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tome 1, Chapitre 2 « Fugenjikkou* » tome 1, Chapitre 2

Silence.

Adossé contre le muret de pierre blanche, l’une de ses paumes est demeurée entrouverte, l’index à demi replié, pointé en direction du ciel. Sa figure crayeuse est pareille à un défi à la face du monde. Sa bouche édentée, à demi entrouverte, laisse deviner une langue désormais bleue ; un peu de salive a coulé sur son menton, avant de se perdre dans les poils drus de son bouc. Dans ses yeux, devenus laiteux, il contemple son reflet. Dans le creux de son autre main, on l’a trouvé, une minuscule plaquette de bois laquée sur laquelle quelqu’un a tenté – lui, peut-être ? – de graver un mot.

Silence.

La main sur le mur, il en éprouve la surface, lisse par endroit, granuleuse à d’autres, parfois des trous ; impacts de balles imaginaires ou réelles. Ses doigts courent dans les sillons, s’arrêtent sur les aspérités, glissent sur les creux empoussiérés, et alors s’échappent un fin brouillard jaunâtre, heurtent les caillasses indésirables et misérables. En dessous, la tête penchée en arrière, un mort contemple le ciel, la bouche entrouverte, avec des yeux caves. Dans sa main, comme pour témoigner, il a emporté avec lui une lamelle de bois : Fu.

Silence.

Le ciel est clair, la lune est matière, lumineuse et salutaire. Pourtant l’obscurité de la ruelle le désespère. Projetées sur les murs, des ombres bleues et rouges s’alternent en silence ; un soupir s’échappe de sa bouche. Plongée dans sa poche, sa main en sort une paire de gants de caoutchouc qu’il enfile aussitôt, répandant dans l’atmosphère une fine poussière blanchâtre qui s’enroule en une minuscule colonne autour des vents ascendants.

Silence.

La matière claque sur sa peau, la poussière s’envole, dérisoire, minable. Du regard, il en suit la trajectoire, folle, chaotique, puis la perd, dispersée dans les airs.

Silence.

Derrière lui, des silhouettes s’agitent, pareilles à des automates dont une main invisible remonterait de temps en temps le mécanisme ; il aperçoit leurs ombres grotesques projetées sur le mur crayeux, crayeux comme la face de cet homme, dont le visage ressemble à s’y méprendre à la lune. Taiseux, il observe le lugubre ballet des pantins de chair, baigné par les couleurs loqueteuses des gyrophares. Contours flous avec la foule en perspective, ils ressemblent aux personnages secondaires d’une histoire, ceux dont on ne fait qu’apercevoir, au travers des mots, l’invisible présence.

Silence.

Accroupi sur l’asphalte humide, en équilibre sur l’extrémité de ses orteils, il tend une main blanche en direction du visage crayeux. De fines marbrures pourpres parsèment ses joues, malgré la pâleur de son teint. Baigné par la lueur des gyrophares, il ressemblerait presque à un masque Nô, si ce n’était la rigidité de ses chairs et le teint laiteux de ses yeux. De derrière lui parvient la rumeur de la rue, mélange de conversation et d’ordres assénés par le mégaphone du capitaine, chargé d’éloigner les badauds trop curieux.

Silence.

Les coudes appuyés sur les hauts des cuisses, les doigts croisés, il contemple le regard fixe du cadavre gisant, puis la plaquette de bois, serrée au creux de sa paume.

Silence.

Suspendue dans les airs, elle se balance cependant que de fines gouttelettes s’écrasent sur la surface épaisse du sachet en plastique. Un éclat manque, de même qu’il remarque l’empreinte des ongles dans le bois. Les yeux étrécis, il fixe le kanji gravé à la hâte.

Silence.

À la lueur des lumières de la ville, il croit deviner la présence d’un second tracé, demeuré inachevé. D’un geste, il appelle l’une des ombres demeurées en arrière. Le bras suspendu en l’air, il tend le sachet ; les yeux toujours fixés sur le cadavre livide, comme s’il essayait de lui soutirer son secret.

Silence.

Autour de lui, d’autres s’agitent. Mais ce ne sont que des ombres blanches sans forme, des silhouettes floues, dont les vocalises ne sont que des borborygmes indistincts.

Silence.

Quelqu’un s’empare du sachet ; il sent la tension exercée sur sa main lorsque l’autre s’en empare. Temps décomposé, ses doigts s’ouvrent, lentement mais sûrement, sans hâte ; le plastique glisse sur sa peau synthétique dans un chuintement aussi lointain qu’indistinct.

« Azassu. **»

Le mot est semblable à l’apparition qui se tient derrière lui ; un fantôme, fait de sons mis bout à bout.

Silence.

Derrière lui, un bruit de pas, heurté, sec, ferme ; il soupire et se ferme.

Silence.

Enfermé en lui-même, il n’écoute pas l’autre. Sa bouche s’ouvre sur des sons inarticulés tandis que ses bras s’agitent en d’inutiles moulinets. Sur son front luisant, des perles de sueurs dévalent les vallées creusées de son visage jusqu’à la commissure de ses lèvres, qui les expulsent en une myriade de minuscules postillons.

Silence.

Il n’a pas dit un mot, ou plutôt il n’ouvre pas la bouche ; dans le miroir son autre parle à sa place.

Silence.

L’autre affiche une mine satisfaite. Pourquoi ? Il ne s’en préoccupe pas ; adossé au mur, la face crayeuse, le mort le fixe de son regard vide.

*les actions pèsent plus que les mots.

**Merci (argot ; contraction de « arigatou gozaimasu », merci beaucoup)


Texte publié par Diogene, 21 mai 2020 à 09h58
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