un terrible branle-bas régnait à Luscine ; dans des rues encombrées de débris, tous les habitants valides prenaient la fuite. Chargés de ballots et de valises, ils couraient comme des volailles sans tête, au milieu des bâtiments effrités et des véhicules rouillés. Où pouvaient-ils aller dans une ville encerclée ?
Au loin s’élevait un grondement inquiétant, qui semblait faire vibrer jusqu’au sol sous leurs pieds. Penchée à la fenêtre, la jeune Naïtine tentait d’apercevoir leurs agresseurs. Sa longue chevelure acajou pendait le long de son cou mince. Ses yeux ronds et noirs scrutaient la semi-pénombre du soir avec un désespoir croissant.
« Tu dois fuir… »
Elle se tourna vers sa tante, si frêle qu’elle ressemblait à un fagot de brindilles. Ces derniers temps, la faim tenaillait Luscine. L’hiver battait son plein ; ses habitants se trouvaient réduits à attaquer leurs ultimes réserves. Depuis des mois, les armées de l’Empire du Vieux continent dévastaient le pays. Aux dires des rares voyageurs, il ne restait plus aux alentours qu’une terre brûlée et labourée, où s’élevaient par endroits des tas de ruines.
Les gens de Luscine avaient tenté de poursuivre leur existence comme ils le pouvaient, mus par le vague espoir que la guerre s’arrêterait à leurs portes. Une tragique utopie, mais face au conflit qui ravageait le monde, que pouvait une si petite ville ?
Naïtine se tourna vers la vieille femme, qui lui adressa un sourire désolé.
« Tu dois me laisser, mon enfant… File, aussi loin que tu le peux… »
Le grondement s’était accentué ; les murs du petit immeuble tremblaient. L’Empire n’avait même pas eu besoin de lancer ses avions pour écraser Luscine. Peut-être l’armée voulait-elle garder l’endroit intact… mais elle n’épargnerait pas pour autant ses habitants.
Les yeux pleins de larmes, la jeune chanteuse serra sa tante entre ses bras, puis attrapa le bagage qu’elle avait préparé au cas où elle devrait arriver à cette extrémité. Un sac léger, pour ne pas faire ployer son corps mince, qui contenait quelques vivres, une gourde d’eau et une couverture roulée. Des détonations et des cris s’élevaient à présent dans les rues. Naïtine lança un dernier regard à sa tante et dévala les marches, en espérant qu’il n’était pas trop tard…
Quand elle sortit du bâtiment, les chars avaient déjà pénétré dans la ville ; les pavées se brisaient sous leur masse, tandis qu’ils avançaient au milieu des Lusciniens affolés, comme s’ils écrasaient une fourmilière. Des cadavres jonchaient le sol ; elle détourna les yeux avant de faiblir.
Heureusement pour elle, Naïtine connaissait Luscine comme sa poche. Elle fila dans une ruelle déserte qui donnait vers les faubourgs et courut droit devant elle, guidée par ses seuls instincts. Enfin, elle découvrit un champ immense de terre labourée, où pointaient des troncs calcinés et des murs effondrés. Si elle voulait survivre, elle devrait traverser ce paysage lunaire.
À chaque pas, la jeune fille se tordait les chevilles sur le sol gelé. La nuit tombait ; le froid et la faim commençaient à la tenailler. Au moment où elle perdait courage, Naïtine aperçut au loin un bosquet qui avait échappé au désastre. La Luscinienne rassembla ses dernières forces et atteignit enfin le bouquet d’arbres. Exténuée, elle s’allongea sur l’humus et tira de son sac la couverture, dans laquelle elle se pelotonna en tremblant. Terrassée par l’épuisement physique et moral, elle sombra dans un sommeil troublé.
Encore à demi ensommeillée, Naïtine sentit une poigne violente lui saisir le bras et la tirer de son lit improvisé : elle se débattit, en vain. Quand elle se calma enfin, elle se retrouva face à un homme qui ressemblait à un tas de chiffons. Entre son chapeau de feutre et son épaisse écharpe apparaissaient des yeux perçants et un nez grossier. Un rire guttural échappa à l’étrange individu :
« Qu’est-ce que nous avons là ? Une gamine maigrichonne… Tu viens de Luscine, je suppose ? »
La jeune fille baissa la tête, accablée.
« Laissez-moi partir… bafouilla-t-elle. S’il vous plaît…
— Allons, pourquoi je ferais ça… ? Si tu es arrivée là, c’est que tu es plus coriace que tu en as l’air ! »
Il la lâcha enfin :
« Je ne m’attendais pas à trouver quoi que ce soit de vivant dans le coin. J’allais prendre tes affaires, mais j’ai pour règle de ne voler que les morts. Et qui sait… tu peux sans doute servir à quelque chose. »
Il lui tendait une main sale et calleuse :
« On m’appelle Pillot.
— Naïtine Galle, bafouilla-t-elle.
— Bienvenu à bord, gamine ! »
Il se redressa et la hissa sur ses pieds.
« Je vais te faire traverser cet enfer. Tu as de quoi me payer ?
— Vous… payer ? »
Elle baissa le regard vers sa sacoche et secoua négativement la tête. Pillot leva les yeux au ciel :
« Il a bien quelque chose que tu sais faire ?
— Juste… chanter…
— Chanter ? »
Pillot explosa de rire :
« C’est pas ça qui fera bouillir la marmite ! »
Humiliée, Naïtine se raidit, et répondit de la seule manière qu’elle connaissait. Elle prit une grande inspiration, ouvrit la bouche et laissa sa voix monter dans le silence du petit matin. Un air triste et chargé de mélancolie s’éleva dans un vibrato d’une extrême pureté, où elle déversait son cœur, son âme, ses peines et un infime espoir. Pillot l’écouta, figé par la surprise. Quand, enfin, sa voix mourut, l’homme lui tapota l’épaule, les yeux brillants :
« Avec un talent comme le tien, je suis sûr que même l’empereur serait prêt à payer une fortune pour t’entendre ! »
Avec un grand rire, il ramassa la sacoche de Naïtine et la lui lança :
« Alors, tu viens ? »
La jeune Luscinienne opina en silence. L’homme semblait savoir comment survivre dans cet enfer. Avec lui, elle avait peut-être une chance de s’en sortir. Elle se préoccuperait du reste plus tard. En s’accrochant à cette pensée, elle suivit Pillot à travers le champ de bataille déserté.
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