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tome 1, Chapitre 25 « Culpabiles » tome 1, Chapitre 25

Irak, été 2020.

Le soleil faisait briller la carrosserie des voitures. Le ciel chargé de poussière et de terre volante avait la teinte violente du zénith, et les soldats l’impression qu’un marteau leur frappait le front sans pitié ni répit. Les deux plus costauds étaient postés devant les portes du hangar, mains dans le dos, et affichaient un air stoïque.

Enfin, un nuage de poussière se détacha de l’horizon, soulevé par une jeep dont le vrombissement se répétait en écho dans l’immensité du désert d’Arabie.

La troupe avait quitté la ville de Nassiriya une semaine plus tôt, sur les conseils de leurs informateurs.

La présence américaine sur le territoire s’était au fil des années déployée partout en Irak et aux frontières voisines ; les générations de soldats s’étaient succédé pendant des décennies et le pays n’avait plus de secret pour les plus anciens. Les nouvelles recrues s’endurcissaient et prenaient rapidement confiance au contact des vieux loups et de leur expérience impressionnante. À dire vrai, les Etats-Unis avaient si longtemps occupé ce coin du monde qu’ils avaient commencé de le façonner pour leurs propres besoins.

Malheureusement, le confort que l’habitude et la connaissance apportaient se contrebalançait d’un souffle de révolte. Jusqu’à présent, on avait réussi à juguler cette dissension qui revenait de manière cyclique hanter les rangs de l’Armée, particulièrement parmi les jeunes. Combien de temps encore ? Au pays, derrière l’océan, on ne soutenait plus de manière unanime l’effort de guerre. Les troupes ne recevaient que sporadiquement des nouvelles de la Gouvernance, mais c’était assez pour leur rendre le sommeil moins léger la nuit, au son du vent sifflant.

C’était un fait, la quête des armes de destruction massive se poursuivait sans réel succès. Mais le gouvernement refusait de lâcher prise, dans une folie quasiment paranoïaque.

Il fallait aller jusqu’au bout de ce que l’on commençait.

Pour cette opération précise, on avait favorisé la présence d’éléments aguerris. Certains nouveaux étaient faits d’une matière trop tendre. Ils n’auraient pas compris.

La bise brûlante balayait sans fin la terre sèche, emplie de beauté aride et mortelle. La pointe nord du désert était un endroit terrible dans les mois d’été. La poussière blessait les yeux et rendait la respiration difficile. On pouvait se prendre à envier les âmes terrées dans la fraîcheur du hangar ; puis on se souvenait du sort qui leur serait bientôt réservé. Alors, on endurait en silence la chaleur et le manque d’eau.

La jeep s’arrêta. L’homme buriné qui sauta de l’arrière n’était pas en tenue militaire. Le Major général Gill, chef de la division, était un élément redouté et redoutable ; il n’avait quasiment plus quitté l’Irak depuis quinze ans et son tableau d’actions était bien rempli. Il avait acquis au fil de sa carrière une parfaite maîtrise de l’arabe, ainsi que de solides notions de kurde, d’azeri et de variantes régionales. Ses heures de gloire, il les avait récoltées dans la province de Ninive en 2017 et on le respectait en haut-lieu.

Certains disaient qu’il était fou. Qu’il s’était créé un personnage ; on n’aurait su déterminer si l’homme derrière le masque était toujours présent. Il était vrai que son comportement ne se situait pas dans la norme : autorité démesurée, idées de persécution, délires, actes de cruauté envers ses propres effectifs… phrases cryptiques dans différentes langues, énoncées dans son sommeil de plus en plus troublé, qui empêchait généralement ses voisins les plus proches de dormir.

La guerre l’avait changé. Il avait des yeux injectés de sang et une étrangeté notable résidait dans ses traits, l’accompagnait partout. Il descendit de la jeep, accueilli par un silence de mort. Personne n’osa relever sa tenue pour le moins décontractée : une veste en jean, des lunettes de soleil, une barre de fer rouillé dans la main.

— Major, salua le brigadier en s’avançant. Où sont vos armes ?

Gill eut un sourire doux, absent. Le ciel brouillé se reflétait dans ses lunettes. Il désigna la barre qu’il tenait et, dégageant un pan de sa veste, révéla le manche de ce qui semblait être un couteau dans la poche de son pantalon.

Il remit sa veste en place et renifla bruyamment.

— Ils sont tous là ? fit-il en désignant le hangar.

— Affirmatif.

Le Major eut un autre sourire qui, cette fois, dévoila ses dents. Une de ses canines était faite d’or et resplendit crûment au soleil.

— Dans ce cas, qu’est-ce qu’on attend pour leur faire cracher le morceau ?

:::

Il y avait un grand vide autour de Selena, qui avait la sensation de perdre pied.

Sanne manquait à l’appel. Duke était désormais tout aussi injoignable ; le signal aboutissait mais il ne décrochait pas. Ayn et Donovan avaient disparu. Mathel ne répondait pas quand on toquait à sa porte. Selena avait essayé de tourner la poignée – même si c’était déloyal ou peu correct, elle s’en fichait. Eh bien, la porte était fermée à clé. Elle avait patienté un petit moment, l’oreille collée au bois, pour discerner un discret ronronnement et des voix assaisonnées de friture. Mathel écoutait la radio. Selena avait repensé à son oncle lorsqu’il se branchait sur ses programmes favoris - le plus souvent, les commentaires des affrontements les plus populaires à l’Arène. Elle n’avait pas réussi à saisir tout ce qu’il se disait, mais il s’était produit quelque chose dans la ville, ce soir. Et cela impliquait les New Lights.

Préoccupée, Selena s’était éloignée. Dans l’église, à part elle, il n’y avait donc personne. Niaisement, elle s’était tenue prête à terminer la nuit de travail en bonne et due forme et avait vainement attendu qu’Ayn la rejoigne. Lui qui, après sa crise de larmes, avait retrouvé vigueur et espoir comme dans le dernier sursaut d’un condamné à mort, qui s’agite sans résultat avant de plonger dans le trépas. Elle avait attendu que les travailleurs au balcon remballent leur matériel. Pour une fois, elle avait même souhaité voir le visage malade de l’Incube.

Il lui avait semblé saisir des chuchotis et des bruits d’objets déplacés venant du presbytère mais n’avait pas osé se lever, crispée sur son banc, certaine à présent que quelque chose clochait.

La porte marquée Reliques s’était ouverte. Heureusement, Selena s’était retenue de crier un Docteur Ayn ! rassuré. Ce n’était pas Ayn. C’était un de ces hommes à machette chargés de veiller sur les cobayes en sommeil ; mais il avait délaissé son arme et enfilait à la va-vite un sac à dos sur ses épaules. Il parut déconfit en la voyant. Ce qu’il tenait dans une main tomba au sol, une boîte dans un chiffon sale. Il se baissa en marmonnant des excuses inutiles puis s’en fut sans demander son reste, slalomant entre les bancs, tel un voleur.

Selena avait pris son courage à deux mains et s’était levée pour tambouriner une nouvelle fois au bureau de Mathel.

— Judith ? Judith ! Judith, je sais que vous êtes là ! Je vous ai entendue !

Derrière la paroi, un geignement lui répondit. Ce n’était pas Mathel, non, c’était l’Incube. Selena avait serré le poing pour relancer les tambourinements, quand la porte se débloqua enfin. Mathel n’avait pas bonne mine, méconnaissable, ses cheveux emmêlés. Son bureau était recouvert de papiers et d’objets en désordre, une tasse de café s’était renversée par terre et la radio continuait de toussoter dans son coin. Derrière, contre le mur, se découpait le corps filiforme de l’Incube. Des grondements couvaient dans sa gorge. On aurait dit un chien en détresse.

— Quoi, Moors ? Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez à la fin ? lança Mathel.

— Je… je voulais juste vous signaler que Ayn n’est pas là pour…

— Ma pauvre fille, coupa l’autre, laissez tomber ça et barrez-vous.

Elle voulut refermer la porte mais Selena fut plus rapide et y inséra son pied, agrippant la poignée pour mieux résister.

— Bon sang, Moors, lâchez-moi la grappe ! Vous n’avez pas des affaires à empaqueter, non ?

— Pourquoi ? Vous abandonnez le navire, c’est ça ?

Silence. Mathel avait un air absolument épouvantable, ses mèches jetées n’importe comment devant ses yeux et le souffle court.

— Oui, dit-t-elle. C’est ce que je suis en train de faire. C’est fini, vous comprenez ?

Selena demeura stoïque. Beaucoup d’émotions se disputaient la place dans son esprit et il en résultait une impression flottante, celle d’être enfermée dans un cocon et de ne pouvoir appréhender la réalité.

— Comment cela, fini ? s’entendit-elle marmonner.

— Comme dans le mot qui commence par un f et se termine par un i. Je suis sûre que vous le connaissez, brailla la docteure en retournant à ses affaires.

Eh bien. La déroute n’aidait pas Mathel à montrer le meilleur d’elle-même, cette espèce de gausserie puérile lui allait mal. Elle triait à la va-vite ce qu’elle allait emporter et ce qu’il lui faudrait jeter, marmottant de temps en temps des choses à l’Incube.

Selena s’interrogea, obscurément, sur ce que l’Incube fichait là. Elle n’eut pas le temps de tirer ses conclusions, coupée par un sursaut de vigueur de la part de la radio :

… déploiement de la brigade… toute la ville… décision instantanée du gouvernement…

Mathel s’était tétanisée, penchée au-dessus de son bureau. L’Incube eut un gémissement de terreur.

— Non… tout va bien, Nicholas, laisse-moi juste finir ça.

Selena lâcha la poignée comme si cette dernière lui avait cuit les doigts.

Nicholas ? Nicholas, et puis c’était ça : la brigade était relancée à plein régime, cette fois. Avec tous les Chasseurs qui couraient les rues, avec l’Armée qui serait constamment sur leur dos pour ne pas avoir rempli les conditions. Serait-ce jusqu’à vouloir les descendre en représailles ?

Tout le monde s’en allait. C’était bien la fin alors, comme dans le mot commençant par un f et se terminant par un i. Selena fit demi-tour et courut jusqu’à son bureau.


Texte publié par Jamreo, 9 janvier 2019 à 14h55
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