Wyatt avait dû laisser tomber Sanne. Au moment le plus inopportun, un léger fourmillement s’était déclenché dans son bras. Lui promettant de revenir très vite, la suppliant presque de l’attendre, il s’était enfui de chez elle comme un voleur pour pouvoir répondre. Il se trouvait en bas de sa rue, à l’embouchure d’une ruelle où il n’y avait pas un chat. Ici, il put donner un écho au frisson qui lui mangeait maintenant le bras jusqu’au coude.
— Quoi ?
— Ici Daredevil, retentit la voix dans sa tête. Il y a un gros problème. La moitié de la fourmilière dispersée dans les terriers.
Wyatt marqua un temps d’arrêt. Les terriers désignaient les parties sensibles de la ville, celles qui représentaient le pouvoir, les cibles de choix.
— Comment ça ? se méfia-t-il. Ce soir ?
— Affirmatif.
Wyatt ne comprenait plus rien. N’étaient-ils pas censés attendre l’arrivée de la Gouverneure pour lancer l’offensive ? À quoi cela rimait-il ? Il n’avait jamais été mis au courant d’une manœuvre de ce genre prévue pour ce soir-là. Le groupe se devait de rester soudé, sinon ça ne marcherait pas.
— Ce n’est pas tout, reprit Daredevil. Le serpent a frappé.
Toutes ces phrases débitées en code étaient d’un ridicule consommé, pourtant le jeune homme n’avait pas du tout envie de rire.
— Tu veux dire…
— Il a frappé fort. Très fort.
— Des pertes ?
— Beaucoup. Plus qu’on ne pouvait se permettre.
Donc, plusieurs membres étaient morts.
— Bon sang, se contenta-t-il de dire.
— Je ne vous le fais pas dire. Pour le moment, surtout ne faites rien. Attendez les ordres.
Le frémissement s’en fut. Le Chasseur était proprement sonné. Tous ces nouveaux éléments qui tombaient, les uns après les autres… des catastrophes dont il ne parvenait pas à saisir l’ampleur, pas encore.
Donc, un bon paquet de gens avait investi des endroits clé de la ville… et s’était fait coincer. Le gouvernement avait peut-être fait des prisonniers. Les mains moites, Wyatt s’imaginait déjà un escadron de la brigade de bioéthique venir toquer à sa porte un beau matin. La torture déliait bien des langues, et il savait qu’il y avait dans les rangs du groupe des éléments fragiles. Des gamins.
Cette manœuvre n’avait aucun sens. Pourquoi diviser les rangs et leur faire prendre des risques inconsidérés juste avant l’arrivée de la Gouverneure ? Ça ne faisait que les affaiblir. Wyatt n’avait pas encore tout à fait conscience de cette réalité. Elle allait faire son chemin, tranquillement, jusqu’à lui péter à la gueule.
Ce n’était pas la mort de tous ces gens en soi qui l’atteignait. C’était triste pour eux, mais il n’avait jamais rencontré la plupart de ses collègues. C’était plus simple ainsi. En fait, il n’en connaissait que deux. Pour ce qui était des autres, il avait leur pseudonyme et leur avait deux ou trois fois parlé par système de puce, sans voir leur visage.
Ce qui l’atteignait, c’était l’effondrement de plusieurs années de travail. Comment avaient-ils pu se faire prendre aussi facilement ? On préconisait la prudence et la discrétion, justement pour éviter ce genre de boucherie.
Mais s’il existait dans le gouvernement et chez les politiques des alliés à la cause, infiltrés dans le beau monde pour mieux faire passer des informations importantes au réseau souterrain, l’inverse pouvait se révéler vrai. Des traîtres. Des taupes. Des gens suffisamment haut-placés pour connaître les détails de la situation et donner des ordres, modifier les plans d’action en fonction. Si de telles personnes existaient, elles avaient pu faire en sorte d’attirer leurs faux amis dans un piège.
Wyatt avait la gorge nouée. Voilà, la catastrophe le heurtait de plein fouet. Il avait par-dessus tout l’impression d’être en sursis, et totalement impuissant. En proie au tournis comme s’il s’était copieusement soûlé, il dut s’adosser à un mur pour ne pas tomber.
Il resta quelques minutes ainsi, sans bouger. Puis, dans un accès de rage, il dégagea violemment son avant-bras de sa manche et y exerça deux petites pressions.
Personne au bout du fil. Wyatt pinça les lèvres. Il se rendait compte de la dangerosité de ce qu’il venait de faire, et le fait que son frère n’ait pas répondu aurait dû le pousser à abandonner.
Il laissa tout de même passer trente secondes et réessaya.
— Oui.
— Bon sang, t’es en vie. J’ai eu peur !
Il s’autorisa un instant de soulagement.
— T’es au courant ? reprit-il.
— Dardevil vient de m’appeler. Si c’est vrai, c’est…
— Écoute. Daredevil fait bien son job, il est carré. On peut pas lui enlever ça. Il dit qu’on est foutus.
— Mais…
— Écoute… je vais me casser.
— Partir ? Mais pour aller où ? Et qu’est-ce que tu ferais tout seul ?
Wyatt se retint de balancer une insulte.
— Parce que je serai seul ? grinça-t-il. Tu comptes rester et te prendre une rouste, c’est ça ? Partez avec moi.
Il y eut un instant de silence – enfin, il entendait son frère parler avec son père, quelque part dans le cabinet ; suffisamment loin pour que les voix lui parviennent sous forme de murmure qu’il saisissait sans mal.
— Bon, très bien. Rejoins-nous et on passera où tu sais pour…
— Non, coupa Wyatt. Partez devant.
— Mais… tu viens de dire que…
— Oui mais j’ai… des trucs à régler.
Il s’était décidé. De deux doigts, il se pinçait agressivement l’arête du nez, comme espérant encore se persuader par la douleur à changer d’avis.
— Désolé, capitula-t-il.
— Attends, tu ne peux pas nous laisser comme ça, sans garantie de…
— Désolé, pas le temps. Je vous rejoins très vite.
Il rompit le contact.
Cependant, il hésita un moment avant de sonner chez Sanne.
:::
Duke était parti depuis une demi-heure.
Physiquement, Sanne pensait reprendre du poil de la bête. Son appartement lui faisait du bien. Elle s’était débarrassée de ses vêtements usés et sales et avait opté pour un bas de jogging confortable et un pull bouffant aux manches retroussées. Puis elle était allée repêcher l’histoire de Boston sous ses vêtements sales. Tous les moyens étaient bons pour se sortir Duke de l’esprit, et le vieux thème de l’Amnésie et de la recherche de son passé était revenu la ronger.
Elle sentait un peu le bouc et songea vaguement à ses tubes de savon et de shampooing presque vides, et aussi que Duke avait dû en être incommodé. Tant pis. Elle n’avait pas l’énergie de prendre une douche. Sa lumière de chevet allumé, elle avait étalé le livre par terre et s’était étalée avec lui pour s’égarer dans les paragraphes anonymes, dans les dédales d’une ville aux mille secrets que, pour certains, elle ne faisait que ressasser.
Elle avait repensé aux vingt-quatre heures improbables qu’elle venait de passer. Il s’était déroulé suffisamment de choses pour occuper une semaine, voire un mois. Concentrées en un jour étourdissant. Tout avait commencé avec cette visite au docteur Fitz, puis son malaise inattendu. Elle croyait en être remise, du moins pour le moment ; les symptômes résorbés, la fatigue atténuée même si la nuit n’avait pas du tout été reposante. Après tout elle s’était fait tabasser, brinquebaler jusqu’à Mattapan puis balancer dans la neige. Et puis Duke, au milieu de tout ça, lui disait qu’il l’aimait, l’entourait de ses bras avant de prendre une tête d’épouvantail et de s’enfuir précipitamment.
Décidément, il choisissait toujours son moment avec soin.
La sonnerie la fit sursauter. Si c’était Duke, elle avait bien envie de le laisser passer la nuit sur son palier.
Deuxième sonnerie. La Chasseuse poussa un soupir.
Deux minutes plus tard, elle était descendue ouvrir à un Duke hagard.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Pas le temps de tout expliquer, chuchota-t-il. Sanne, est-ce que tu me fais confiance ?
— Euh… je…
— Tu me fais confiance, oui ou non ?
Elle demeura interdite. Que voulait-il dire par là ?
— Je suppose, concéda-t-elle.
— Alors je vais t’aider à savoir ce que tu veux savoir. Ce soir, je veux dire.
— Attends, tu te fous de moi là ?
— J’en ai l’air ? siffla-t-il.
Son ton plus que sérieux l’effraya un peu. Non, il n’avait pas l’air de rire ; elle avait si souvent vu le Duke facétieux qu’elle en connaissait presque la moindre parcelle. Ce soir, c’était bien différent.
— Tu es fou. Tu veux finir comme Trini, peut-être ? Comme Alec ? C’est très récent mais il faut peut-être que je te rappelle ce qui leur est arrivé ?
Duke secoua la tête. Bien sûr qu’il devait s’en rappeler, ce genre de choses ne s’oubliait pas. Alors, qu’est-ce qui lui prenait de vouloir se jeter dans la gueule du loup précisément maintenant ?
— Écoute, embraya-t-il pour la convaincre. Tu veux savoir, non ? Tu as peur de Memoria, c’est ça ?
— Oui, j’en ai peur. Et tu ferais bien de suivre mon exemple, tiens !
Il marqua un temps d’arrêt, puis ploya subitement les épaules. Sanne crut le voir tomber en avant, puis elle comprit : il était en train de rire. Les sursauts le parcouraient sans bruit et des inspirations saccadées lui échappaient. Sanne n’aimait pas ce rire. Il avait un côté sinistre.
Puis il s’était redressé.
— Fais ce que tu veux, je peux pas te forcer. Mais moi je me casse.
— Comment ça, tu te casses ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il ne répondit pas, tourna les talons et, lentement, s’enfonça dans la nuit balayée par les réverbères. Il avait mis les mains dans les poches de sa combinaison et dressé la tête vers le ciel.
— Duke, appela-t-elle sans quitter le perron.
Mais c’était un appel faible, et il ne se retourna pas.
:::
Sanne était remontée chercher son manteau.
Tout en marchant, Duke avait balancé dans le caniveau grappin, filin, et le reste. Valeur quasi-symbolique, mais geste stupide. Il n’avait gardé que son com. Sanne avait contemplé les objets abandonnés, incapable, l’espace d’un instant, d’en détacher les yeux ; jusqu’à ce que son coéquipier ne l’entraîne à sa suite.
C’était peut-être du suicide de le suivre sans garantie de résultat. D’accord, il s’était confié à elle comme jamais, et elle prenait cela comme un gage de confiance et d’honnêteté.
À présent, Sanne ne réalisait pas encore ce qu’elle était en train de faire. Il fallait qu’elle soit devenue folle. Le coup qu’elle avait reçu à la tête avait dû lui détraquer le cerveau. Cette idée lui inspira un ricanement bête. Duke n’y réagit pas, marchant à grands pas vers une destination inconnue.
— On va où ? voulut savoir Sanne, tourmentée qu’il n’ait pas songé à lui faire part de l’information.
— D’abord, chez Don.
— Quoi ? Tu rigoles, j’espère ?
— Pas du tout.
Sanne, de force, s’était arrêtée. Elle envisagea la possibilité qu’il veuille l’attirer dans un piège ; tout absurde que cela paraisse, l’idée méritait réflexion. Sa décision de partir avec lui à la recherche de son passé perdu, sur lequel elle n’avait pu mettre la main toutes ces années durant malgré ses efforts, malgré la sueur, les larmes et le sang sacrifiés à cette cause, avait somme toute un côté futile.
— Tu es malade. Si tu penses que je vais te suivre chez ce type…
— Mais je te jure, Sanne, des fois… si c’est la peur de te faire pincer qui te gêne, il sera pas chez lui puisqu’il bosse.
Certes. Était-ce une raison pour aller farfouiller chez lui ? Pour trouver quoi, d’ailleurs ? Duke dut saisir les interrogations muettes de la jeune femme car il modula ce son proche du soupir, qu’aucune oreille normalement constituée ne pouvait percevoir :
— Don a… un truc dont j’ai besoin. En temps normal, je lui aurais demandé poliment de me le donner, mais là c’est une urgence. Tu comprends ?
— Toujours pas, répondit-elle sur le même ton.
— C’est compliqué à expliquer. Je te raconterai tout, mais pour le moment on a pas le temps. D’accord ?
Elle fit un signe négatif de la tête. Le Chasseur – enfin, le Chasseur destitué – pressa son pouce et son index sur son front.
— Bon, ça suffit, décréta-t-elle en lui lâchant la main. Il va me falloir un peu plus que ça, maintenant. Je ne vais pas te suivre aveuglément comme ça.
Elle vit ses narines se dilater, entendit distinctement son souffle exaspéré. Mais elle n’en démordrait pas. Duke tendit les bras vers elle comme s’il voulait la saisir par les épaules, mais se ravisa.
— Au moins un membre de ta famille bossait dans l’Armée américaine, lâcha-t-il. Et selon toute probabilité, ils ont tous été exécutés. Sauf toi.
Sanne pencha la tête sur le côté, le regard maintenant vissé au trottoir éclaboussé par le lampadaire le plus proche.
Elle ne parvenait pas à ressentir l’effroi que ces phrases auraient dû provoquer. La révélation était si inattendue que, dans la surprise, la violence-même de ce que Duke avançait la laissait de marbre. Comment aurait-elle pu y croire ? Psychologiquement, elle n’était pas préparée. L’effet était exactement le même que s’il venait de lui raconter une très mauvaise blague, mal construite, invraisemblable de surcroît.
— Si tu dis ça pour m’entuber… avertit-elle.
Il haussa les épaules.
— Si tu restes ici, tu le sauras jamais. Parce que si tu viens pas avec moi, je reviendrai pas te chercher.
— Tu es d’une cruauté, quand tu t’y mets. Tu le sais, ça ?
— Oh, non. Pas cruel. Brutal, peut-être.
Il avait raison, bien sûr.
— Je t’ai dit la vérité. J’espérais seulement te convaincre…
— C’est bon, abandonna-t-elle dans un soupir triste. Je te crois.
— Et… ça va ?
Elle ne discernait plus son expression. Il s’était reculé en dehors du champ orangé du lampadaire, mais ses yeux brillaient et la suivaient attentivement.
— Je ne sais pas avoua-t-elle.
Elle avait froid malgré son manteau et les mots de Duke s’insinuaient peu à peu en elle. Ce moment resterait gravé dans sa chair et son esprit.
— D’accord.
— D’accord ?
— Je vais venir avec toi, décida-t-elle. Et pas la peine de faire ta tête de vainqueur, ou je fais demi-tour.
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