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tome 1, Chapitre 28 « Memento Mori » tome 1, Chapitre 28

«  I simply am not here.  »

Porcupine Tree – Anesthetize

Sanne n'aurait su dire dans quel ordre les événements se succédèrent ensuite. La seule chose qu'elle savait, c'était qu'elle était de retour dans la cellule. Et les mots de la New Light, elle les savait aussi ; susurrés dans le couloir quelque part, ils l’avaient atteinte comme des poignards.

Vous me cachez des choses. Maintenant vous savez ce que je réserve à ceux qui me mentent. Je vais vous briser. Je ne suis pas quelqu’un de méchant. Vous torturer. Je ne fais que mon travail. Vous me direz tout. Je n’ai pas le choix. Vous me direz tout.

Sanne s’était recroquevillée dans un coin et n’avait plus bougé. Sans aucune notion du temps. Dans le noir. Quand elle voulait réorganiser ses souvenirs tout se mêlait, ça n’avait ni queue ni tête. C’était du vide. Du rien. Que s’était-il passé ? Vous me cachez des choses. Un événement affreux, tragique. Mais quoi ? Elle ouvrait les yeux sur l’ombre parfaite. C'était ce rien qui lui apparaissait, avec son immense potentiel de rien et son absence d'émotion. Elle tendit la main et en accrocha la texture aérienne.

Je vais vous briser.

Sanne se souvint d’une chose. Il y avait eu une ouverture vers l’extérieur dans sa première cellule. Ici, rien. C’était pour ça, le noir.

Sa première cellule. Oui, il y avait eu une première cellule. Je n’ai pas le choix. On l’avait déplacée, on l’avait fait sortir. Oui… pour l’interrogatoire. Tout cela lui semblait flou et lointain. Ne restaient que les mots, étrangement clairs. Je n’ai pas le choix. Vous me direz tout.

Sa respiration était régulière. Son pouls d'une normalité effarante. Son sang fourmillait. Sans accroc ni souci son corps fonctionnait, bien, trop bien.

Le temps passa. Rien, le rien si à propos et si libérateur de l'instant présent, baigné dans la solitude salvatrice, emplit chaque seconde et milliseconde.

Mais vint un moment où le rien lui fut enlevé. A la place il y eut ce drôle de souvenir dans sa tête. Encore un souvenir. D'abord seul... puis accompagné d'un bariolé collègue.

Sanne les refusa. Ils partirent. Le répit cependant fut de courte durée : ragaillardis par l'adversité semblait-il, ces fourbes revinrent en fanfare. Ils avaient recruté un troisième membre, et un quatrième, pour grossir la mosaïque de détails qui reconstituaient les choses sous son crâne.

La réalité cherchait à reconquérir son royaume, érigeait échelles et échafaudages pour coloniser la bulle d'infini dans laquelle Sanne s'était enfermée. Un coup, deux coups, de souvenir en souvenir tout lui revenaient par flashes atroces.

Le couloir trop blanc lui blessait la rétine. Le visage de Duke.

Le visage de Duke. Maintenant vous savez ce que je réserve à ceux qui me mentent.

Mais oui, Duke était mort. L’irréalité de la constatation la frappa, plus durement encore que le discours vénéneux de la vieille en habit de moine.

Sanne avait soudain besoin de hurler, se déchirer la gorge de ses ongles. Elle n’avait pas réussi à le regarder en face, par cette petite vitre ; elle n’avait pas eu la force de tenir jusqu’au moment où la lueur avait quitté ses yeux à lui, emportée par le calmant, le faisant sombrer dans un sommeil sans remède, sombre, glacé. Il était tombé dans les profondeurs de l’océan, dépouillé de son identité, vide de tout. Anonyme. À jamais rayé du monde. Exécuté dans une violence trop pleine de douceur.

Les images qui affluaient derrière ses paupières ouvraient des blessures saignantes dans l’esprit de Sanne, qui ne pouvait rien faire pour les cautériser. Elle continuait de saigner en silence, des sanglots la secouaient, elle se noyait dans ses larmes.

Vous torturer.

Je ne fais que mon travail.

Bientôt, ce serait son tour. Elle ne se faisait pas d’illusions. Depuis le début, la New Light avait des soupçons. Si elle avait gardé Sanne en vie, c’était pour la marquer au-delà de tout espoir de guérison, la briser, comme elle avait bien dit, pour lui soutirer des informations. Maintenant qu’il lui était impossible de rejoindre ses rangs, Sanne ne demandait qu’à trahir Memoria, si seulement cela lui était utile. Mais son état de Transformée lui interdisait le salut. Rien de plus clair. On voulait l’avoir à l’usure, au degré de douleur qu’elle ne pourrait plus supporter. Une fois qu’elle aurait subi les tortures qu’on lui réservait, une mort par euthanasie lui semblerait infiniment préférable à une courte vie de souffrances.

De toute façon, après ce qu’il était arrivé à Duke, elle n’était pas certaine de vouloir survivre.

Si seulement quelqu’un la soulageait de sa solitude… rester seule avec la mort d’un autre, cet autre, pesait trop lourd sur ses épaules.

Elle essaya de se concentrer sur la rumeur fragile de la pluie qui s’était mise à tomber.

Brusquement, son attention se dirigea vers le couloir. Elle venait de percevoir un bruit de pas. Loin dans le bâtiment mais il se rapprochait, furtif, rapide. Sanne se leva.

Après deux minutes, la cellule s'ouvrit. Sanne eut un mouvement de recul en reconnaissant l’employée qui avait noué les sangles autour de Duke. Déjà son tour ?

Non, quelque chose n’allait pas. L’autre ne portait plus son uniforme blanc, mais un jean et un manteau râpé.

— Ne vous affolez pas, chuchota-t-elle. Je veux vous aider.

— N’approchez pas !

— Chut. Continuez à crier, et vous êtes perdue.

— C’est vous qui l’avez attaché, cracha la Chasseuse dans un marmonnement furieux. C’est vous qui l’avez tué.

La femme la considéra un moment.

— Nous n’étions pas bons amis, dit-elle lentement, mais à aucun moment je n’ai souhaité sa mort. Lui et moi nous connaissions. Nous servons la même cause, ajouta-t-elle en baissant encore la voix. Je pensais pouvoir vous faire sortir tous les deux, mais… vous étiez là. On ne m’a pas laissé le choix. J’ai fait ça pour ne pas me trahir. Et pour vous sauver, vous.

Sanne tremblait de tous ses membres. Ainsi, cette femme était un contact de Duke…

— Écoutez. Je m’appelle Effy. Vous ? Votre…

Votre substitut d’identité ?

— Votre nom ?

— Sanne.

— Sanne, je veux vous faire sortir d’ici.

Effy eut l’air gêné en disant cela.

— Il y a un périmètre de sécurité, forcément après les attaques de la nuit dernière dans d’autres centres, mais je connais le moyen de le contourner.

— C’est risqué ?

— Oui, un peu. Mais c’est votre seule chance. Vous préférez rester ici ?

On lui offrait la possibilité de vivre. Enfin… vivre, peut-être pas, mais s’épargner des souffrances inutiles… si elle s’échappait, elle pourrait toujours trouver un coin où succomber à ses crises en paix.

Elle soutint le regard d’Effy, qui lui faisait parvenir plus de sympathie et de pitié qu'elle n’aurait su en assimiler. Pourquoi avait-il fallu qu'on la regarde comme ça ? Comme un être gisant sur le trottoir, qu'il aurait mieux valu écraser jusqu'à la moelle pendant qu'il en était encore temps. L’employée posa une main sur son épaule pour la réconforter, mais cela n'aida pas du tout.

La Chasseuse se dégagea et prit une grande inspiration.

— Je viens avec vous, décida-t-elle.

Tout pour que le cauchemar s’arrête. La Chasseuse ne s’y attendait pas, mais Effy lui accorda un sourire reconnaissant. Elle aussi devait se sentir terriblement responsable de ce qu’il était arrivé à Duke, et se jetait sur l’opportunité d’épargner à quelqu’un le même sort.

Enfin, Sanne l’espérait. S’il s’agissait d’un tour que lui jouait le centre, à la recherche d’éléments supplémentaire pour lui infliger toutes ses tortures en paix… mais elle n’avait pas d’autre choix que de saisir cette main qu’on lui tendait. Pour le meilleur ou pour le pire.

— Très bien. On bouge, indiqua Effy. Vite.

Ne plus réfléchir pour le moment. Elles sortirent dans le couloir désormais plongé dans le noir. Effy alluma une lampe torche qui leur éclaira un mince faisceau. Sanne se laissa entraîner, frissonnait quand sa guide se tendait ou s’arrêtait pour prêter l’oreille, se cachait quand elle lui disait de se cacher, comme elle le pouvait.

D’autres couloirs, des escaliers qui montaient parfois, descendaient aussi. Elles passèrent dans un corridor de la mort, bardé de cabines d’euthanasie toutes fermées pour l’heure. Sanne résista à l’envie de se couvrir les yeux. Il lui semblait voir Duke derrière chacune de ces vitres, en train de mourir. Effy accéléra l’allure ; elle ne se sentait pas mieux.

Enfin, la course prit fin dans un recoin du centre qui ressemblait à un débarras de matériel usité. L’envers du décor.

Les quartiers réservés au personnel.

— Nous avons eu de la chance, souffla Effy. Avec encore un peu de chance, tout sera fini derrière ce sas.

Elle appliqua un badge pour le débloquer. Un rideau de pluie mince se révéla contre la nuit noire. Elle propulsa Sanne sous l'eau et l'exhorta à avancer.

Elles traversèrent une cour où étaient entreposés conteneurs et préfabriqués mi-tôle, mi-plastique. Leurs pas étaient repris en échos mats. Le chant de cet endroit était un chant étouffé, confiné.

Effy et la Chasseuse franchirent un deuxième, un troisième passage sécurisé, sans rencontrer de patrouille. Celle-ci s’était concentrée sur l’avant et les côtés du bâtiment, sûrement.

— Arrêtez-vous !

Sanne s'immobilisa et réprima une toux, qui s'intriqua dans sa poitrine. Là-bas, un rayon de lumière rouge stationnaire peignait les gouttes. Son cœur fit un bond vomitif sous ses côtes.

Mon Dieu, songea-t-elle. Je ne sais pas si vous êtes là, mais s'il vous plaît, si vous m’entendez, soyez gentil et faites que ce ne soit rien. Laissez-moi partir de cet endroit maudit.

— C'est bon, dit Effy, soulagée. Il est là.

Elle fit un geste du bras, sur quoi la lumière s‘éteignit et une silhouette s’approcha. Les deux femmes virent à sa rencontre.

L'homme avait des allures ténébreuses, vêtu d'un sweater à capuche dont dépassait un brin de cheveux noirs. Il rabattit sèchement la capuche : Roy, le visage rendu presque métallique par le rayon de la lampe-torche d’Effy.

— Eteignez ça, grinça-t-il.

Effy secoua la tête, comme si elle s’étonnait d’avoir été assez dispersée pour oublier d’éteindre sa lampe.

— Wy… Duke ? demanda l’homme dans un murmure.

Effy inspira nerveusement et fit un signe négatif. Il serra les lèvres, mais ne fit plus allusion à son frère.

— Bon, vous ne tenez pas à mourir, je suppose ? fit-il. Allons-y. Vite.

Effy hocha le menton. Elle serait de la partie, elle aussi ; rester en retrait après ce qu’elle avait fait serait du suicide. Bien sûr. Roy saisit Sanne par les épaules et tous trois se mirent en route sous la pluie, s’éloignant à chaque foulée du centre de malheur. S’éloignant du cauchemar.

— Merci, dit Sanne à ses deux sauveurs, d'une voix nouée.

Ils ne l’entendirent peut-être pas.


Texte publié par Jamreo, 24 décembre 2019 à 11h19
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