Elle avait pris par Cambridge Street. Les façades de maisons en briques, élégantes mais d'une beauté fanée pour certaines, tapissaient maintenant chaque côté de la route. Des herbes folles colonisaient les murs et donnaient un air noble à l’ensemble. Elle se sentait décalée ici ; tout lui rappelait que son bas de jogging était de qualité médiocre, que ses cheveux étaient mal peignés, sa peau sèche en manque de pommade hydratante, bref, tout lui rappelait qu’elle ne faisait pas partie des privilégiés. Pas tant que ça. Si son quartier avait été raisonnablement épargné par la déchéance, elle avait toujours évité les quartiers de Beacon Hill, réputés pour être les plus riches, prestigieux et snobs de la ville. Ici, on ne plaisantait pas avec le luxe. C’était un mode de vie. Heureusement, il était encore tôt et visiblement les gens du coin pratiquaient la grasse matinée.
Sanne resserra son écharpe tricotée autour de sa capuche. Le froid du matin rampait contre ses jambes, à l’assaut de tout son corps. Le vent s’agrémentait du murmure lointain et caverneux de la ville, un marasme sonore effacé, en arrière-plan, dont elle aurait pu décortiquer le moindre élément si elle y avait mis de l’application. Etre Chasseuse signifiait porter le poids du bruit le plus infime, constamment. De quoi devenir cinglée. Heureusement, les véhicules étaient rares et Sanne n’eut à grincer des dents que trois fois : au passage d’abord d’une limousine, puis d’une moto pétaradante, et enfin d’un fiacre tiré par un cheval. Elle avait également croisé un vieil homme en redingote armé d’une canne à pommeau, son crâne chauve surmonté d’un chapeau haut de forme. Dieu que ces gens étaient excentriques… à en croire ces deux atypiques rencontres, elle ne verrait effectivement pas beaucoup d’autres voitures par ici. Le temps semblait avoir eu un effet troublant : le quartier avait effectué un bond en arrière, tout en empruntant des éléments issus d’un futur étrange, plus ou moins proche et imaginaire.
A mesure qu’elle avançait, le style victorien des bâtisses se faisait d’ailleurs de plus en plus ostentatoire, nettoyé, donnant l’illusion du flambant neuf. Des arbres construisaient une coupole de verdure d'un toit à l'autre. La Chasseuse bifurqua sur Garden Street et surveilla du coin de l’œil les numéros qu’elle dépassait.
Le 13. C’était ici.
Elle s’était attendue à quelque chose de plus… impressionnant. Dans quel genre ? Sanne se rendait maintenant compte de sa stupidité : inconsciemment, elle avait imaginé un immeuble misérablement sale, susceptible d’abriter gangs et hors-la-loi, comme elle en voyait tant lors de ses nuits de boulot. Mais non, bien sûr. On était ici dans le cœur économique de Boston.
Fronçant un nez frigorifié et enrhumé, elle s'engagea sur les marches menant à la porte.
La porte était vitrée, mais le verre fumé. Elle ne put donc rien voir de l’intérieur avant d’avoir poussé le panneau, avec une appréhension certaine, mais une détermination qui secondait tous ses mouvements. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir, au rez-de-chaussée, une sorte d’échoppe. Des étagères chargées de bocaux, de bouteilles et de flacons, d’autres où s’entassaient des cartons étaient alignées contre le mur. Un épais tapis bordeaux recouvrait le sol et étouffait le bruit des pas, ou plutôt, le transformait en une douce plainte. Les rares portions de mur laissées libres par les étagères montraient une surface de miroir. Au plafond, un ventilateur à l’arrêt. Quelque part, un tourne-disque crachotait un air de jazz nasillard sorti tout droit des années 1950.
Au fond de la salle, un comptoir. Derrière le comptoir, les manches de sa chemises retroussées au-dessus des coudes, une moustache démodée au-dessus de la lèvre, les cheveux enduits d’un gel suspicieusement proche de la brillantine, un homme.
Sanne crut d’abord qu’elle s’était trompée de porte. Puis l’idée que Duke s’était fichu de sa poire fit son petit bonhomme de chemin, et elle eut envie de rire. Faire tout ce trajet pour des prunes ? C’était quoi, cet endroit ? Ca ne ressemblait à rien.
Elle avait laissé échapper un ricanement, et l’homme du comptoir leva la tête et lui lança un regard perçant. Sanne eut l’impression qu’on lui fichait une flèche dans le front. Elle se racla la gorge.
— Oui ?
— Je…
Il la scrutait, le front plissé, comme s’il réfléchissait intensément.
— Désolée, je me suis sans doute trompée.
Sanne fit mine de faire demi-tour, mais avant qu’elle n’ait pu atteindre la porte :
— Approchez- s’il-vous-plaît.
Elle demeura indécise. L’autre traversa la pièce en quelques enjambées et se planta devant elle. Sous des sourcils noirs et fins, ses yeux étaient verts. Il croisa les bras. Son visage n’exprimait aucune animosité, pas de moquerie non plus, seulement une attente.
— En quoi puis-je vous être utile ? insista-t-il malgré le mutisme de son interlocutrice.
— Je viens de la part de Duke.
C’était ce que Duke lui avait conseillé de dire. Sanne doutait que le nom ait un quelconque effet sur l’inconnu – sauf si, bien sûr, l’inconnu se trouvait être Fitz lui-même.
Pourtant, quelque chose se produisit ; c’était un changement infime qui, à peine tombé telle une ombre de souci sur son expression, disparut sans laisser de traces. Mais la Chasseuse l’avait saisi, avant qu’il ne meure.
— Et que vous a-t-il dit, ce Duke ?
Agacée, Sanne chercha dans la poche de son blouson l’adresse et le nom du docteur griffonnés sur le papier. La voyant faire, l’homme décroisa les bras, lui signifia d’arrêter, jetant des coups d’œil prudents autour de lui. Que redoutait-il ? Sanne prit conscience qu’il y avait, derrière une rangée d’étagères sur la gauche, un autre espace. L’homme craignait sans doute qu’il n’y ait du monde là-bas pour les épier.
— Il n’y a personne, tranquillisez-vous lâcha-t-elle avant de pouvoir se retenir.
S’il s’était trouvé quelqu’un si proche, elle l’aurait instantanément su. Les bruits ne mentaient pas, même les plus menus. L’homme la détailla sombrement, le pouce posé sur sa lèvre inférieure en une posture enfantine.
— Bon, vous pouvez faire quelque chose pour moi, oui ou non ? s’impatienta la Chasseuse.
L’autre sembla se décider. Il lui fit signe de le suivre.
— Je vous en prie.
Il la mena sur la droite à une autre porte, qui s’ouvrait sur un vestibule. Sanne et son étrange guide s'engagèrent dans l’escalier.
Les murs étaient lambrissés, chaque marche engloutie sous un tapis plus très frais. Ses pieds s'y enfonçaient comme dans une marée de sable. Les luminaires n'étaient guère plus que de minuscules points fichés au plafond et dispensaient une lumière quasi-indécelable, tout juste ce qu'il fallait pour ne pas se retrouver plongé dans le noir. A peine suffisant pour discerner une marche de la suivante. L'air sentait le sucre, le thé, le tabac. Il y avait même une odeur typiquement pharmaceutique. Ca ne lui plaisait pas.
Pendant l’ascension, elle réfléchissait à ce docteur Fitz. Un nom aux accents irlandais.
Elle l'imaginait maigre et sec, vieux, et voyait déjà devant elle une barbe poivre et sel taillée en pointe et des lunettes en demi-lune. Fitz, un nom dur, un mot ambré qui l'incitait à la prudence plus qu'à la confiance. Elle avait ainsi décidé de coller à cet énigmatique docteur une figure tout aussi pointue que son nom.
Fitz quoi, d'ailleurs ? Fitz tout seul, c'était tout de même grotesque.
La sensation du tapis s'était perdue sous ses semelles. Ils étaient arrivés à l'étage supérieur. Cela ne ressemblait en rien à un cabinet médical Elle s'avança entre les murs nus du couloir avec la vague impression d'évoluer sur le chemin de promenade d'une prison. Il faisait sombre. Des portes se découpaient autour d'elle, ornées pour la plupart d'une plaque de cuivre ne portant pas de nom. Elle comprit, même sans essayer les poignées, qu'elles étaient fermées à double-tour.
Il ne restait plus qu'une porte au fond du couloir. L’homme l’attendait là-bas. Elle franchit les quelques pas qui les séparaient, égrenant les secondes dans son esprit. Ce mécanisme simple la rassurait, et elle en avait besoin : le bruit de son cœur, lancé contre ses côtes, n’avait eu de cesse de forcir lors de leur ascension, jusqu’à devenir assourdissant, battant dans le flux et le reflux incessant du sang qui fourmillait dans ses veines. Sanne était pourtant habituée aux situations stressantes, mais là… c’était différent. Elle ne s’était pas bien rendu compte de la portée qu’une erreur de sa part pourrait avoir sur sa vie ; et si Duke lui avait refilé l’adresse d’un type trop étroitement recherché par les autorités ? Et si l’entrevue tournait mal ? Car elle ne se faisait pas d’illusions : le docteur Fitz vivait et exerçait sans doute dans l’illégalité. Dès que les Chasseurs essayaient un tant soit peu de sortir de leur merde quotidienne, ils mettaient un pied voire les deux au revers de la loi, dans l’interdit. C’était comme ça.
Sanne s’arma de courage. La perspective de malaises de plus en plus violents et, à terme, de la mort, l’effrayait plus que les possibles ennuis soulevés par une rencontre avec Fitz.
— Vous allez bien ? s’enquit son guide du bout des lèvres, avec une pointe d’agacement.
La jeune femme acquiesça, et il poussa la porte avant de s’écarter pour la laisser entrer.
Logiquement, elle s’était attendu à ce qu’il ne la suive pas à l’intérieur ; pourtant il se glissa à sa suite, souple comme un chat, et referma précautionneusement le panneau.
Les fenêtres étaient drapées de lourds rideaux, d'une couleur violet très sombre, brodés de fleurs et d'autres motifs au fil doré. Ce fut la première chose qu'elle remarqua. Aucune lumière n'était tolérée.
Pas de lumière naturelle. A la place, une lampe au corps rebondi était posée sur une table basse et son abat-jour en accordéon dessinait un halo peu reluisant. Couleur vomi.
— Qu’est-ce que c’est ?
Un gros homme d’une cinquantaine d’années en gilet tricoté et pantalon de flanelle se détacha de l’ombre près d’un rideau. Des lunettes rondes pendaient sur sa poitrine au bout de leur fil. C’était ça, le docteur Fitz ? Un bonhomme à l’air débonnaire et tranquille. Cela ne l’empêcha pas de lancer un regard acéré à la nouvelle venue, ainsi qu’à l’homme qui l’avait accompagnée et se tenait en retrait, sourcils joints au-dessus de ses yeux baissés, contre la porte. Comme Sanne ne parlait pas, trop surprise par l’apparence du docteur peut-être, ce dernier se tourna vers l’autre :
— Roy ?
Ainsi, le moustachu brillantiné s’appelait Roy. Il s’éclaircit la gorge et croisa les bras, presque mécontent, avant de répondre.
— Madame est envoyée par Duke. Je ne sais pas qui elle est.
— Oui, renchérit Sanne en dégainant à nouveau le papier que son collègue lui avait remis. Il m’a dit de venir vous voir. Il m’a dit que vous pourriez m’aider et… et…
Et quoi ? Lui sauver la vie ? Changer radicalement son quotidien pourri ? Le visage poivre et sel – sur ce point au moins, elle ne s’était pas trompée - de Fitz s’éclaira d’un mince sourire, pas désagréable mais pas tout à fait chaleureux non plus ; il était méfiant et cela se sentait. La situation n’avancerait pas si Sanne ne prenait pas la décision certes difficile de vider son sac. Difficile car elle avait au moins autant de raisons que ce gros docteur de se montrer méfiante : piège, canular, blague de très mauvais goût… après tout, elle ne connaissait pas bien Duke. Venant de lui, cet étranger qu’elle côtoyait pourtant de près, tout était possible. Ce n’était pas parce que, la veille, son instinct lui avait soufflé de suivre ses conseils, qu’elle était à l’abri d’une monumentale erreur.
Non. Mais Duke avait lâché une bombe avec laquelle elle se sentait incapable de vivre jour après jour. Sanne était en mauvais état et risquait de croiser le chemin d’une mort prématurée, même pour une Chasseuse comme elle. Encore une fois, elle ne savait si elle devait le croire sur parole, ou s’il avait dit cela dans le but de l’amener à faire ce qu’il voulait. Mais, au fond d’elle-même, dans son sang et ses muscles mêmes, Sanne était convaincue que son corps et son esprit ne tournaient pas rond. C’était un genre de certitude qu’on acquérait dans la souffrance et les malaises répétés, et qu’on n’ébranlait plus. Elle se jeta à l’eau pour son propre salut. S’il y avait une minuscule chance d’améliorer sa qualité de vie, c’était le moment de la saisir.
Et tant pis si elle s’était plantée.
— Ecoutez, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Je suis une Chasseuse, je travaille pour Memoria. Si vous connaissez Duke, vous savez sans doute de quoi je parle. Je me trompe ? ajouta-t-elle après un instant.
Le silence de Fitz et Roy lui donna la réponse qu’elle attendait : ils étaient au courant.
— Je suis sa coéquipière, persévéra-t-elle. Duke a laissé entendre qu’il y avait un problème avec ma Transformation. Je vais peut-être mourir, mais j’aimerais autant que cela n’arrive pas. Pas tout de suite. C’est… c’est pour ça que je suis venue vous voir. Il a dit que vous pourriez m’aider.
Sanne se tut. Sa voix s’était faite fluette et mal assurée, trahissant son émotion et sa faiblesse ; et puis elle avait conscience de se répéter et ne voulait pas s’enfoncer dans une plaidoirie qu’elle estimait injustifiée. Elle s’était crue obligée de se défendre, l’espace d’un instant, et c’était absurde. Absurde et pourtant… Sanne fit entendre un soupir :
— Vous devez me croire. Je n’ai aucun autre espoir de…
Elle ne finit pas sa phrase. Sur la toile informe et grumeleuse des bruits minuscules et tenaces de l’univers, constants, nés les uns des autres dans un cycle d’éternel et épuisant recommencement, saupoudrés sur l’air telle une pluie de grésillements et de dissonances, le son effacé mais distinct d’une respiration s’était détaché et accentué derrière elle, accompagné d’un frottement d’air et du glissement de semelles sur le plancher. Roy s’était rapproché ; la jeune femme ne tarda pas à sentir le poids de sa main sur son épaule. A travers la peau et la chair de cet homme qu’elle ne connaissait pas, la circulation de son sang, les battements de son cœur, les contractions somnolentes de ses organes et l’activité électrique de son corps lui furent offertes et résonnèrent en elle. Cadeau non désiré et sans doute involontaire, ouverture sur une intimité impressionnante, dont Sanne ne se formalisait même plus. En tant que Chasseuse, elle avait ainsi percé les secrets de bien des êtres qui ne représentaient rien pour elle, lorsque ces derniers entraient en contact un peu plus longtemps qu’il n’aurait fallu, plus d’une demi-seconde. Au début, cela la perturbait énormément. Puis, comme la chose devenait de plus en plus fréquente et qu’il n’y avait pas moyen de s’y soustraire, toute corrosive fût-elle, Sanne n’accordait plus d’importance à la gêne créée par cette promiscuité innocente.
D’ordinaire. Et Roy était comme les autres : inconscient. Il n’avait pas fait exprès. Seulement, pour une raison inconnue, ce contact-là plongea Sanne dans le désarroi, comme lors des premières fois. Honteuse, effrayée aussi par ce qu’elle entrevit de lui, elle se dégagea et lui lança une œillade perplexe. Fitz n’avait rien perdu de la scène. Il dévisagea Sanne et Roy tour à tour. Un nouveau sourire décora ses traits. Franc, celui-ci. Sans surprise. Quelque chose l’avait définitivement convaincu.
— Je vous crois. Sanne, c’est bien cela ? Venez. Venez à moi, n’ayez pas peur.
Méfiante à son tour mais déterminée, elle fit quelques pas vers lui. Il tendit une main pour la toucher. A la dernière minute cependant, il suspendit son début de geste et replia ses doigts. Il rentra le coude et adressa à la Chasseuse une moue d’excuse. Se rendait-il compte, lui, de ce que représentait le moindre contact physique pour une fille trafiquée comme elle l’avait été ? Elle aurait voulu lui dire de ne pas se soucier de tout ça, mais l’expérience du toucher de Roy l’en empêcha. Et si Fitz provoquait chez elle la même réaction ?
— Oui, je vous crois. Je ne garantis rien, dit le vieil homme d’une voix fatiguée, mais Duke ne vous a pas menti. Je peux essayer de vous venir en aide, et vous promets de faire ce qui est en mon pouvoir pour vous.
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